Le chômage

Médiapart - Assurance-chômage : guerre aux chômeurs, paix au capital

Septembre 2022, par Info santé sécu social

Le gouvernement défend sa réforme accélérée de l’assurance-chômage au nom du plein-emploi. Mais ce qui se joue ici n’est rien d’autre qu’un renforcement de la répression des travailleurs pour satisfaire un système économique en crise.

Romaric Godin
9 septembre 2022 à 12h23

Faire le bonheur des travailleurs, malgré eux : ce pourrait être la doctrine affichée par le ministre du travail Olivier Dussopt et la première ministre Élisabeth Borne, qui ont décidé en cette rentrée d’accélérer sur leur nouvelle réforme de l’assurance-chômage. L’ambition affichée de la réforme, c’est de parvenir au « plein-emploi », lequel est considéré, après cinq décennies de chômage de masse, comme une forme de graal permettant de renverser une nouvelle corne d’abondance sur le pays.

Ce concept est devenu, depuis quelques semaines, le mantra du gouvernement que tous les membres, ainsi même que le président de la République, ne cessent de marteler à chaque prise de parole. Ce plein-emploi serait « à portée de main », répète inlassablement Emmanuel Macron, mais il ne serait possible que si l’on en passe par cette réforme qui réduit singulièrement les droits des demandeurs d’emploi.

Si l’on devait résumer la vision gouvernementale (et patronale, car les Rencontres des entreprises de France fin août ont mis en lumière une parfaite identité de vue entre le Medef et l’exécutif sur le sujet), on pourrait le dire ainsi : le système économique est capable de fournir un emploi à tous, mais une partie de la force de travail refuse cette opportunité.

Ce faisant, ces inconscients refusent tous les délices du plein-emploi effectif : une augmentation des revenus, un rapport de force favorable aux salariés et une forme d’accomplissement individuel et social. Aux universités d’été de La France insoumise (LFI) fin août, la ministre déléguée Olivia Grégoire, par ailleurs économiste, a même pu se prévaloir de Marx pour défendre la réforme gouvernementale et assurer le plein-emploi. Il est donc urgent de contraindre ces brebis égarées par le faux bonheur de l’oisiveté au bonheur qu’ils s’obstinent à refuser. Et pour cela, l’usage du bâton est indispensable.

Dans cette vision angélique, l’indemnité chômage serait si généreuse qu’elle troublerait leur raison et les empêcherait d’accéder à ce bonheur qu’est le plein-emploi. Mais ce n’est là qu’une hypothèse et cette hypothèse même est une contradiction dans les termes. Le récit gouvernemental ne résiste guère à l’analyse. Dans un régime de plein-emploi, le rapport de force s’inverse en faveur des salariés. Si ce dernier était authentiquement atteignable, l’assurance-chômage ne saurait être trop élevée.

Les salaires augmenteraient, les conditions de travail s’amélioreraient pour rendre son pseudo-avantage compétitif caduc. Cela est d’autant plus vrai que, puisque 60 % des demandeurs d’emploi ne sont pas indemnisés, ces derniers devraient se jeter sur les offres disponibles, faire ainsi monter les salaires et rendre l’indemnisation moins intéressante. Pour peu évidemment que lesdits emplois soient attractifs et adaptés.

En d’autres termes, si un véritable plein-emploi était à « portée de main », l’indemnisation chômage ne serait pas un problème. L’enjeu de cette nouvelle réforme de l’assurance-chômage n’est donc pas de parvenir au plein-emploi, mais bien plutôt de faire accepter aux demandeurs d’emploi les offres existantes, sans s’interroger sur leur contenu, les conditions de travail et les rémunérations.

Les derniers chiffres de la Dares montrent que si les tensions sur le marché du travail sont élevées, elles le sont en grande partie en raison de conditions de travail et de déficit de formation que les entreprises refusent de prendre en charge. Bref, le nœud du problème, comme toujours en régime capitaliste, c’est bien le coût.

L’enjeu est de faire accepter aux travailleurs les offres d’emploi dans les conditions satisfaisantes pour le capital. Autrement dit, c’est une réforme qui vient renforcer la position des employeurs dans un rapport de force qui menace de devenir favorable aux salariés. Loin de favoriser le plein-emploi, il s’agit surtout de contourner les vraies conséquences du plein-emploi pour le capital.

Des emplois abondants et repoussants
Le récit gouvernemental et patronal est donc un leurre qui s’appuie sur un plein-emploi fétichisé mais vidé de sa fonction. Il fait miroiter un pouvoir accru des salariés alors qu’il désarme précisément la capacité des salariés de choisir leur emploi. Réduire les droits des chômeurs indemnisés, conditionner d’une manière ou d’une autre l’accès au RSA, c’est affaiblir la position des salariés face aux employeurs. C’est faire en sorte que, contraints par la nécessité, les demandeurs d’emploi acceptent non pas un travail adapté à leurs envies, à leurs formations et à leurs besoins, mais un emploi répondant à la nécessité de la production de valeur. C’est bien pour cette raison qu’il refuse toute réflexion sur la qualité – au sens large allant du salaire à sa fonction sociale – des emplois proposés.

Derrière ces réformes proposées avec un discours quasi humanitaire, il y a donc le renforcement de l’emprise la plus classique de la domination capitaliste. Le travail abstrait, quantifiable mais désincarné, vecteur de la loi de la valeur dont le capital a impérieusement besoin, impose sa loi au travail concret, fruit d’une activité humaine spécifique.

Le travailleur doit, sous cette pression, cesser d’exister en tant qu’individu, il n’est que le rouage de cette production de valeur. Il lui faut alors accepter n’importe quel travail pour pouvoir subsister. Dans ces conditions, tout emploi qui apparaît est bon, et tout ce qui est bon apparaît comme emploi. Le refus de l’emploi devient donc insupportable pour le système économique.

Plus le travail est censé être abondant, plus il faut accepter ses conditions de travail dégradées, intensifier la production et allonger le temps de travail.

Les protections salariales n’ont jamais fait disparaître totalement cette logique. Mais la situation actuelle des économies occidentales et de l’économie française en particulier rend le renforcement de ce mode de domination plus urgent et nécessaire que jamais pour le capital. Les emplois créés ne sont abondants que parce qu’ils sont peu productifs. L’embellie actuelle de l’emploi, alors même que la croissance reste faible, est l’illustration même de ce phénomène.

Le problème, alors, est que ces emplois ne sont tenables que s’ils sont bon marché ou soumis à des conditions de travail dégradées, précisément parce qu’ils sont peu productifs. Créer de la valeur dans un régime de faible productivité suppose mécaniquement une plus forte exploitation du travail. Et c’est en saisissant cette réalité que l’on peut comprendre le paradoxe de l’époque : les emplois peuvent être à la fois abondants et repoussants et le plein-emploi peut avoir une fonction répressive pour le travail.

Cette fonction se constate à longueur de page et d’émission dans les leçons de morale données aux travailleurs qui seraient trop exigeants ou trop oisifs. La récente polémique sur les arrêts maladie jugés trop fréquents des salariés est venue illustrer cette situation. Cette pression augmente avec l’approche du plein-emploi, car plus le travail est censé être abondant, plus il faut accepter ses conditions de travail dégradées, intensifier la production et allonger le temps de travail.