L’hôpital

Mediapart : A l’hôpital, les listes d’attente s’allongent

Mai 2021, par infosecusanté

Mediapart : A l’hôpital, les listes d’attente s’allongent

10 mai 2021

Par Caroline Coq-Chodorge

La troisième vague de Covid a passé son pic. Mais par sa longueur, elle a contraint à des déprogrammations en nombre pour les autres malades. Les listes d’attente s’allongent pour de nombreux patients, jugés non prioritaires.

Le confinement a une fois encore fait la preuve de son efficacité : l’épidémie de Covid reflue enfin, nettement. Le pic de la troisième vague a été atteint le 26 avril, avec 6 000 malades du Covid en soins critiques. Désormais, ils sont moins de 5 000 malades à avoir les poumons si abîmés par le virus qu’ils nécessitent des soins de suppléance vitale respiratoire.

La troisième vague a largement dépassé la deuxième, mais reste un peu moins forte que la première qui avait conduit au printemps 2020, dans un délai très rapide, 7 000 malades en réanimation. Mais cette troisième vague est aussi plus longue : elle s’est formée fin janvier, alors qu’il y avait encore beaucoup de malades du Covid hospitalisés. Et ses effets vont durer dans le temps.

« Les établissements de santé vont connaître une situation de tension pendant quelques semaines, dans la mesure où les services de soins critiques sont remplis de malades Covid et non-Covid, explique Didier Jaffre, directeur de l’offre de soins de l’agence régionale de santé d’Île-de-France. Depuis un an, toutes les organisations ont été bouleversées. Pour les équipes, il y a une forme d’épuisement, une envie de passer à autre chose. »

Pour ouvrir des lits de réanimation en nombre, les hôpitaux doivent en fermer d’autres, et déprogrammer de nombreuses opérations. Selon la Fédération hospitalière de France, qui représente les hôpitaux publics, il y a eu 900 000 opérations chirurgicales en moins en France en 2020, soit une chute de 15 % par rapport à l’activité habituelle. Cette baisse, très forte pendant la première vague, a duré le reste de l’année. Le public a bien plus déprogrammé que le privé.

De récentes études sur les conséquences des déprogrammations lors de la première vague ont paru. L’institut Gustave-Roussy à Villejuif (Val-de-Marne), l’un des centres de lutte contre le cancer, a estimé entre 2 et 5 % la hausse de la mortalité par cancer en raison des retards de diagnostic pendant la première vague.

Des études internationales ont aussi montré « un excès de mortalité […] pour les patients souffrant de maladies coronariennes, mais aussi pour les patients atteints de cancer dont le traitement a été retardé », rapporte le Comité consultatif national d’éthique dans son avis 3 sur l’accès aux soins dans la situation de tension liée à l’épidémie de Covid.

« Depuis la deuxième vague, nous ne fixons plus d’objectifs de déprogrammation, explique Didier Jaffre, pour l’ARS Île-de-France. Mais nous demandons aux établissements d’armer des lits dédiés au Covid en soins critiques, selon des paliers : pendant cette troisième vague, nous avions fixé un palier à 2 200 lits de soins critiques pour malades Covid, mais celui-ci a été partiellement atteint puisque au pic nous avions un peu plus de 1 800 lits de soins critiques occupés par des malades Covid aussi bien dans le public que dans le privé. Pour les armer, il faut trouver du personnel dans des services qui s’apparentent à la réanimation, la plupart du temps dans les services de chirurgie (blocs opératoires et salles post-interventionnelles). Cela entraîne donc des déprogrammations d’opérations chirurgicales, mais également médicales. » Didier Jaffre estime le niveau des déprogrammations à moins de 40 % pendant cette troisième vague en Île-de-France.

L’expérience aidant, certaines activités ont pu être préservées : « Les centres de lutte contre le cancer, et la plupart des activités de cancérologie, ont été préservés, ainsi que l’insuffisance rénale chronique, la pédiatrie, les greffes et la chirurgie cardiaque », assure Didier Jaffre.

Mais les conséquences de cette troisième vague n’en paraissent pas moins sérieuses : « Pour garder le moral, on parle de reports d’opérations, pas d’annulations, raconte le professeur de réanimation à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Jean-Michel Constantin. Mais la réalité, c’est qu’un mois d’activité chirurgicale a été perdu, c’est monstrueux. Et ce n’est pas cet été que l’on pourra rattraper le retard, nous sommes trop fatigués. Il faudrait mettre les bouchées doubles à partir du mois de septembre. »

« Il y a un engorgement, pour toutes les spécialités qui ont besoin de la réanimation : les chirurgies cardiaques, digestives, vasculaires, traumatologiques, la neurochirurgie, confirme professeur Thierry Folliguet, chef du service de chirurgie cardiaque de l’hôpital Henri-Mondor à Créteil. Car certains malades qu’on opère doivent aller en réanimation, où la moitié des lits sont occupés par du Covid. 70 % des opérations sont annulées, on est un des hôpitaux de l’AP-HP le plus touché. »

Pourtant, l’hôpital a bénéficié de l’ouverture, au printemps dernier, d’un nouveau bâtiment regroupant les réanimations et les blocs opératoires. Seulement, « les infirmiers anesthésistes ou de bloc sont réquisitionnés pour travailler en réanimation ».

En raison du manque de personnel, la chirurgie cardiaque ne peut désormais faire fonctionner qu’avec « une seule salle d’opération sur deux, poursuit le professeur Folliguet. On continue à programmer des patients considérés comme “non urgents”, tout en les prévenant que l’opération pourra être reportée s’il n’y a pas de place. Dans ce cas, c’est un chirurgien qui les appelle pour les prévenir. Ils sont frustrés, mais ils comprennent ».

Les patients du service du professeur Folliguet ont souvent été victimes d’un infarctus, ils attendent des pontages coronariens. « Au lieu de les opérer dans les deux à trois semaines, on les opère dans le mois. On prend des risques, mais pour l’instant nous n’avons pas eu de décès avant une opération. Évidemment, si l’état d’un patient se dégrade, on l’opère en urgence. »

Le professeur Folliguet estime que, pendant cette troisième vague, « le nombre des opérations cardiaques a diminué de moitié. On ne pourra pas rattraper rapidement ce retard, on va devoir allonger les délais des opérations pendant plusieurs mois ».

« On aura six mois de retard, il y aura des pots cassés »

À l’hôpital Saint-Louis à Paris, sur douze salles d’opération, « six sont ouvertes », raconte le professeur Diane Goéré, chirurgien viscéral, spécialiste des cancers digestifs. Ses opérations sont cependant largement maintenues : « La cancérologie a été préservée à 90 % environ sur le site de Saint-Louis, explique-t-elle. Mais il y a toujours des incertitudes quand les patients doivent aller en soins intensifs après l’intervention. Des opérations sont parfois reportées, mais généralement dans les deux semaines. »

Pour parvenir à maintenir ces opérations alors que 90 % de la réanimation de l’hôpital est occupée par le Covid, l’hôpital a dû « ouvrir une réanimation post-opératoire “hors les murs”, éphémère, en salle de réveil : c’est une grande salle, où il y a beaucoup de lumière, de bruit. Mes patients ne se plaignent pas beaucoup, mais ce n’est pas très confortable », regrette le chirurgien.

Le professeur Goéré est membre de la cellule de « déprogrammations-reprogrammations » de l’AP-HP. Les opérations les plus affectées sont « les chirurgies plastiques et orthopédiques, avec un taux important de déprogrammations depuis un an. Il en est de même pour les actes d’endoscopie, avec des retards au diagnostic de cancer colorectal. La chirurgie pariétale est aussi très touchée : pour l’opération d’une hernie, il y a six mois d’attente. Dans tous ces cas, les patients ne perdent pas d’années de vie, mais certainement de la qualité de vie », reconnaît-elle.

À la sortie de la crise Covid, il faudra « évaluer les listes d’attente, par hôpitaux et par régions », estime le chirurgien général Karem Slim. La région Auvergne-Rhône-Alpes est elle aussi très touchée par les déprogrammations : au CHU de Clermont-Ferrand, où travaille le chirurgien, « l’activité chirurgicale a baissé de 75 % pendant cette troisième vague, une salle d’opération sur quatre est ouverte. Depuis fin mars, seuls les cancers et les urgences sont opérés. Même pour certains cancers, il arrive que l’on reporte les opérations en mettant en place des chimiothérapies d’attente, ce n’est pas optimal. Et on ne pourra pas reprendre une activité normale avant septembre. On aura six mois de retard, c’est énorme, il y aura des pots cassés ».

À ses yeux, le report des opérations jugées non urgentes peuvent avoir de sérieuses conséquences pour les patients : « Certains souffrent dans l’attente d’être opérés d’une hernie, d’une vésicule, d’hémorroïdes. C’est aussi une prise de risque : des calculs de la vésicule peuvent évoluer vers une infection, voire une pancréatite, une maladie très grave. Une hernie peut provoquer une occlusion intestinale. Toutes les chirurgies de l’obésité sont annulées depuis plusieurs mois. Seulement, ces patients obèses sont très à risque face au Covid, et certains prennent encore plus de poids, en raison du confinement. »

« Depuis un an, on a attaché une importance plus grande à la vie des malades qui ont le Covid, parce qu’ils sont arrivés par centaine, c’est problématique », ne peut que constater le docteur Sophie Crozier, membre du Comité consultatif national d’éthique.

Neurologue, spécialiste des urgences cérébro-vasculaires, elle explique : « Dans un contexte de pénurie de lits, nous devons régulièrement nous battre pour faire admettre en réanimation des malades victimes d’AVC sévères, souvent stigmatisés parce qu’ils en sortiront avec une importante perte d’autonomie, ou parce qu’ils sont jugés trop âgés. Ces décisions sont complexes car plusieurs études montrent que certains patients peuvent avoir une bonne qualité de vie, même avec la persistance d’un handicap important. Les questions posées en contexte de rationnement sont de savoir à qui bénéficierait le plus la ressource rare, ici un lit de réanimation. Ce tri, ou choix d’admission des patients, a toujours existé, mais dans un contexte de pénurie aggravée par le Covid, il a sans doute été plus important. D’un point de vue éthique il est essentiel d’interroger les critères qui conduisent à ces choix. »

Pour la neurologue, ce qu’il y a à améliorer de manière certaine, c’est « le dialogue démocratique. Au sein des établissements, ce sont toujours les mêmes qui prennent les décisions. Les usagers ont rarement leur mot à dire et l’approche éthique est insuffisamment présente dans nos hôpitaux. Elle devrait être plus valorisée, comme elle l’est à l’étranger ».

Marie Citrini est représentante des usagers à l’AP-HP. Elle explique avoir « interpellé le siège sur les déprogrammations, dès le début de la deuxième vague. On leur a même cassé les pieds. On a insisté pour que soient sanctuarisées les consultations et les opérations dans les territoires où l’offre de soins est moins importante, en particulier en Seine-Saint-Denis. Les hôpitaux parisiens sont sans doute plus touchés par les déprogrammations ».

Au détour de la conversation, Marie Citrini explique être elle aussi victime de la crise du Covid : « J’avais un rendez-vous en pneumologie en février 2020, il a été annulé, il n’a toujours pas été reprogrammé. Plusieurs médecins libéraux ont refusé de me voir, parce que je suis suivie à l’hôpital. Depuis un an et demi, je n’ai pas toujours pas vu de médecin pour mes problèmes respiratoires. »