La Sécurité sociale

Médiapart - A la CPAM de l’Ain, le fichage en guise de management

Septembre 2018, par Info santé sécu social

« Grognons », « révoltés », « passifs », « hésitants ». Depuis le début de la semaine, des salariés de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de l’Ain dénoncent le fichage d’une trentaine d’employés, classés par traits de caractère à l’occasion d’une formation. L’affaire lève un voile sur les méthodes de management dans les branches de la Sécurité sociale.

C’est un petit diagramme comme on en trouve des centaines dans les manuels de management. Il provoque depuis lundi 17 septembre la colère des employés de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de l’Ain qui l’ont découvert sur le serveur interne de l’organisme. Un document supprimé depuis par la direction, mais que Mediapart s’est procuré.

Le dessin classe les employés en deux grandes catégories : les « alliés » et les « opposants ». On y trouve les trente-deux prénoms des salariés du service Risques professionnels (chargé des accidents du travail), répartis dans des « bulles », chacune d’entre elles correspondant à un trait de caractère particulier, détaillé dans un document annexe. Les « passifs » sont ainsi décrits comme des gens qui « n’aiment pas beaucoup le changement mais ne font pas d’histoire ». Les « grognons » sont « des rouspéteurs, opposés au projet plus par principe que par conviction », tandis que les « engagés » sont « des bons soldats » qui peuvent toutefois « manquer de sens critique et dire oui à tout ».

La notice précise aussi l’attitude à adopter, notamment vis-à-vis des « personnalités difficiles ». « La meilleure stratégie est de les soumettre et de les éloigner des hésitants », propose le texte en parlant des « opposants ». Pour les « révoltés », la solution est encore plus radicale : « Il faut les isoler, ne pas négocier avec eux », est-il écrit.

Selon nos informations, la liste des prénoms des salariés a été complétée par les cadres du service, en préparation d’une journée de séminaire initialement prévue jeudi 20 septembre pour renforcer la cohésion d’équipe. Cette journée est organisée par « l’accompagnatrice managériale » de la CPAM de l’Ain, située à Bourg-en-Bresse. Ce poste d’accompagnatrice a été créé il y a quelques années pour soutenir et former les cadres de l’organisme.

Parmi le personnel, la méthode a profondément choqué. « Mettre des noms dans des cases, avec ces qualificatifs, c’est d’une violence », déplore Noémie Tosca, dans le service depuis sept ans. Elle fait partie des « passifs » du diagramme. « C’est révoltant, ça touche au plus profond de nous », s’indigne-t-elle. Et de rappeler que l’équipe n’avait jamais demandé à participer à ce séminaire. « Nous sommes assez soudés, avec une ambiance très saine. On n’avait pas besoin de “team building”. » Même incompréhension du côté de Martin (prénom d’emprunt), qui travaille depuis vingt ans à la CPAM. « On parle de soldats, d’alliés… on dirait un plan de bataille ! », s’étonne-t-il. « On nous juge sur un plan moral, c’est du management par le dénigrement, c’est inacceptable. »

Dès la découverte de ce document, les représentants du personnel ont dénoncé ce « fichage », en interpellant leur hiérarchie. « Cartographier les salariés de cette façon, c’est une attaque extrêmement forte contre leur intégrité », estime Lydie Moreau, secrétaire CGT de la CPAM de l’Ain. Jeudi 20 septembre, une centaine de salariés de la CPAM, sur les 410 que compte l’organisme, se sont rassemblés pendant leur temps de pause pour demander des explications.

Contactée, la directrice de la CPAM de l’Ain, Anne Laurens, n’a pas souhaité répondre à nos questions, nous renvoyant à un communiqué publié sur le sujet dans lequel elle dénonce les « qualificatifs personnels dégradants » utilisés par le document de travail. « Une telle démarche, totalement inacceptable, n’aurait jamais dû se produire », ajoute-t-elle. De l’avis du personnel, la direction a réagi immédiatement, en présentant ses excuses aux salariés, et en mettant en place une commission d’enquête interne en lien avec le CHSCT, ainsi qu’une cellule d’écoute psychologique.

Une telle pratique est-elle répandue dans les différentes branches de la Sécurité sociale ? À la Bourse du travail de Lyon, vendredi, la question a été longuement abordée pendant la réunion mensuelle des représentants CGT des caisses de la région Rhône-Alpes. « Est-ce que c’est juste une maladresse, comme on nous le répète, ou ces pratiques font-elles partie des consignes données par la direction nationale ? », s’interroge Murielle Pereyron, responsable de l’Union régionale de la CGT pour les organismes sociaux. « Ça inquiète tout le monde. On voit bien que les directeurs des différentes caisses de la région sont en train de vérifier s’ils n’ont pas des choses similaires chez eux », assure-t-elle. La CGT et la CFDT ont toutes deux indiqué avoir interpellé à ce sujet les directeurs des caisses nationales, et notamment Nicolas Revel, directeur de la CNAM, dont dépendent les CPAM.

En 2012 déjà, la presse s’était fait l’écho d’une affaire de fichage à la CPAM de Haute-Garonne. Une vingtaine de salariés avaient été suivis par leurs cadres à leur insu. Les fichiers décrivaient le comportement des employés, mentionnant que l’un avait « apporté une boîte de chocolat » sur son lieu de travail, ou qu’un autre avait « une attitude désintéressée » pendant une réunion. Mais rien n’indiquait une démarche institutionnelle.

Il en va autrement pour l’affaire de la CPAM de l’Ain. Ainsi, en 2016, l’Union des caisses nationales de sécurité sociale (UCANSS), a publié un guide proposant une liste d’outils destinés à « promouvoir une culture du changement » dans le réseau des caisses d’allocations familiales (CAF). Dans cette liste, « l’outil no6 » reprend exactement le même principe de grille associée à des traits de caractère qui a été utilisée à la CPAM de l’Ain. Le guide invitant à mettre à jour régulièrement cette « grille d’analyse de la position des acteurs ». Une fois publié, ce guide a pu servir de base à des formations organisées sur l’ensemble du territoire.

« Le management, c’est surtout l’arme des coupes budgétaires »
Confrontées à des réformes en série et à une certaine lourdeur administrative, les différentes entités de la Sécurité sociale aspirent en effet depuis quelques années à plus d’horizontalité. D’où la multiplication des innovations dans le domaine du management : installation d’un « manager du bonheur » (« Chief Happiness Officer ») à la CAF de Haute-Garonne ; « libération du travail » ambiance start-up à la CPAM des Yvelines dont le directeur Patrick Negaret est interviewé par des sites spécialisés entre deux créateurs d’entreprise ; lancement du « Lab RH » par l’UCANSS, travaillant notamment sur « les nouveaux modes d’évaluation des salariés »… Les exemples fourmillent. Sans compter une floraison de postes « d’accompagnateur au changement » ou de « coach managérial » dans des dizaines d’organismes.

Le discours managérial appliqué à la Sécurité sociale se diffuse notamment au travers de ses hauts cadres, souvent formés au sein de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S), sise à Saint-Étienne, ou par les managers ayant suivi des séminaires de l’Institut 4.10, l’organisme de formation des organismes de Sécurité sociale. Si elles peuvent être réalisées en interne, comme dans le cas de la CPAM de l’Ain, ces activités « d’accompagnement » sont aussi sous-traitées à des cabinets de conseils extérieurs aux organismes, comme le groupe lyonnais Semaphores, spécialisé notamment dans le conseil aux collectivités, qui a également travaillé sur le guide publié par l’UCANSS.

Une multiplication des coachs qui laisse perplexes les représentants de la CGT ce vendredi à Lyon. « On a subi de nombreuses restructurations, des externalisations, des suppressions de postes. Nous sommes malmenés. Selon moi, ces coachs sont là pour faire passer la pilule », lance une responsable syndicale recueillant l’assentiment général. Au centre des discussions du jour, la CPAM de l’Ain a ainsi perdu une centaine de postes entre 2012 et 2017, passant de 512 à 411 équivalents temps-plein (ETP), pour près de 500 000 assurés. Et l’hémorragie continue. « On vient d’apprendre qu’on allait passer de 180 ETP à 159 », glisse un représentant de la CAF de Savoie.

La baisse d’effectif va encore s’accentuer avec les nouvelles conventions d’objectifs et de gestion (COG) qui viennent d’être signées entre l’État et les différentes caisses. Pour la période 2018-2022, 3 600 ETP seront ainsi supprimés dans l’assurance-maladie et 2 100 dans les CAF. Selon la plupart des salariés, le recours à de nouvelles méthodes de management servirait donc surtout à compenser ces baisses d’effectifs. « Ça fait des années qu’on casse le collectif, qu’on a individualisé le fonctionnement quotidien, et aujourd’hui on nous explique qu’il faut sourire et s’engager dans un projet collectif ? », s’emporte un salarié de la CPAM de l’Ain, avant de conclure : « Le management, c’est surtout l’arme des coupes budgétaires. »