Les professionnels de santé

Médiapart - Ces infirmières que les médecins veulent empêcher d’exercer

Février 2023, par Info santé sécu social

Mardi, les médecins libéraux organisent une grève et des manifestations contre une proposition de loi donnant plus d’autonomie aux infirmières de pratique avancée. Ces « IPA » ont pourtant fait la preuve de leur utilité dans de nombreux pays. Trois d’entre elles témoignent.

Caroline Coq-Chodorge
13 février 2023

Mardi 14 février, des médecins libéraux se mettent en grève et vont manifester contre d’autres professionnels de santé : les infirmières de pratique avancée (IPA). Ils défileront à Paris devant le Sénat, qui doit examiner le même jour une proposition de loi de la députée Stéphanie Rist (Renaissance), prévoyant de permettre aux patients de se rendre directement « chez ces professionnels sans passer en amont par un médecin ». Le texte veut aussi permettre aux IPA de prescrire certains médicaments pour la première fois, privilège jusque-là réservé aux médecins.

Tous les syndicats de médecins libéraux ont suivi l’appel à manifester du collectif Médecins pour demain, qui s’est constitué sur Internet, au départ pour demander le passage du tarif de consultation de 25 à 50 euros - l’assurance-maladie leur propose une augmentation de 1,50 euro.

L’ordre des médecins, une institution publique censée défendre la déontologie médicale, qui vit des cotisations obligatoires de tous les médecins, se joint même, de manière « inédite », au mouvement social. « Nous, médecins, ne pouvons accepter que certains de nos concitoyens n’aient pas accès à un diagnostic médical et à une stratégie thérapeutique qui relèvent de la compétence des médecins », écrit l’ordre.

Les infirmières de pratique avancée, diplômées à bac + 5 après un master universitaire, exercent une profession née dans les années 1960 aux États-Unis et existant aujourd’hui dans la majorité des systèmes de santé avancés. Elle a prouvé son utilité, notamment pour faire face au vieillissement de la population et au développement des maladies chroniques, et pallier la pénurie de médecins. La montée en compétence des infirmières est aussi intimement liée à la question féministe.

En France, la pratique avancée a officiellement été autorisée en 2016. Mais elle est restée suspendue à un décret paru deux ans plus tard. Les négociations avaient été laborieuses, et les médecins ont obtenu un encadrement strict de la pratique, avec un protocole d’organisation obligatoirement signé par un médecin. Sans médecin volontaire, l’IPA ne peut donc pas pratiquer.

Après de multiples rapports, tous en faveur des IPA, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) vient d’en publier un nouveau, qui recommande d’étendre les compétences et de rendre plus viable économiquement cette profession.

Trois IPA, deux femmes et un homme, ont accepté de raconter à Mediapart leurs pratiques, leur attente d’une plus grande reconnaissance, y compris financière, et d’une plus grande autonomie.

Auprès des patients psychiatriques privés de soins
Moins de 50 ans pour un homme, moins de 60 ans pour une femme. C’est l’espérance de vie moyenne des patients présentant des troubles psychiatriques. La raison : tous leurs autres problèmes de santé sont négligés, par les patients eux-mêmes et par un système de santé qui les discrimine.

Malasi Sonethavy exerce dans un centre médico-psychologique (CMP) à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), où elle suit cent dix patients psychiatriques, à raison d’une consultation toutes les quatre semaines environ. « Au sein de mon CMP, les psychiatres m’orientent des patients qui ont des maladies somatiques [qui ont trait au corps – ndlr] – cancer, diabète, hypertension, maladies cardio-vasculaires – ou dans un but préventif, parce qu’ils ne sont peu ou pas suivis. La plupart n’ont même pas de médecin traitant. C’est vrai, ce ne sont pas des patients faciles : ils exigent du temps, de l’écoute, ont du mal à respecter les rendez-vous, à faire des examens, à suivre leurs traitements, etc. Je suis là pour les aider à réintégrer le système de santé. »

La première consultation dure le plus souvent une heure. « Je fais un état des lieux de sa situation : quels sont ses antécédents, a-t-il un médecin, suit-il des traitements, quels sont ses derniers résultats d’examens ? Je vois des patients qui n’ont pas fait de prise de sang depuis quinze ou vingt ans. Je peux leur en prescrire une. Je prends aussi leur tension, leur poids, je réalise un électrocardiogramme. J’écris une fiche pour chaque patient, et je l’aide à trouver les médecins dont il a besoin. J’évalue aussi leur situation sociale et les oriente si besoin vers une assistante sociale. Tout est de plus en plus compliqué pour ces personnes, qui souffrent souvent d’illectronisme : ils n’ont pas d’adresse mail, de compte Doctolib, etc. »

L’infirmière a construit un réseau de médecins : « Je les contacte, je leur explique les antécédents du patient, je peux argumenter sur l’urgence avec des arguments cliniques. Je les rassure aussi en leur expliquant que j’assure un suivi. Tous mes patients ont mon numéro de portable professionnel. »

Elle prend aussi au sérieux une addiction qui paraît souvent insurmontable : « Les deux tiers des patients psychiatriques fument, souvent beaucoup. Mais certains ont une demande de sevrage, pas toujours prise en compte. Ils ont tellement de problèmes que le tabagisme n’est pas jugé prioritaire. »

Au cours d’une longue consultation, elle retrace l’histoire tabacologique du patient, sa consommation, ce qui le pousse à fumer, ce qui le motive à arrêter. Elle mesure le taux de monoxyde de carbone expiré du fumeur, avant et après la tentative d’arrêt, pour mesurer les progrès. Elle peut aussi prescrire des substituts nicotiniques et revoit le patient, pour l’encourager, analyser les échecs ou les rechutes. Et cela fonctionne souvent : « Certains patients ont arrêté, d’autres baissent leur consommation, c’est très gratifiant. »

L’amélioration de l’état de santé physique qui en découle est parfois « impressionnante », et a bien sûr un impact positif sur l’état de santé psychique des patients : « On constate une baisse de l’anxiété, des symptômes dépressifs. » Elle ne se contente pas d’affirmer ses succès, elle les prouve en consacrant une journée par semaine à la recherche et à la publication d’articles sur sa pratique. « On doit prouver l’intérêt des IPA », dit-elle.

Je travaille en complémentarité avec les médecins, pas en rivalité.

Cette infirmière de 32 ans exerce depuis dix ans. Elle a très vite touché du doigt « la difficulté du métier dans les services hospitaliers, qui met à mal notre volonté de poursuivre ». Elle a finalement choisi de sortir de ces difficultés professionnelles par le haut, pour trouver « un poste plus stimulant », et a obtenu son diplôme d’IPA en santé mentale en 2021.

Malasi Sonethavy serait-elle une sous-médecin, qui ferait prendre des risques à ses patients ? « Les critiques médicales méconnaissent nos compétences, proteste-t-elle. Et lorsque mes compétences sont dépassées, je renvoie vers d’autres professionnels, c’est ce que font tous les soignants, médecins ou non, cela relève de la conscience et de l’éthique professionnelle. Les diagnostics restent posés par les médecins. Je travaille en complémentarité avec eux, pas en rivalité. »

Elle espère que la proposition de loi Rist passera, pour que soient levés plusieurs freins à sa pratique. Le principal est qu’elle ne peut recevoir que des patients qui lui sont adressés par un médecin avec lequel elle a signé un protocole de coopération. Elle estime qu’elle pourrait également suivre « ceux qui ont entendu parler de moi par le bouche-à-oreille » : « Aujourd’hui, c’est une perte de chance pour eux. Et c’est absurde, car un patient peut aujourd’hui voir directement une infirmière, pourtant moins qualifiée ».

Une spécialiste de la maladie de Parkinson
La plupart des infirmières de pratique avancée ont derrière elles un long parcours de montée en compétences. C’est le cas de Lise Mantisi, 37 ans, qui s’est spécialisée en neurologie, de diplôme universitaire en master, auprès des patients touchés par la maladie de Parkinson. Son diplôme de pratique avancée, obtenu en 2020, devait enfin permettre à cette infirmière très qualifiée d’accéder à une véritable reconnaissance.

Deux ans plus tard, elle constate que les IPA se comptent encore sur le doigt d’une main : « on est 1 643, et on voit une baisse des inscriptions en formation, car notre salaire et nos difficultés à exercer en ont échaudé certains. Il y a pourtant 600 000 malades chroniques qui n’ont pas de médecin traitant, dont des malades de Parkinson. Les IPA peuvent rendre de grands services. On est certainement une des solutions au manque de médecins dans les années à venir. »

Lise Mantisi exerce dans un centre expert de la maladie de Parkinson à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Elle suit les patients les plus complexes, dont la maladie est la plus avancée, et qui ont besoin des traitements les plus lourds, par exemple par stimulation cérébrale ou avec des traitements par pompes. Accéder à ces traitements, qui exigent une opération chirurgicale, est un long parcours qu’elle accompagne de bout en bout : « Je leur explique les examens à réaliser, l’attente avant l’opération. Je réalise moi-même certains bilans, comme l’évaluation des symptômes moteurs. Je collecte tous les résultats d’examen puis je participe à la réunion qui décide si le patient est éligible ou non au traitement. »

Puis elle suit ces malades au long cours, tous les un à trois mois en fonction des besoins. Les patients ont son mail et son téléphone, en cas d’urgence. Son travail permet au médecin neurologue d’espacer ses consultations avec ces malades, et donc d’en suivre un plus grand nombre.

Car la plus-value de l’infirmière, c’est le temps : « La première consultation dure une heure trente, les suivantes 45 minutes. Le médecin se concentre sur le diagnostic. Nous on est dans le suivi thérapeutique, au quotidien. Avec les médecins, on est très complémentaires, on travaille en étroite collaboration. »

On ne peut pas demander aux infirmières de monter en compétences, d’avoir plus de responsabilités, sans reconnaissance salariale.

Elle s’occupe aussi de faire le lien entre tous les professionnels de santé qui entourent le patient, du médecin traitant au neurologue, en passant par le cardiologue ou le neurologue, en tenant un compte-rendu de la prise en charge, qu’elle partage entre tous ces acteurs, toujours « avec l’accord du patient », précise-t-elle.

Si elle peut renouveler le traitement, elle ne peut pas l’adapter. « C’est pourtant moi qui propose des modifications au neurologue, qui me suit dans 99 % des cas, constate-t-elle. Le ministère, les sociétés savantes de neurologie, tout le monde est d’accord pour que les IPA puissent adapter les traitements anti-épileptiques et anti-parkisoniens, mais cela ne bouge pas… »

Son autre frustration est financière : son salaire est de 2 200 euros net, dont 150 euros de prime qui n’entrent pas dans le calcul de la retraite. « On essuie les plâtres. Mais on espère que ça va évoluer. On ne peut pas demander aux infirmières de monter en compétences, d’être plus autonomes, d’avoir plus de responsabilités, sans reconnaissance salariale. »

L’infirmier des personnes âgées
C’est dans un hôpital d’instruction des armées que l’infirmier Laurent Salsac a petit à petit gagné en compétences et en autonomie. « Dans l’armée, on travaille en équipe, il y a une culture de la formation continue. J’ai par exemple tenu une consultation d’annonce du cancer du sang, après avoir été formé en hématologie. Je n’y ai jamais vu, dans mon service, un médecin remettre en cause une infirmière sur ses compétences propres. Ailleurs, cela arrive tous les jours… »

Cette défiance venant du corps médical, il l’a ressentie dès son installation en libéral dans une ville populaire et vieillissante de la banlieue de Tours, en voie de désertification médicale. Là encore, il s’est formé, en passant un diplôme universitaire sur les plaies et la cicatrisation, au bénéfice de ses patients âgés.

« Quand on est infirmier, on n’avait auparavant que deux choix : le rester toute sa vie ou devenir cadre, c’est-à-dire faire du management. Moi, je suis passionné par les soins. » Il a donc été l’un des premiers à suivre le master d’IPA, dans la spécialité pathologies chroniques stabilisées.

Il a trouvé des femmes médecins prêtes à travailler avec lui, et s’est installé dans leur cabinet. « Il y a cinq médecins, je travaille surtout avec deux, spécialisées en gériatrie et en neuro-gériatrie, et qui ont donc beaucoup de patients âgés et complexes, porteurs de nombreuses maladies chroniques. »

Ses consultations durent entre 45 minutes et 1 h 30. « Je reprends tout le dossier médical : les antécédents, les traitements, les bilans, la vaccination, les dépistages des cancers et des troubles cognitifs. J’ausculte le patient, je lui fais passer si besoin un électrocardiogramme, un test du souffle. Je vois ce qu’il connaît de sa maladie, j’évoque son quotidien, son activité physique, son alimentation. Je peux renouveler les ordonnances, et les adapter en fonction des bilans, toujours en lien avec le médecin. Et si je vois qu’il y a un problème, j’oriente vers le médecin plus ou moins rapidement, selon le degré d’urgence. »

Les médecins veulent garder l’hégémonie, même s’ils sont débordés. C’est à mes yeux un réflexe paternaliste.

Son travail soulage celui des médecins qui espacent leurs consultations. Débordées, celles de son cabinet acceptent d’ailleurs peu de nouveaux patients, à moins qu’ils soient suivis en parallèle par Laurent Salsac.

On le suit en visite au domicile de Josiane, 69 ans. Atteinte d’un diabète, d’une insuffisance cardiaque, d’une hypertension, elle a aussi subi deux AVC, et a récemment été hospitalisée. Il revoit avec elle sa glycémie : elle est déséquilibrée, depuis que son traitement a été modifié à l’hôpital. Il promet de contacter son diabétologue pour évoquer le sujet. Il lui explique les différents stades de l’insuffisance cardiaque, l’incite à reprendre doucement le sport pour réadapter son cœur et son corps à l’effort.

Aujourd’hui, les conditions d’exercice des IPA en libéral ne lui permettent pas d’exercer son activité à plein temps. Car pour exercer en tant qu’IPA, il se retrouve totalement dépendant de la bonne volonté des médecins, et du protocole d’organisation qu’ils doivent signer pour lui. « Ceux avec lesquels je travaillais avant mon diplôme, et qui étaient pourtant submergés de travail, au bord de la rupture, n’ont pas aimé l’idée que je puisse prescrire. Ils ont eu peur que je leur prenne des patients », confie-t-il, incrédule.

« Ce protocole a été imposé par les syndicats et l’ordre des médecins pour nous empêcher d’exercer. Ils veulent garder l’hégémonie, même s’ils sont débordés. C’est à mes yeux un réflexe paternaliste, même si certaines médecins sont des femmes, et certaines infirmières des hommes, critique-t-il. L’IPA ne peut pas exercer sans l’accord d’un médecin, comme les femmes ne pouvaient pas travailler sans l’accord de leur mari. C’est la seule profession de santé dans cette situation. »

Le revenu de l’IPA en libéral est en moyenne de 17 000 euros par an, 700 euros par mois. Laurent Salsac complète ses revenus avec de la formation et d’autres engagements professionnels : il est notamment le président de l’ordre infirmier du département. Il est impliqué dans de nombreux projets de soins parce qu’il « sait parler le langage du médecin et des paramédicaux ».

Sur les réseaux sociaux, des médecins se déchaînent contre les IPA. Les insultes, parfois sexistes, fusent. « Ils disent qu’on va tuer des patients. Les mêmes fantasmes ont été agités dans tous les pays où la pratique avancée s’est installée, constate l’infirmier. Mais c’est très fort en France, je crains que ça laisse des traces, une défiance profonde des médecins à notre égard. Tout cela est au détriment du patient, car c’est bien lui le principal concerné. »

Caroline Coq-Chodorge