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Mediapart : Au Ségur de la santé, des idées, mais pas « d’argent magique »

Juin 2020, par infosecusanté

Mediapart : Au Ségur de la santé, des idées, mais pas « d’argent magique »

19 JUIN 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Depuis quatre semaines, les acteurs de la santé discutent d’une vaste réforme. Et ils s’impatientent désormais, car le gouvernement ne s’est toujours pas engagé financièrement. Sans revalorisations salariales rapides, l’hôpital public éreinté pourrait vaciller.

Les acteurs de la santé réunis au Ségur de la santé dessinent, dans un certain consensus, une vaste réforme du système de santé. Mais tous s’impatientent : la promesse d’un investissement « massif » faite par le président de la République n’a toujours pas pris corps. C’est ce qu’ont réclamé, encore une fois, mardi 16 juin, des dizaines de milliers de manifestants hospitaliers à Paris et dans plus de 200 villes en France (lire notre reportage ici).

« On a l’impression de travailler dans un brouhaha, rien n’est sur la table concernant les salaires et les investissements », a même tancé mercredi Frédéric Valletoux, le président de la Fédération hospitalière de France, qui représente les directions des hôpitaux publics.

La négociation est très large, articulée autour de quatre piliers : la revalorisation des salaires et des carrières, le financement de la santé, la simplification des organisations et l’organisation territoriale de la santé. Les débats sont animés par l’ancienne secrétaire générale de la CFDT Nicole Notat. Mais « elle n’a aucun mandat de négociation, rappelle Christophe Prudhomme, porte-parole de la CGT Santé. Nous voulons parler au ministre de la santé ».

Olivier Véran s’est finalement présenté au Ségur ce jeudi soir et ce vendredi matin, à l’occasion d’un « point d’étape » après quatre semaines de travail. « Il a écouté, mais il n’a rien annoncé. Tout est une question d’argent, et le gouvernement ne dit rien à ce sujet. Les gens commencent à s’énerver », constate Julie Bourmaleau, cadre supérieure de santé à la Pitié-Salpêtrière, qui participe au Ségur pour le Collectif Inter-Hôpitaux (CIH).

Le Ségur doit s’achever dans la première quinzaine de juillet, avant le 14, quand le président de la République mettra à l’honneur le monde de la santé au cours du défilé parisien.

« S’il ne sort rien de ce Ségur, c’est dramatique, prévient Julie Bourmaleau, qui dirige un service de 100 lits à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Avec le Covid-19, on a vécu un ascenseur émotionnel et on est dans la descente. Les gens vont mal, il y a de nombreux arrêts maladie. Et on commence à entendre la petit musique : ’cela a coûté tellement cher, il va falloir se serrer la ceinture’. On ne se sent pas capables de retrouver les mêmes contraintes qu’avant, voire pire. »

Des augmentations de salaires et des embauches
C’est la plus grande attente du monde hospitalier et le cœur de la négociation. Au printemps 2019, les paramédicaux des services d’urgences se sont mobilisés pour réclamer 300 euros d’augmentation de salaire, des embauches et la réouverture de lits d’hôpitaux. La revendication a été reprise par les syndicats puis par le collectif Inter-Hôpitaux. Il y a désormais un consensus sur le salaire très faible des infirmières, et derrière elles de tous les paramédicaux.

Les revalorisations sont la clé de la négociation, car c’est la seule manière de redonner de l’attractivité à l’hôpital public, qui ne parvient plus à recruter. Dans les grandes villes, où le coût de la vie est le plus élevé, ce sont les paramédicaux, en particulier les infirmières, qui manquent.

À l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, fin 2019, 400 postes d’infirmières étaient vacants, 900 lits étaient fermés faute de personnel. Ailleurs en France, ce sont les médecins qui manquent cruellement : début 2018, 27,4 % des postes de praticiens hospitaliers à temps plein étaient vacants.

« L’augmentation des salaires peut empêcher les gens de partir, et si elle s’accompagne d’une amélioration des conditions de travail, elle peut donner aux gens l’envie de revenir », abonde Thierry Godeau, médecin hospitalier et président de la Conférence nationale des présidents de commission médicale d’établissement des centres hospitaliers. « On sent qu’il y a des volontés, poursuit-il, mais rien sur la table, pas de chiffres. Et on reste prudents, cela fait des années qu’on nous promet plein de choses. »

Qui sera concerné par les revalorisations ? « On parle de 1,2 million d’agents du public. Mais le privé fait aussi pression, on monterait alors à 2 millions de personnes. » Ces revalorisations pèsent donc plusieurs milliards d’euros.

« 300 euros pour tous à l’hôpital public », c’est 6 à 8 milliards d’euros, estime Christophe Prudhomme, pour la CGT Santé. Et s’il faut aussi embaucher « 100 000 personnes à l’hôpital et 200 000 dans les Ehpad, on monte à 15 milliards d’euros. Ce ne serait pas possible alors que l’aéronautique vient de recevoir un plan d’aide de 15 milliards ? », s’interroge-t-il. Du côté du collectif Inter-Hôpitaux, Julie Bourmaleau évalue les besoins à « 10 milliards d’euros environ ».

La Fédération hospitalière de France (FHF) réclame de son côté 6 à 7 milliards d’euros, dont 5,5 milliards fléchés vers le personnel non médical, avec des augmentations de salaires de 130 euros pour les personnels techniques et administratifs, et de 250 euros par mois pour les infirmières, les aides-soignants ou les manipulateurs radio.

L’arrêt de la fermeture des lits
Toutes les parties prenantes réclament la fin de la restructuration permanente de l’hôpital, guidée par une politique de fermeture des lits d’hôpitaux : il y en avait 468 000 en 2003, il y en a 400 000 en 2017. Le manque de lits est devenu le principal dysfonctionnement de l’hôpital et en particulier des urgences, engorgées car elles ont de plus en plus de difficultés à faire hospitaliser leurs patients, qui restent pendant des heures, des jours parfois, sur des brancards, dans les couloirs.

La politique de fermeture de lits est notamment portée par le Copermo (Comité interministériel de la performance et la modernisation de l’offre de soins hospitaliers). Lorsqu’un hôpital doit engager de lourds investissements comme une rénovation et une reconstruction, il se tourne vers l’État pour les financer. Le Copermo est chargé d’étudier les dossiers mais pose des conditions de restructuration drastiques.

À Nantes, par exemple, la reconstruction de l’hôpital, validée par le Copermo, prévoit la suppression de 362 lits sur 1 612. « Le Copermo impose des effectifs d’une infirmière pour 15 lits, c’est délirant, tance le médecin Thierry Godeau. Il faut arrêter ça. »

La « gouvernance » de l’hôpital
Avec la loi Hôpital, patients, santé, territoire de 2009, Nicolas Sarkozy a imposé un « patron à l’hôpital », à savoir le directeur d’hôpital. Les instances qui l’assistent, le conseil de surveillance souvent présidé par un élu ou la Commission médicale d’établissement, qui représente le corps médical, ne donnent que des avis consultatifs sur le budget ou le projet d’établissement. De nombreux établissements connaissent de vifs conflits entre les directions et les médecins. « Mais c’est surtout la contrainte budgétaire qui envenime les choses. À l’hôpital, on ne parle plus que des suppressions de postes et de lits », tempère Thierry Godeau.

Le collectif Inter-Hôpitaux milite pour une gouvernance largement partagée : « Nous voulons un directeur administratif, un directeur médical et un directeur paramédical », explique Julie Bourmaleau, pour le collectif Inter-Hôpitaux. Les usagers devraient aussi voir leur place renforcée.

Le professeur François-René Pruvot, président de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement des CHU, est plus prudent : si les médecins devraient avoir plus de pouvoir à l’hôpital, « les directeurs restent réticents à l’idée qu’ils votent le budget. Ils craignent que le fonctionnement des hôpitaux soit bloqué ». Le médecin se dit aussi convaincu de la « nécessité de trouver des lieux d’échanges avec les personnels non médicaux sur le recrutement, l’investissement, le projet d’établissement ».

La tarification à l’activité
C’est un autre serpent de mer de l’hôpital. L’hôpital est payé à l’acte, dans le système de la tarification à l’activité (lire notre article ici). S’il paraît simple, ce système est particulièrement vicieux, dans un contexte de restrictions budgétaires. Depuis 10 ans, le budget de l’hôpital augmente moins vite que l’activité, porté par le progrès technique et le vieillissement. Dans ce contexte, les tarifs de l’hôpital ont baissé année après année. En 2019, ils ont augmenté, mais de 0,1 % seulement.

La tarification à l’activité paraît cependant toujours adaptée pour les actes techniques, en chirurgie, radiographie, etc. En revanche, elle est très inadaptée pour les soins complexes, par exemple pour la prise en charge du diabète.

Seulement, si tout le monde est convaincu de la nécessité de changer de système, personne ne sait très bien par quoi le remplacer. Sont sur la table des paiements au parcours de soins, partagés entre plusieurs acteurs de santé. Un paiement à la performance est même envisagé : les acteurs de santé seraient mieux payés si l’état de santé du patient s’améliore. Seulement, ce système a un autre travers : expérimenté aux États-Unis, il pousse à sélectionner les patients les mieux portants.

Au cours du Ségur a aussi été évoqué un paiement « à la responsabilité populationnelle », en fonction de l’état de santé de la population, localement. Les personnels des établissements qui doivent prendre en charge des populations en plus mauvaise santé seraient mieux payés, notamment pour développer de la prévention.

Une dette sociale abyssale à la charge de l’État
En temps de crise, la Sécurité sociale est mise à très forte contribution, d’abord parce que ses recettes baissent, puisqu’elles sont largement assises sur les cotisations sociales, salariales et patronales. Le dernier plongeon des comptes remonte à 2010, à la suite de la crise financière de 2008 : le déficit a alors atteint la somme record de 23,9 milliards d’euros. La crise de l’hôpital a germé à cette époque : il a depuis fait les frais de plans d’économies successifs pour redresser les comptes sociaux, coûte que coûte.

En 2020, les comptes de la Sécurité sociale reviennent dans le rouge, plus violemment encore. La commission des comptes de la Sécurité sociale a dévoilé un premier scénario, très incertain puisque le virus rôde encore et que de nouvelles mesures de confinement ne peuvent être exclues. Il est sombre : un déficit de 31,1 milliards d’euros pour l’assurance-maladie, 52 milliards d’euros de déficit toutes branches confondues.

Cette crise économique sans précédent permet de toucher du doigt les limites des équilibres budgétaires passés : la Sécurité sociale ne peut plus équilibrer seule des comptes sociaux affectés par les crises. L’État doit prendre sa part du fardeau. C’est ce que demande la Fédération hospitalière de France.

En 1996 ont été créées la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades) et la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), chargée de l’éponger. Avant la crise du Covid, la Cades devait s’éteindre en 2024. Les 9 milliards d’euros annuels de la CRDS auraient donc pu être réaffectés au financement de la santé et de la dépendance. Mais ce n’est pas le choix fait par le gouvernement (lire notre article ici).

Emmanuel Macron a exclu tout nouvel impôt pour faire face à cette crise. Reste à comprendre comment il compte financer un plan massif et pérenne pour le système de santé. Il y a deux ans, il expliquait à une infirmière du CHU de Rouen qu’il n’avait « pas d’argent magique » pour l’hôpital.