Assistance Publique des Hopitaux de Paris (AP-HP)

Médiapart - Après un nouveau suicide à l’AP-HP, des médecins dénoncent « la machine à broyer »

Février 2019, par Info santé sécu social

21 FÉVRIER 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Le 3 février, un chirurgien s’est suicidé en se jetant du 5e étage de l’hôpital Avicenne, à Bobigny. La direction explique ce suicide par « une maladie grave ». Scandalisés, des médecins témoignent de sa souffrance professionnelle, et de la leur, au fur et à mesure que s’accélère la restructuration de l’AP-HP.

« Le dimanche 3 février 2019, le professeur Christophe Barrat, mon ami, s’est rendu à son bureau à l’hôpital Avicenne de Bobigny, s’est habillé en chirurgien et s’est jeté du 5E étage. Qu’on ne me dise pas que ce suicide est en rapport avec une maladie ! » C’est ainsi que commence une lettre que nous a confiée Jean-Louis Germain, anesthésiste-réanimateur. Il l’a écrite après le suicide du chirurgien Christophe Barrat, qu’il connaissait depuis trente ans. « Quand on se jette du 5e étage, avec la blouse de l’AP-HP, on envoie un message. C’est tellement évident pour tous ceux qui ont travaillé avec lui. L’attitude de la direction est honteuse. Il faut dénoncer toutes les choses qu’on a subies, pour sa mémoire », dit la chirurgienne digestive Manuela Bossi. Elle a travaillé pendant quatre ans en tant que cheffe de clinique dans le service de Christophe Barrat. « Je suis scandalisée par l’attitude de la bureaucratie. C’est tellement facile de dire qu’il était malade », ajoute Carmen Molina, infirmière à la retraite. Elle a également travaillé avec Christophe Barrat et le connaissait depuis vingt-cinq ans.

Honte, scandale : les mêmes mots reviennent dans les propos des amis et des collègues du professeur Barrat pour dénoncer l’attitude de la direction de l’hôpital. Celle-ci a communiqué très vite, dès le lendemain du suicide, sur « la maladie grave » du chirurgien, qui éclairerait ce geste. Dans un second communiqué, la direction de l’hôpital affirme avoir communiqué « en plein accord avec la famille », et précise que « Christophe Barrat disposait de l’entière confiance et du plein soutien de la gouvernance du groupe hospitalier ». De « nouvelles responsabilités » devaient lui être confiées, et il aurait exprimé à ce propos sa « pleine satisfaction ». Point par point, les collègues et amis du professeur Barrat contredisent cette thèse. Ils décrivent un engrenage infernal et familier, dont les rouages tournent de plus en plus vite, au fur et à mesure que s’accélère la restructuration hospitalière de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

L’hôpital Avicenne est l’un des 39 hôpitaux de l’AP-HP, la plus grande institution hospitalière de France. C’est la seconde fois que cette institution connaît un suicide spectaculaire dans ses murs. En 2015, le cardiologue Jean-Louis Mégnien se jetait du 7e étage de l’hôpital européen Georges-Pompidou. Pour l’inspection générale du travail, le suicide de Jean-Louis Mégnien est un homicide involontaire : il serait l’aboutissement d’un harcèlement professionnel au sein de son service. La direction de l’hôpital a été mise en cause, le procureur de la République a été saisi (lire ici et là).

Il y a de nombreux autres points communs entre les suicides de Jean-Louis Mégnien et Christophe Barrat : ils ont tous les deux été les victimes de luttes médicales intestines. Pour Christophe Barrat, ces conflits sont apparus lors de la restructuration de l’hôpital Jean-Verdier, à Bondy. Le professeur y dirigeait le service de chirurgie viscérale. Il y a développé une activité renommée de chirurgie bariatrique, qui consiste à réduire la taille de l’estomac de personnes en obésité massive ou sévère.

« C’était un pôle d’excellence au niveau national », loue le chirurgien Gérard Champault, aujourd’hui en retraite, qui a formé Christophe Barrat et lui a transmis son service. « Nous étions une équipe solide, qui travaillait bien ensemble », se souvient un des chefs de clinique du service, le chirurgien Sergio Carandina. « Le professeur Barrat avait réussi à concilier une activité de pointe avec ses valeurs, explique la psychologue du service de 2013 à 2017, Céline Schwob. Son équipe était à taille humaine, les gens travaillaient depuis longtemps ensemble. Et même quand il y avait des conflits, la parole circulait. Et il y avait un réel intérêt des patients. »

Mais Jean-Verdier a été pris dans le vaste mouvement de restructurations de l’hôpital public. Les 39 hôpitaux de l’AP-HP ont été regroupés au sein de douze groupes hospitaliers. Jean-Verdier fait partie du groupement « Paris Seine-Saint-Denis », avec les deux autres hôpitaux du département : René-Muret à Sevran, et Avicenne à Bobigny. L’objectif de ces réorganisations est de développer les complémentarités, les filières de soins, etc. Elles se traduisent à l’AP-HP par la fusion des services, la suppression de lits et de postes. « À l’hôpital, un plus un font toujours moins de deux », explique Christophe Prudhomme, médecin urgentiste à Avicenne et syndicaliste CGT.

Dans le groupe hospitalier, c’est l’hôpital Jean-Verdier qui fait les frais de la restructuration. Le premier concerné a été le service de chirurgie viscérale de Jean-Verdier, qui a déménagé pour se fondre dans le service de chirurgie digestive d’Avicenne, au printemps 2015. Le professeur Barrat y a perdu au passage son poste de chef de service, mais est devenu chef de pôle. Autrement dit, il s’est retrouvé sous l’autorité d’un chef de service, dont il était aussi le supérieur hiérarchique. « Ubuesque », juge le chirurgien Gérard Champault.

« Les fusions hospitalières ébranlent toujours. J’estime qu’il n’y a eu aucun accompagnement », dit la psychologue Céline Schwob, qui a vécu cette restructuration. « Cela s’est très mal passé », selon le chef de clinique Sergio Carandina. Un an et demi plus tard, ce dernier a quitté le service « en catastrophe ». « Je voulais continuer à travailler avec le professeur Barrat, mais je n’en pouvais plus. Les conflits étaient quotidiens, les humiliations continues, pour tout le monde. J’ai expliqué au professeur Barrat que j’allais péter un câble. Il a admis que je n’avais pas d’avenir dans cet hôpital. Je lui ai dit qu’il risquait un infarctus. Mais je ne m’attendais pas à son suicide. C’était un mec très fort. »

L’autre cheffe de clinique du service, Manuela Bossi, assure qu’ils étaient nombreux dans le service à « aller dans son bureau pour pleurer, comme dans un confessionnal. Il m’a aidée à partir. Aujourd’hui, on réalise qu’il a aidé beaucoup de monde à partir ». « J’appelle cette période “le radeau de la méduse”. Tout le monde partait, dans un élan de survie », complète Céline Schwob.

« Voir son équipe décimée l’a mis dans un état psychologique très difficile », complète son ami Jean-Louis Germain. Fin 2018, Christophe Barrat a été victime d’un malaise cardiaque. Jean-Louis Germain a reçu un SMS de son ami. Il lui écrit : « Je n’ai qu’un facteur de risque : Avicenne !!!! » ; puis « mon équipe se réduit à un tandem ». Jean-Louis Germain estime qu’il ne « peut pas se taire, y compris pour la famille de Christophe, qui a beaucoup à perdre si son suicide n’est pas reconnu en accident du travail ». Le chirurgien laisse derrière lui une femme, qui est infirmière, et deux jeunes enfants.

« L’individu ne compte pas »
À ces affirmations, la direction générale de l’AP-HP répond : « Ce que vous avancez sur la base de témoignages de supposés “proches” est faux. » Chiffres à l’appui, elle affirme que « l’activité du service est en progression régulière », et que « la prétendue fuite de jeunes médecins est également une fausse information ».

Sergio Carandina est pourtant catégorique : « Nous sommes trois chirurgiens expérimentés à avoir quitté le service. Si l’activité du professeur Barrat a augmenté, c’est sans doute parce qu’il a dû compenser ces départs au prix d’une activité infernale. » De fait, le nombre de consultations données par le Pr Barrat a explosé, « de 917 en 2014 à 1 630 en 2018 », indique l’AP-HP. En plus de la gestion de son unité, des 355 opérations chirurgicales réalisées dans l’année, Christophe Barrat a réalisé 135 consultations en moyenne par mois en 2018, alors que sa santé était déjà chancelante.

« Il était sur le point de redevenir chef de service, ce dont il était tout à fait satisfait, selon plusieurs témoignages », insiste la direction centrale de l’AP-HP. Ses amis affirment au contraire qu’il cherchait à tout prix à quitter Avicenne. Jean-Louis Germain l’a mis en contact fin 2018 avec l’hôpital du Creusot. L’AP-HP reconnaît aussi qu’il a « renoncé à se rapprocher d’un établissement de santé à proximité de son domicile en grande couronne, notamment car il ne s’agissait pas d’un établissement hospitalo-universitaire lui permettant de mener des projets de recherche et d’enseignement ». Le chirurgien aurait souhaité rejoindre cet établissement tout en conservant ses missions universitaires, ce qui est possible, mais lui a été refusé. À chacune de ces étapes, la direction et les instances de l’hôpital Avicenne ont été informées, ainsi que la direction centrale, c’est-à-dire le directeur général Martin Hirsch, qui avalise tous les changements à la tête des services ou des pôles. « On l’a mené en bateau », estime Jean-Louis Germain.
Au sein de l’hôpital Avicenne, l’ambiance est aujourd’hui « à l’affolement », raconte le syndicaliste Christophe Prudhomme. La commission médicale s’est réunie et a été assez violente. Deux camps se sont opposés : certains critiquent l’attitude de la direction, d’autres veulent préserver la réputation de l’hôpital. Lui s’en tient à une lecture prudente de ce geste terrible : « On se suicide quand les choses s’effondrent autour de soi. »

À l’AP-HP, le sentiment d’effondrement est partagé. Ce suicide fait même douloureusement écho dans d’autres hôpitaux, tous touchés par la même politique de restructuration et de rationalisation menée par l’institution. Plusieurs médecins témoignent des difficultés et du mal-être qu’ils rencontrent ou ont rencontrés.

À Jean-Verdier, à la suite de la chirurgie, c’est l’anesthésie-réanimation qui a fait les frais de la restructuration de l’hôpital. « Ils ont utilisé la même technique avec nous qu’avec Christophe Barrat : exploiter les conflits entre médecins pour arriver à leurs fins », raconte Roland Amathieu. Avant Jean-Verdier, cet anesthésiste-réanimateur avait réalisé un parcours sans faute : spécialisé dans une technique de pointe, la réanimation hépatique, il a exercé dans plusieurs hôpitaux de l’AP-HP, ainsi que dans un grand hôpital américain. Quand il rejoint Jean-Verdier, il doit devenir professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH), le statut médical le plus prestigieux.

Mais rien ne se passe comme prévu. « Je suis arrivé avec une équipe de jeunes médecins, je devais prendre des responsabilités. Mais je me suis retrouvé en conflit avec le chef de service. Il n’y avait plus de projet pour la réanimation. Les jeunes médecins de mon équipe sont partis les uns après les autres. Début novembre 2018, j’ai découvert que je ne figurais plus sur aucun tableau de service, sans que personne de ma hiérarchie n’ait pris la peine de m’en informer. Quand vous avez travaillé pendant quinze ans et qu’on vous rabaisse comme jamais… Un psychiatre m’a fait comprendre à l’automne dernier que j’étais en dépression. Je suis attaché à la fonction publique, mais je me suis extrait d’un milieu hostile, invivable, d’une machine à broyer l’homme. J’ai rejoint, il y a un mois et demi, un établissement privé non lucratif, et des gens normaux, bienveillants. »

Le service d’anesthésie-réanimation a depuis périclité : l’hôpital doit faire appel à des intérimaires. Huit lits de réanimation ont été fermés, « alors qu’il en manque en Seine-Saint-Denis », précise Roland Amathieu. Le sort de l’hôpital Jean-Verdier a été tranché : il doit devenir un établissement réservé aux consultations, sans hospitalisation. La maternité et la pédiatrie, qui devaient être conservées, vont finalement déménager à Avicenne. Difficile en effet de faire tourner de tels services sans anesthésie-réanimation. « Ils nous promettaient pourtant que l’hôpital n’allait pas fermer », rappelle Roland Amathieu.

Christophe Hézode connaissait lui aussi Christophe Barrat et ses difficultés. « Il s’est probablement battu, comme moi, pendant des mois et des mois, avec l’impression de ne jamais pouvoir s’en sortir. » Ce professeur de médecine exerce dans un autre hôpital de l’AP-HP, l’hôpital Henri-Mondor à Créteil. Il est le chef le service d’hépatologie, actuellement en congé maladie longue durée. Il s’est effondré d’un coup, sans rien voir venir, victime d’un burn out spectaculaire, à l’été 2018 : « J’ai ressenti une fatigue que je n’ai jamais ressentie de toute ma vie. J’ai immédiatement consulté un psychiatre qui m’a expliqué que je faisais un burn out, et que je devais m’arrêter longtemps. Je ne l’ai d’abord pas cru. Je suis parti en vacances, en espérant me reposer. Au retour, j’ai accepté le diagnostic : j’étais une loque. Le médecin du travail de l’université m’a donné des explications lumineuses. Celle de l’AP-HP n’a aucune idée de ce qu’est la souffrance au travail. »

Le professeur de médecine était lui aussi victime de situations conflictuelles au sein de son service. Quand il prend la direction du service d’hépatologie, celui-ci intègre une activité de transplantation hépatique – des greffes du foie – prestigieuse et rentable. L’AP-HP compte alors quatre services de transplantations, et prévoit d’en supprimer un. « J’ai défendu cette activité dans mon projet. Mais on m’a fait comprendre, à la direction centrale, que je ne serais pas nommé chef de service si je restais sur cette position. »

Comme à Jean-Verdier, la restructuration est conduite dans la violence : la transplantation hépatique, en proie à de très vives tensions entre médecins et chirurgiens, voit fuir ses praticiens. Privée de ses forces vives, la transplantation finit par fermer. Mais ce climat de violence contamine l’ensemble du service d’hépatologie.

Plus que les rivalités de service, c’est l’attitude de l’AP-HP qu’il questionne aujourd’hui, son absence d’écoute et d’accompagnement, en particulier depuis qu’il a « envie de reprendre le travail ». Conseillé par des médecins du travail, des psychiatres, des spécialistes de la souffrance au travail, il s’interroge : « Ma priorité est de ne pas revivre ce que j’ai vécu. J’ai envie de retrouver mon poste, mais je suis aussi prêt à être exfiltré du service. J’accepte cette double peine pourtant injuste. Eux voudraient que je retrouve mon poste, sans rien changer. À l’AP-HP, on demande à des médecins de régler des problèmes qui relèvent des ressources humaines ou de la médecine du travail. Leur seule crainte, c’est que je me défenestre ! L’individu ne compte pas. La souffrance de mon équipe n’est jamais prise en compte. J’ai l’impression d’être revenu au point mort, huit mois après le début de mes problèmes. Est-ce que ce n’est pas une stratégie pour que je dégage ? Est-ce qu’on devient le maillon faible quand on a fait un burn out ? Ou est-ce que la gouvernance est nulle, totalement incompétente ?, demande-t-il. Mon psychiatre me dit que la réponse de l’institution n’est pas à la hauteur, qu’elle me balade, et que je dois partir. »

En réponse à ces témoignages, la direction centrale de l’AP-HP déroule son dispositif, à savoir un « plan d’action visant à prévenir et traiter les situations individuelles complexes et conflictuelles concernant le personnel médical », mis sur pied en 2016, en réaction au suicide de Jean-Louis Mégnien. Selon un récent bilan, « 576 entretiens ont été menés ces seize derniers mois au niveau de la direction centrale ». Mais « beaucoup reste à faire », reconnaît-elle. D’autant que l’AP-HP s’engage dans une nouvelle phase de réorganisations, suivant un plan intitulé « nouvelle AP-HP » qui doit se déployer d’ici à 2023. De nouvelles fusions sont programmées : les douze groupes hospitaliers doivent à nouveau être fusionnés, au sein de « supra groupes hospitaliers ». Six mille suppressions de poste sont prévues.