Les mobilisations sur les retraites

Mediapart : « Ça va être une longue course » : les grévistes de Noël s’organisent pour tenir

Décembre 2019, par infosecusanté

Mediapart : « Ça va être une longue course » : les grévistes de Noël s’organisent pour tenir

24 décembre 2019| Par Dan Israel

Le gouvernement n’a pas réussi son pari : il n’y aura pas de trêve de Noël pour les grévistes qui s’opposent au projet de réforme des retraites. Les initiatives foisonnent, la mobilisation s’ancre à la SNCF et à la RATP. Mais les opposants ont presque trois semaines de grève derrière eux. Sans horizon pour le moment.

Au tout petit matin, la pluie tombe fine et froide. Mais sous l’auvent situé juste à côté de l’entrée du dépôt de bus RATP de la rue de Lagny, dans le XXe arrondissement de Paris, le café s’échappe fumant des thermos, la tarte aux pommes est généreusement servie et la galette des Rois sort tout juste du four. Ceux qui accueillent ont eu le temps de se roder : ce mardi 24 décembre, c’est le 20e jour d’affilée que les agents grévistes de la RATP se voient donner un coup de main à 5 heures du matin pour ralentir le trafic des bus qui sortent du dépôt.

À l’image de ceux qui se mobilisent depuis le 5 décembre dans son entreprise partout en Île-de-France, mais aussi sur tout le territoire à la SNCF, dans les établissements scolaires et ailleurs, Cédric le jure : « On va tenir. » Pour ce conducteur de bus depuis neuf ans, pas question d’arrêter la grève contre la réforme des retraites. Même en cette veille de Noël. Et même si la prochaine grosse étape de la mobilisation annoncée par l’intersyndicale n’arrivera pas avant le 9 janvier.

« C’est vrai, on subit la pression de la hiérarchie qui nous dit que la fête est finie. Mais non, pas question de faire une pause, on s’arrêtera seulement au retrait de la réforme !, affirme Cédric. Ça va être dur, on ne fera peut-être pas de cadeaux de Noël aux enfants, mais ce qu’on peut leur offrir, c’est la plus belle des choses : le temps. Je veux leur donner la possibilité de vivre plus d’années sereines à la retraite. »

Son collègue Julien, qui distribue les tartes à leurs soutiens, se réjouit de la mobilisation persistante au beau milieu des vacances de Noël : « Regardez, avec nous, il y a des profs, qui continuent même s’ils sont en vacances, des étudiants, des gens d’EDF ou de la Ville de Paris, des “gilets jaunes”… On est soutenus, il y a tous les corps de métier. »

Julien n’est pas syndiqué, et après avoir fait grève quelques jours à partir du 5 décembre, il a repris le travail. Pour deux jours seulement. « Quand j’ai vu que mes collègues continuaient, quand j’ai réalisé le foutage de gueule médiatique qui nous décrit comme des privilégiés, quand j’ai entendu que les grévistes de la RATP étaient parfois maltraités par les policiers, moralement, je ne pouvais pas faire autrement que rester dans le mouvement, explique le conducteur de bus. C’est ma première grève, mais j’en ai ras-le-bol qu’on nous enlève petit à petit tous nos droits. Et il faut qu’on se le mette dans la tête : on doit tenir. »

Et Julien n’est pas seul à raisonner de la sorte. Alors que le gouvernement espérait s’être ménagé une trêve de Noël, les 24 et 25 décembre se révèlent être de réels jours de mobilisation. Pas plus de 40 % des TGV et des TER circuleront en France, même si le nouveau président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, entrevoit dans Le Monde 3 « une décrue lente mais régulière des taux de grévistes » : moins de 50 % de conducteurs en grève, moins de 30 % de contrôleurs et autour de 10 % des aiguilleurs.

Les lignes de métro et de RER sont également toujours très perturbées en région parisienne, avec de nombreuses lignes fermées, partiellement ou totalement. Partout, le mouvement est reconduit jusqu’au jeudi 26 au matin.

Ce n’est pas tout. Après leurs collègues de la raffinerie Petroineos de Lavéra à Martigues (Bouches-du-Rhône), les salariés de la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) ont voté le 23 décembre le blocage de toute sortie de produits, entraînant mécaniquement l’arrêt de l’usine dans les jours qui viennent (lire notre reportage sur place). La ministre des transports Élisabeth Borne a assuré dans un communiqué que « la situation ne donne donc lieu à aucune inquiétude », mais le spectre de la pénurie d’essence apparaît tout doucement.

Plus tôt, la CGT avait aussi revendiqué 3 la coupure de courant qui a touché une bonne partie de la nuit de dimanche à lundi l’entrepôt Amazon du Blanc-Mesnil dans la zone de Garonor (Seine-Saint-Denis), prenant la suite des coupures d’électricité volontaires déjà intervenues 3 en Gironde ou à Lyon.

Plus symbolique, mais pas moins significatif, la Comédie-Française 3 et l’opéra de Paris 3 annulent les représentations à la chaîne du fait des grèves de leurs personnels. Mardi après-midi, le ballet et l’orchestre de l’opéra ont même interprété un extrait du Lac des cygnes sur le parvis du Palais Garnier.

Des moments forts ou festifs semblables ont émaillé les dernières heures en région parisienne. Mardi midi, les cheminots de la gare de l’Est ont partagé un repas avec de nombreux profs 3, pour un « Noël en famille ». La veille, ce sont les grévistes du dépôt Lagny de la RATP qui s’étaient rassemblés dans la ville voisine de Montreuil (Seine-Saint-Denis) pour une petite soirée festive.

« On est des oufs ! », s’enthousiasmait Nathalie, « 21 jours de grève et 3 heures de sommeil », en arrivant au piquet de grève vers 5 h 30. « On a fait la fête, on a un peu dansé, on s’est vidé la tête, c’était bien », confirmait Patrick, qui se « lève tous les matins depuis six ans à 4 heures du matin ».

Pour leur action du jour, la vingtaine de personnes, grévistes RATP et leurs soutiens, n’ont pas cherché à aller à l’affrontement avec la trentaine de policiers disséminés autour du dépôt. Ils se sont contentés de « jouer au chat et à la souris » en ralentissant un peu les bus, en discutant courtoisement parfois avec leurs conducteurs, ou en plaçant des trottinettes électriques ou des poubelles en travers des rues.

Les obstacles ont été immédiatement dégagés par les policiers municipaux, courtois, ou par des agents de la BAC bien plus nerveux, matraque télescopique ou gazeuse à la main. « Si les flics étaient un peu moins vindicatifs, ce serait quand même sympa », souffle un participant.

Pour l’ambiance de franche camaraderie, ce dernier aurait dû passer la veille en début de soirée sur le parvis de la gare Saint-Lazare. Environ 200 personnes y étaient rassemblées pour célébrer la « fête de Noël des grévistes », organisée par l’assemblée générale interprofessionnelle du XIIIe arrondissement.

1995 en point de repère

Sur fond de musique blues et rock délivrée en live, des tables présentaient des quiches, des pilons de poulet, des gâteaux, de meringues. Un petit père Noël lumineux arborait deux autocollants CGT et SUD, surplombé par une grande banderole rappelant le mot d’ordre sur lequel tous ou presque s’accordent : « Austerlitz en grève ! Aucune négociation, retrait de la réforme. »

« Sur le XIIIe arrondissement, on a construit dès les premiers jours une assemblée générale interprofessionnelle forte, avec des enseignants, des gens de la BNF François-Mitterrand, d’autres de la manufacture des Gobelins, explique Damien, conducteur de train syndiqué à SUD-Rail. On n’est pas seuls, on le sent, ça fait tenir. »

Interrogé sur les comparaisons possibles avec le mouvement de 1995, qui avait vu Alain Juppé abandonner son plan de réforme des retraites pour les régimes spéciaux au 22e jour de grève, Damien convient « avoir en tête, comme beaucoup, 1995 comme repère ». Raison de plus pour ne pas lâcher : « À l’époque, avant la fin du 21e jour de grève, personne ne savait ce qui allait se passer. Aujourd’hui, c’est pareil. »

« On se dit qu’on est dans la dernière ligne droite, que le gouvernement va lâcher », veut croire de son côté Jimmy, conducteur de manœuvre à Saint-Lazare, syndiqué CGT. À 21 ans, il a déjà cinq ans de maison, et il est dans le mouvement depuis le premier jour. « Certains collègues ont arrêté la grève et travaillent quelques jours pour pouvoir prendre leurs congés. Pourtant, il n’y a toujours pas beaucoup de trains qui roulent », se réjouit-il.
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Anthony, agent commercial sur la ligne H du Transilien et habitué de l’AG de la gare du Nord qui brasse traditionnellement tous les métiers de l’entreprise, est moins optimiste. « Pas de trêve, on continue, mais ça va être une longue course », pense celui qui a plongé dans le mouvement social à partir de la contestation de la loi El Khomri en 2016. Et qui est prêt à poursuivre, « jusqu’au retrait ».

À Austerlitz, tous promettent d’être pour la manifestation régionale organisée à Paris samedi 28 décembre. « Rien ne me permet de dire qu’il va y avoir une pause prochainement », confirme Monique Dabat, la déléguée syndicale SUD-Rail de la gare du Nord, qui tient infatigablement les AG lors des conflits sociaux.

« Même si le nombre de grévistes sur la totalité de l’entreprise n’est pas très haut, aucun de ceux qui sont dans le mouvement, y compris de manière ponctuelle, n’évoque l’idée de fin de conflit, c’est notable, analyse-t-elle. Dès le début, on entendait que la prime annuelle, versée en fin d’année paierait la grève ». Cette prime, déjà versée, correspond à un mois de traitement mensuel, sans les primes (qui comptent pour 20 à 30 % de la rémunération totale des cheminots).

Monique Dabat rappelle que des AG attirent aussi régulièrement des dizaines de cheminots un peu partout autour de Paris, « dans de petits dépôts » comme à Persan (Val-D’Oise), Achères (Yvelines), ou Vaires-sur-Marne (Seine-et-Marne), où Mediapart s’était rendu le 6 décembre. « Les cheminots cherchent comment tenir, comment continuer, pas comment s’arrêter », assure la militante.

À l’Unsa, la base refuse l’hégémonie de la direction confédérale

Cette opiniâtreté n’est pas réservée aux troupes de la CGT ou de SUD : La CFDT-Cheminots et l’Unsa ferroviaire sont restées dans le jeu. C’est sans doute l’échec le plus flagrant du gouvernement, qui espérait que les deux syndicats dits « réformistes » accepteraient la trêve de Noël. Depuis les annonces du premier ministre Édouard Philippe, le gouvernement a, il est vrai, précisé qu’il consentait à plusieurs concessions en direction des cheminots et des agents de la RATP, pour qui le régime spécial de retraites sera préservé s’ils sont nés avant 1980 ou 1985.

Pour les autres, le pouvoir cherche à modérer l’impact du passage au nouveau système. Mais les mesures proposées ne contrent pas le recul de l’âge de départ, et sont particulièrement complexes : pour la partie de la pension qui dépendra de l’ancien système, il s’agirait de prendre en compte le niveau de salaire, non des six derniers mois effectivement effectués avant la transition vers le nouveau système, mais les six derniers mois qui auraient été ceux de l’agent à la fin de sa carrière. L’idée est de gonfler le niveau de la pension qui sera effectivement touchée.

La SNCF réfléchit à rediriger en partie vers un plan d’épargne d’entreprise les sommes qu’elle paye aujourd’hui au titre des « surcotisations » finançant le régime spécial de retraite de ses agents. Une manne financière qui atteint 13,9 % de la masse salariale des 140 000 cheminots, et qui devrait disparaître pour tous ceux qui entreront dans l’entreprise à partir du 1er janvier, date de la fin d’application du statut pour les nouveaux embauchés.

De son côté, la RATP a elle aussi annoncé dans un message interne diffusé vendredi 20 décembre qu’elle allait « renforcer les dispositifs de retraite collective » par capitalisation. Au nom d’« une transition adaptée pour les agents de la RATP », la direction appelait à « une reprise rapide du trafic sur l’ensemble des réseaux ».

Peine perdue. Alors que Laurent Escure, le dirigeant de l’Unsa, a appelé dès jeudi 19 décembre ses troupes à faire une pause, l’Unsa-RATP a immédiatement fait savoir 3 qu’elle refusait. « Si les confédérations ont décidé de capituler face à ce gouvernement […], l’Unsa-RATP, elle, confirme sa détermination et appelle à une mobilisation sans trêve », affirmait son communiqué envoyé dans la foulée de la déclaration de Laurent Escure.

C’est une particularité de ce syndicat au sein de la régie des transports : ses troupes sont loin d’être au diapason de sa modération traditionnelle. Ses équipes à la RATP sont jeunes, d’origines diverses, et n’hésitent pas à s’afficher 3 sur le site Révolution permanente, vitrine officielle 3 d’un des courants du NPA, ou à réaliser des vidéos lyriques 3 affirmant la suprématie de la base sur les dirigeants. De quoi s’interroger sérieusement sur une possible scission prochaine dans le syndicat.
La foule des grands jours n’est pas au rendez-vous

La situation est tout aussi explosive pour l’Unsa-ferroviaire, le deuxième syndicat de la SNCF. Sa direction a appelé à cesser le mouvement, au moins jusqu’à la deuxième semaine de janvier. Mais de très nombreuses branches le composant ont refusé tout net.

« Nous, militants et adhérents de terrain, refusons de plier face aux dirigeants de tous bords qui tentent de nous imposer leurs choix », a ainsi assuré 3 la section Paris rive gauche, suivie des branches Paris Sud-Est, Occitanie, Nouvelle-Aquitaine 3, Bretagne, Rhône ou Normandie.

« Nous sommes à l’écoute de nos adhérents, qui ne veulent pas de trêve, explique Laurent Legay, le secrétaire régional Normandie de l’Unsa-ferroviaire. Annoncer une pause, ça aurait été se mettre en danger par rapport à eux. Depuis que nous avons dit que nous continuerons, je n’ai que des retours pleins de satisfaction. » Le responsable régional glisse qu’avec l’instance nationale, « aujourd’hui, chacun vit sa vie ».

Du côté de la CFDT-Cheminots, les divisions n’ont pas été aussi spectaculaires. Après de longues hésitations, et bien que le dirigeant confédéral Laurent Berger ait appelé à de nombreuses reprises à une pause, le syndicat cheminot s’est déclaré officiellement en faveur de la poursuite de la grève 3, même s’il reste favorable au système par points.

Cette unité officielle des agents SNCF et RATP ne signifie pas que les rangs des grévistes ou des manifestants sont très fournis en ces temps de vacances scolaires. Dans les AG cheminotes, les militants Unsa ont quasiment disparu, quand ceux de la CFDT ne se sont jamais montrés. La foule des grands jours n’est pas au rendez-vous, chacun le sait au sein du mouvement social.

Ce léger temps de flottement était perceptible en toile de fond à l’AG de ce mardi des agents de la Ville de Paris. Une quarantaine de personnes s’étaient réunies dans la salle des mariages de la mairie du IVe arrondissement, non sans avoir pris soin de retourner le portrait officiel d’Emmanuel Macron. « Le mouvement n’est pas mort, mais avec les vacances, il est en train de s’essouffler chez nous », a confié au téléphone l’un des participants.

Pour contrer les accès possibles de morosité, les prises de parole qui se sont succédé étaient particulièrement volontaires. « Il faut se féliciter qu’on soit réunis le jour du réveillon ! Et le 28 décembre, une manifestation en plein milieu des vacances, c’est symbolique », s’est enthousiasmé l’un des participants.

Adèle Dorada, militante de la formation libertaire UCL 3 et syndicaliste CGT à la Ville de Paris, a pour sa part insisté sur le sursaut de mobilisation dans les raffineries : « Cela fait 20 jours que certains collègues sont en grève reconductible, ils ne se sentent pas toujours soutenus, et là, un gros secteur entre dans la danse. C’est un message d’espoir ! C’est toujours possible, on peut tenir. »

« On a un rouleau compresseur devant nous, il est tellement dur qu’il faut abolir les frontières entre nous. Il faut aller les uns chez les autres dans les AG, se rencontrer, se parler, s’unir », insiste Aurélie, qui travaille à la bibliothèque du centre Pompidou, et signale l’appel inédit 3, tout juste élaboré, de tous les types de bibliothèques publiques enjoignant à rejoindre la mobilisation.
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Ces étincelles déclencheront-elles un nouvel embrasement avant même le 9 janvier ? C’est bien ce qu’espéraient les cheminots de la gare de Lyon, réunis en milieu de journée pour leur AG quotidienne. Une cinquantaine de personnes seulement s’alignent dans la cour extérieure, là où elles sont plutôt 400 ou 500 pour les jours phares de la mobilisation. Jean-Luc Mélenchon est venu les saluer longuement devant les caméras, aux côtés d’Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis.

« Pour certains, les fiches de paie ont commencé à tomber et ça fait tout drôle, reconnaît au micro Bérenger Cernon, le responsable CGT de la gare. On se demande comment on va faire, mais notre combat est d’une noblesse sans nom. » Et puis, il le rappelle, habituellement « Noël, c’est loin de nos familles qu’on le passe au moins une fois sur deux ». Mais pas cette fois pour les grévistes, qui passeront le réveillon en famille.

« Ce soir, profitez de vos gosses, grâce à la grève ! », enjoint Fabien Villedieu, le leader SUD-Rail de la gare de Lyon. « On veut nous faire passer pour les fous furieux, les méchants, ceux qui mangent les enfants », raille-t-il. Pour lui, la vérité est tout autre : « Je ne veux pas me bouffer les doigts pendant vingt-cinq ans en me disant : “Et si on avait tenu quelques jours de plus ?” »