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Médiapart - Au procès Aubier, l’éclatante mauvaise foi du médecin de Total

Juin 2017, par Info santé sécu social

Par Michaël Hajdenberg

En avril 2015, Michel Aubier, pneumologue et mandarin, n’avait pas mentionné devant une commission d’enquête du Sénat sur la pollution le fait qu’il travaillait depuis 18 ans pour Total, pour environ 100 000 euros par an. Mercredi, il était jugé pour « faux témoignage ». Une occasion rare d’aborder la question des conflits d’intérêts au tribunal.

Un médecin jugé devant le tribunal correctionnel, cela arrive. Mais pour avoir oublié de déclarer qu’il était rémunéré par une entreprise privée, jamais – bien que cela puisse constituer un délit. Le pneumologue Michel Aubier a connu ce triste privilège mercredi à Paris, pour « faux témoignage ». Il faut dire qu’il y a mis du sien. En tant que représentant de l’AP-HP (Assistance publique-hôpitaux de Paris), il était auditionné le 16 avril 2015 au Sénat, dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire sur les coûts économiques et financiers de la pollution de l’air. Alors qu’il venait de prêter serment de dire la vérité et qu’on l’interrogeait sur ses « liens avec des acteurs économiques », il n’a pas pensé que cela pourrait intéresser les sénateurs de savoir qu’il travaillait depuis 18 ans pour Total, pour des revenus de l’ordre de 100 000 euros par an.

L’affaire ne sera toutefois révélée qu’un an plus tard, en mars 2016. Un collectif de médecins strasbourgeois envoie un communiqué de presse à différentes rédactions. Ils n’en peuvent plus : Michel Aubier, régulièrement interviewé par des médias, vient encore d’expliquer dans l’émission « Allo docteurs » sur France 5 que la pollution atmosphérique n’est pas cancérigène. Le collectif interroge : les journaux savent-ils que Michel Aubier est membre du conseil d’administration de la Fondation Total ? Libération 3 et Le Canard enchaîné sont les premiers à dégainer.

Avant publication, les journalistes ont appelé Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP. C’est lui qui initialement était convoqué au Sénat. Mais il avait demandé à Michel Aubier de bien vouloir le remplacer. Martin Hirsch, qui se trouve avoir écrit sur les conflits d’intérêts, appelle Michel Aubier en furie et lui demande pourquoi il n’a pas dit au Sénat qu’il était membre du conseil d’administration de la Fondation. Aubier lui répond que c’est une activité bénévole, qu’elle n’implique que deux réunions par an. Il raccroche. Avant de rappeler cinq minutes plus tard, probablement les cinq minutes les plus longues de sa vie : en fait, il a aussi un contrat de travail chez Total.

Cette fois, Martin Hirsch appelle le Sénat. Le bureau de l’institution se réunit, vote à l’unanimité et le président Gérard Larcher décide de saisir le procureur de la République au titre de l’article 40 du Code pénal. Le Sénat se constitue partie civile dans l’affaire, estimant avoir été trompé, ce qui irrite à la barre François Saint-Pierre, l’avocat de Michel Aubier : « Quand Frédéric Oudéa, le PDG de la Société générale, déclare en 2012 sous serment à une commission d’enquête que sa banque n’a plus de compte au Panama et que la publication des Panama Papers 3 prouve le contraire, le Sénat laisse faire. Et quand Mediapart révèle que des sénateurs ont détourné des millions d’euros pour leur compte au détriment de l’institution, le Sénat ne se porte pas non plus partie civile. C’est facile de se racheter une vertu. »

L’AP-HP aussi s’est portée partie civile, après un article du Monde 3 publié cette semaine, tout comme deux associations, Écologie sans frontières et Générations futures. Tous ont lu et relu le dialogue du 16 avril 2015, autour duquel tourne toute l’audience. « Pouvez-vous nous indiquer vos liens d’intérêts avec des acteurs économiques ? », demande le sénateur Jean-François Husson, qui préside la commission. « Je n’ai aucun lien d’intérêts avec des acteurs économiques », lui répond le pneumologue. Quelques instants plus tôt, le sénateur avait rappelé « pour la forme » au docteur qu’un faux témoignage était passible de poursuites pénales.

Cette audition devant la commission s’est, par ailleurs, mal passée. La rapporteure écologiste Leila Achoui (alors EELV), qui ne sait pourtant rien à l’époque de la double casquette du médecin qui lui fait face, s’étonne de la façon dont il minimise les conséquences de la pollution et lui fait part de sa « stupéfaction face à cet exposé, qui [lui] a paru léger pour une question d’une telle importance ».

Mais le tribunal n’est pas là pour dire si les propos de Michel Aubier ont été biaisés par son lien avec Total. Pour le condamner, au vu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 3 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui renvoie à l’article 434-13 du Code pénal 3, il suffit de démontrer qu’il a intentionnellement menti. La seule stratégie de défense du pneumologue est donc de dire qu’il n’a pas compris la question, qu’il l’a mal « interprétée », qu’il a « répondu trop vite ». Il n’avait pas été prévenu qu’il serait « interrogé à ce sujet ».

« Des liens d’intérêts » ? Il a pensé « conflits d’intérêts ». Il va avoir 70 ans, explique son avocat. Il vient d’une « cohorte », d’« une culture » pour laquelle toutes ces questions n’étaient pas claires. Or, Michel Aubier l’assure, il suit 200 cadres comme médecin du travail chez Total. Aucun lien avec le sujet évoqué devant la commission. Ni aucune raison de le mentionner, puisque cela ne pouvait biaiser son expertise. C’est comme cela qu’il fonctionne quand il publie ses articles : il ne dit rien de ses liens d’intérêts, s’il juge qu’ils sont sans rapport avec l’article en question. Et puis, de façon générale, à quoi bon déclarer ses activités, « c’est une simple formalité, il n’y a jamais de refus ». D’ailleurs, pourquoi aurait-il menti ? Sa présence à la Fondation était détectable sur Internet. Et dans quel but cacher cela ? Avec quel intérêt ? Alors que répondre la vérité lui aurait permis d’éviter que sa vie personnelle et professionnelle ne soit brisée…

L’argument résiste mal aux faits. D’abord, Aubier a commencé par cacher son statut de salarié à Martin Hirsch, preuve qu’il était mal à l’aise. Ensuite, l’AP-HP n’a retrouvé aucune trace dans ses archives d’une autorisation qui lui aurait été accordée de mener cette double activité, bien que l’ancienne directrice de l’hôpital du pneumologue ait témoigné qu’en 1997, elle avait validé cet emploi pour Elf, qui deviendrait en 2001 Total-Fina-Elf. Quoi qu’il en soit, il aurait fallu alors la renouveler.

Par ailleurs, Michel Aubier, qui fut pourtant membre de la commission de la transparence, souffre d’amnésie dans la plupart de ses déclarations. Aucune n’est complète, ni dans la base Transparence santé, ni dans sa déclaration publique d’intérêts faite à la HAS (Haute autorité de santé) : outre Total (dont il est toujours salarié), il avait oublié de mentionner 6 laboratoires qui le rémunéraient. C’est un délit en tant que tel, punissable de 30 000 euros d’amende. Mais à la HAS (alors présidée par l’actuelle ministre de la santé Agnès Buzyn, à qui les conflits d’intérêts ne font pas peur), on estime qu’il ne faut pas en faire tout un plat : « La Haute autorité de santé ne subit pas de préjudice, car Michel Aubier a participé à des commissions qui concernent les dispositifs médicaux, et sa situation ne crée donc pas de conflits d’intérêts. » La présidente du tribunal n’en revient pas de cette appréciation : « C’est un peu curieux. »

Enfin, il est difficile d’imaginer que Michel Aubier, au vu de son expérience (chef de service à l’hôpital Bichat, mais aussi professeur d’université), de son vécu (la question des liens d’intérêts est devenue un enjeu démocratique encore plus fort depuis 2011 et l’affaire du Mediator), n’ait pas compris ce que la commission d’enquête lui demandait.

Il est tout aussi inconcevable pour les parties civiles que son activité chez Total lui soit sortie de la tête à l’instant où il était interrogé au Sénat : la multinationale lui assure ces dernières années environ 100 000 euros de revenus par an pour neuf demi-journées de travail par mois, sans compter une voiture de fonction et des actions (épargne salariale), qui représentent plusieurs dizaines de milliers d’euros par an, selon l’avocat des associations écologistes. Le tout dépasse 50 % des revenus du médecin.

Cela ne date pas d’hier. Quand il a été recruté en 1997, Michel Aubier commençait à publier sur les questions de pollution. Nul doute que le pollueur Total a senti qu’il allait devenir un leader d’opinion. Un « bon client », comme le dit l’avocat des associations, Me François Lafforgue, « appelé par les médias à chaque pic de pollution et qui, à chaque fois, minimise les effets de la pollution sur la santé ». Pour la procureure, « Total a investi sur le professeur ».

Car sinon, pourquoi recruter un pneumologue comme médecin du travail de ses cadres ? Cependant, est-il vraiment médecin du travail ? D’ailleurs, travaille-t-il vraiment ? Ou Total s’est-il simplement payé de l’influence ? L’audience ne répondra pas définitivement à ces questions, Michel Aubier restant assez flou sur ses activités : « Je n’étais pas en conflit d’intérêts puisque je n’interviens pas sur la stratégie industrielle du groupe, plaide-t-il. Je n’avais d’ailleurs pas avisé Total de cette audition. » Pas besoin d’aviser, lui rétorquera la procureure : « Quand on a un salarié qui est là depuis 18 ans dans l’entreprise, on n’a même plus besoin de lui donner des directives. » La procureure rappelle que ce n’est pas celui qui a des liens d’intérêts qui doit apprécier si ces liens vicient sa parole. Elle regrette que son témoignage « ait créé le doute au sein de la commission, notamment sur la nocivité du diesel », et écarte sa bonne foi : « Votre comportement confine à un sentiment d’impunité. »

Alors que pour un tel délit, la peine peut aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, la procureure requiert une sanction de 30 000 euros d’amende. Le sénat avait pourtant « demandé une sanction exemplaire, sous peine d’affaiblir le travail des commissions et donc du Parlement ». Le jugement sera rendu le 5 juillet.