Les centres de santé

Mediapart - Au Franc-Moisin, un centre de santé asphyxié par la fin des emplois aidés

Octobre 2017, par Info santé sécu social

24 octobre 2017| Par Caroline Coq-Chodorge

Sans sommation, les associations de la cité du Franc-Moisin, parmi lesquelles La Place Santé, ont appris cet été qu’elles perdaient de nombreux contrats aidés. Certaines de leurs missions, voire leur existence, sont aujourd’hui menacées. Ce sont pourtant des structures indispensables à la politique de la ville. Pour elles, le message du gouvernement est clair : « On coûte cher et on ne sert à rien. »

À La Place Santé, le vendredi est une « journée calme ». Façon de parler : à la pause déjeuner, des patients piétinent devant les portes fermées du centre de santé installé au cœur de la cité du Franc-Moisin, à Saint-Denis. À l’ouverture, une dizaine de personnes s’engouffrent dans la salle d’attente colorée. La journée est belle, dehors les motos pétaradent, bande-son des cités à laquelle personne ne prête attention.

Dans le petit bureau vitré situé dans un coin de la salle d’attente, Sarah Maftah s’affaire. Elle reçoit les patients un à un, les questionne sur les raisons de leur venue. Ont-ils rendez-vous ? Sinon, elle évalue le degré d’urgence. Puis elle distribue un ticket, qui détermine un ordre de passage. Elle prend aussi les cartes Vitale des patients pour vérifier l’état de leurs droits, y compris les droits à la complémentaire santé. Quand elle n’est pas à l’accueil, Sarah s’occupe du tiers payant, c’est-à-dire de la télétransmission des actes à la Sécurité sociale. Cela évite aux patients de payer la consultation : 25 euros pour les adultes, 30 euros pour les enfants. « La plupart des gens ici ont du mal à avancer les frais, même les 7,50 euros de la part complémentaire », explique-t-elle.

Sarah a été embauchée en avril 2017 en emploi d’avenir, pour une durée de 3 ans maximum, renouvelable tous les ans. Ces contrats sont réservés à des jeunes éloignés de l’emploi. L’employeur perçoit une aide et s’engage à lui délivrer une véritable formation. Titulaire d’un baccalauréat, Sarah n’avait qu’une petite expérience en usine, où elle n’a « rien appris ». À La Place Santé, elle est sûre « d’apprendre beaucoup de choses » et d’être utile : « On apporte beaucoup aux patients. Sans nous, je ne sais pas comment les médecins pourraient s’en sortir. » L’un des quatre médecins généralistes du centre acquiesce : « Le projet de ce centre de santé est que nous occupions pleinement notre place de médecin, explique Anne-Gaëlle Provost. Nous sommes déchargés du travail administratif, pour nous concentrer sur les situations complexes. Et on en a beaucoup. » En raison de son ambitieux projet de santé, il s’agit d’un lieu unique, associatif, qui offre du soin à la population de la cité, des actions d’éducation à la santé, un accès aux droits. L’équipe de jeunes médecins généralistes n’a presque pas bougé depuis l’ouverture du centre en 2011. La Place Santé est une oasis dans un paysage sanitaire déserté par les jeunes médecins.

La cité du Franc-Moisin a écrit une page d’histoire de l’immigration en France, puis est devenue un des lieux emblématiques de la politique de la ville. Ce fut, dans les années 1960, l’un des plus grands bidonvilles de France, puis un grand ensemble, aujourd’hui en cours de rénovation. La cité compte 12 000 habitants. C’est une zone urbaine sensible. La jeune Sarah, originaire d’un autre quartier de Saint-Denis, reconnaît avoir eu « une petite appréhension au départ. La réputation de la cité n’est pas très belle : la délinquance, les trafics… Finalement, c’est comme un peu partout, il y a des bons et des mauvais. Il y a quelques situations compliquées, mais très rarement ». La directrice de la structure, Émilie Henry, confie tout de même « aller régulièrement porter plainte au commissariat ».

Au Franc-Moisin, beaucoup de choses sont précaires : sa population, ses associations. « Quand je suis arrivée, le centre de santé était endetté, explique Émilie Henry. Nous sommes financés à moitié par les consultations et à moitié par des subventions publiques et privées. Nos partenaires se renvoyaient la balle. Il a fallu refaire un tour de table. Nous avons augmenté l’activité médicale. Et nous avons travaillé sur l’accès aux droits : beaucoup de consultations ne nous étaient pas payées par la Sécurité sociale, car les droits de nos patients étaient fermés. » La jeune Sarah participe donc à cet équilibre financier retrouvé.

La Place Santé a été rattrapée par les coupes budgétaires décidées par le nouveau gouvernement. Début 2017, 460 000 emplois aidés étaient financés. Le gouvernement a décidé de réduire leur nombre à 310 000 d’ici la fin de l’année, et même à 200 000 en 2018. Sont visés les contrats d’accompagnement dans l’emploi (CAE), réservés au secteur non marchand, essentiellement associatif, et les emplois d’avenir. « M. Macron va très vite », ironise Émilie Henry, scandalisée par la méthode : « On a appris à l’été par Pôle emploi que nos deux contrats aidés à l’accueil ne seraient pas renouvelés, dont celui de Sarah. Cela représente une perte de 20 000 euros d’aides pour le centre de santé, sur un budget total de 940 000 euros. »

C’est l’ensemble du projet de santé qui se trouve menacé : « On ne peut pas fonctionner sans cet accueil. On est à flux tendu. On reçoit 16 000 patients par an, presque tous sont en situation de précarité. Si on doit supprimer des postes, c’est moi qui irai à l’accueil. » Elle refait donc le tour des financeurs, mais ne cache pas sa lassitude : « On nous rassure en nous disant qu’on va trouver une solution, parce qu’on est La Place Santé. Ou alors on nous explique, avec condescendance, que l’on ne va pas assez de l’avant, que l’on doit aller chercher des financements privés. Mais tout ce travail, on l’a déjà fait ! L’an dernier, je me suis trouvée à plusieurs reprises sans argent pour payer les salaires, parce que les subventions promises ne m’étaient pas versées. Bien sûr, on va continuer à bricoler. Parce qu’on le fait depuis des années. »

« On coûte cher et on ne sert à rien »

Le 4 octobre dernier, les associations du quartier ont appelé à manifester pour protester contre la suppression des emplois aidés. La Place Santé est l’une des trois associations à l’origine de cet appel, entendu bien au-delà du quartier. Tout le personnel du centre de santé était là, derrière le président de l’association, Didier Ménard (lire sur Médiapart).

Médecin généraliste libéral, aujourd’hui à la retraite, il a exercé toute sa vie au cœur de la cité. Quand ses confrères ont commencé à déserter le quartier sans être remplacés, il s’est rapproché des acteurs associatifs, en particulier des femmes relais qui travaillaient sur l’accès aux droits. La Place Santé est née sur ce terreau fertile, que Didier Ménard est venu remuer une fois encore, dans un discours combatif. « Ce gouvernement abandonne les gens des quartiers, sous prétexte d’austérité. Mais il fait en même temps des cadeaux aux entreprises, à ceux qui détiennent les capitaux ! Il ignore et méprise le travail de nos associations. On a bien compris le message de la ministre du travail : on coûte cher et on ne sert à rien ! Mais nous, on maintient l’accès aux soins, on permet aux gens d’accéder à leurs droits, on évite ainsi des dépenses sociales à venir. »

L’assise associative du quartier est fragilisée par la suppression des emplois aidés. À l’image de La Place Santé, les associations y sont pourtant porteuses d’innovations qui ont nourri la politique de la ville. La ludothèque du Franc-Moisin existe depuis 30 ans. C’est cette association qui a lancé la première « ludomobile », un camion rempli de jeux qui sillonne aujourd’hui les quartiers d’Île-de-France, de Clichy à Sevran. Véronique Devriendt, directrice de la ludothèque « Les enfants du jeu », a elle aussi appris cet été qu’elle perdait les financements de deux emplois aidés, sur un total de sept postes. Les conséquences sont immédiates : « On propose moins d’activités, on réduit les plages d’accueil », regrette-t-elle. Elle aussi se sent « insultée » par ce gouvernement.

La ludothèque est située à quelques dizaines de mètres de La Place Santé, de l’autre côté de la place centrale de la cité. Quatre logements en rez-de-chaussée ont été fusionnés pour créer un vaste espace de jeux de 300 mètres carrés. On y trouve un cabinet de médecin miniature, un petit supermarché, des jeux de construction, des jeux de société… Des dizaines d’enfants sont tout à leur jeu, sous le regard de ludothécaires et de quelques parents. À partir de 5 ans, ils peuvent fréquenter seuls la ludothèque. « Les jeux sont libres, explique la directrice. Les ludothécaires sont là pour soutenir le jeu des enfants, pour qu’il soit riche. Mais il n’y a aucune contrainte dans le jeu. On ne pose que deux règles, très simples : il faut respecter les personnes et le matériel. Ils peuvent tout déranger, s’ils rangent en partant. Les enfants apprennent à partager, donc à discuter, à négocier. »

La ludothèque est ouverte tous les jours, y compris en journée, puisqu’elle accueille des classes et des centres de loisirs. Chaque année, 13 000 enfants la fréquentent. Des dizaines d’enfants ont spontanément participé à la manifestation du 3 octobre. Sur les affiches qu’ils ont préparées, il y a des questions simples : « Ils vont supprimer les associations, qu’est-ce qu’on va faire à la maison ? » La cité du Franc-Moisin est depuis des années en rénovation urbaine. Il y a des jeux extérieurs tout neufs pour les enfants. Mais il y a aussi « une économie parallèle, des moments de grande tension avec la police, admet Véronique Devriendt, parfois beaucoup d’émotion quand surviennent des agressions. Les enfants trouvent chez nous un apaisement ».

L’association des femmes du Franc-Moisin agit elle aussi sur le quartier depuis 30 ans. Elle propose aux femmes des cours d’alphabétisation, l’indispensable garderie, mais aussi des sorties culturelles. Au cours de la manifestation, une de ces femmes prend le micro dans un français assuré : elle explique avoir appris la langue, mais aussi être montée sur la scène d’un théâtre. « Je ne pensais pas être capable d’une chose pareille », dit-elle, visiblement émue. L’association a déjà perdu deux emplois aidés sur six au total. Deux autres doivent s’arrêter à la fin de l’année. « On a déjà arrêté la garderie, explique la directrice, Adjera Lakehal-Brafman. En décembre, on ne sera plus que deux. On va mettre la clé sous la porte. Soixante-cinq femmes sont pourtant inscrites chez nous. »

Dans cette cité, la question de l’émancipation des femmes est pourtant vertigineuse, comme l’expliquent Nathalie Coupeaux et Asta Touré, les deux médiatrices de La Place Santé. Ce sont elles qui travaillent sur l’accès aux droits des patients du centre de santé. Elles les aident à « accomplir leurs démarches, qui sont de plus en plus souvent dématérialisées, alors que beaucoup ne lisent pas le français ». Elles accompagnent de nombreuses femmes qui sont sous la domination masculine : « Certaines ne peuvent pas faire des examens sans l’accord de leur mari, d’autres n’ont pas de droits parce que leur mari refuse de les ouvrir. »

« Nos associations ont des projets exigeants, sur des territoires complexes. Nous sommes un maillage, chacun agit à sa manière, explique Véronique Devriendt. Plutôt que de défendre individuellement nos postes, nous restons solidaires face aux coupes budgétaires que nous subissons. » La politique de la ville est en effet particulièrement visée par les restrictions budgétaires décidées cet été : en plus de la suppression des emplois aidés, ses crédits ont été diminués de 11 % et baissent donc de 430 millions d’euros à 383 millions d’euros. Le gouvernement semble prendre la mesure du choc ressenti dans les quartiers : il s’est engagé à « sanctuariser » le budget sur le quinquennat. Et si les associations des quartiers de la ville n’étaient initialement pas jugées prioritaires dans l’attribution des 200 000 emplois aidés préservés, elles le sont finalement, vient d’annoncer le ministre de la cohésion des territoires, Jacques Mézard.