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Mediapart : « Coincée » dans la précarité, une docteure dénonce le sort injuste des médecins étrangers

Janvier 2023, par infosecusanté

Mediapart : « Coincée » dans la précarité, une docteure dénonce le sort injuste des médecins étrangers

La régularisation des médecins aux diplômes extra-européens a été, une fois encore, repoussée. En plus de les maintenir dans la précarité, l’administration les renvoie souvent vers de longs parcours de consolidation de leurs compétences. Au CHU de Grenoble, des médecins s’indignent du traitement réservé à l’une de leurs collègues.

Caroline Coq-Chodorge

11 janvier 2023

Leila A. veut bien parler de sa situation, mais sans trop s’exposer, pour ne pas indisposer ceux qui ont son avenir professionnel entre leurs mains. Si elle accepte de se confier, c’est surtout pour « les autres » Padhue, les praticiens à diplômes hors Union européenne. C’est aussi pour son chef, le professeur Jean-François Payen, qui dirige le pôle d’anesthésie-réanimation au CHU de Grenoble (Isère), révolté devant « l’arbitraire ».

Anesthésiste-réanimatrice, la docteure A. est diplômée de l’institut de médecine d’État du Bélarus. En 2009, elle a émigré en France, où elle a obtenu le statut de réfugiée politique. Son parcours d’insertion professionnelle a été long, difficile, déterminé. Dans l’attente de l’asile politique, elle a d’abord exercé « divers métiers, surtout dans l’agriculture ». Puis elle a fait son chemin à l’hôpital public, tout d’abord « comme infirmière, après trois mois de formation ».

Le long parcours d’une Padhue en France

Elle apprend alors qu’elle peut exercer la médecine avec son diplôme bélarusse : « J’ai envoyé mon CV dans toute la France et j’ai été embauchée en 2013 comme praticienne attachée associée en anesthésie-réanimation à Melun [Seine-et-Marne – ndlr]. J’étais alors payée comme une interne, moins de 2 000 euros, moins qu’une infirmière. » Elle prend ensuite d’autres postes à Châteauroux (Indre), Guingamp (Côtes-d’Armor), Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor). Forte de ces expériences, elle décroche en 2018 un poste d’anesthésiste-réanimatrice dans le service de gynécologie du CHU de Grenoble, où elle exerce encore aujourd’hui.

De par cette expérience et des recommandations de ses supérieur·es, elle a demandé son autorisation d’exercice en 2020. Au niveau régional, son dossier ne soulève aucune question : « Huit ans d’expérience, recommandations favorables et sans réserve reflétant un praticien de qualité et de grande valeur, proposition de poste en CHU », constate la commission.

C’est au niveau national, devant le Centre national de gestion (CNG), l’établissement public qui gère les carrières des praticiens hospitaliers, que le dossier de Leila A. se fracasse : « J’ai décidé de ne pas vous accorder l’autorisation d’exercice que vous sollicitez au motif que votre formation théorique et pratique est insuffisante et votre audition a révélé que des progrès demeurent nécessaires en termes de maîtrise de la langue française », lui écrit le 11 février 2022 Philippe Touzy, le chef du département « concours, autorisation d’exercice, développement professionnel » du CNG.

Cette décision a été prise après « dix minutes d’entretien, en visioconférence, en plein confinement », explique Leila A.

Son chef, le professeur Payen, n’en revient toujours pas : « Elle comprend très bien le français et se fait parfaitement comprendre. Est-ce qu’on lui fait payer son accent russe ? », s’interroge-t-il.

Le dossier de l’anesthésiste-réanimatrice n’est pas rejeté, mais il lui est demandé un « parcours de consolidation des compétences de quatre années de stage en service agréé pour la phase d’approfondissement et une année de stage en service agréé pour la phase de consolidation ». La docteure A. doit pour cela s’« inscrire à l’université [...] en phase 2 de la formation initiale des étudiants de troisième cycle ».

La docteure Ana Maria Rogé, responsable de l’anesthésie en gynécologie, traduit ainsi ce langage administratif : « Le CNG lui demande de refaire quatre années d’internat sur cinq. Cela revient à considérer que sa formation est nulle. On a tous été très surpris par cette décision. Et on a l’impression qu’elle n’y est pas pour grand-chose. Est-ce que c’est une décision contre notre chef de pôle, le professeur Payen ? »

On ne peut pas faire travailler des médecins étrangers, les sous-payer, et leur faire subir une telle maltraitance.

Pr Payen, chef du pôle anesthésie-réanimation du CHU de Grenoble
Philippe Touzy, du CNG, défend la procédure suivie : « Est-ce que dix minutes d’entretien suffisent pour juger de la compétence d’un médecin ? Non. L’entretien complète un dossier très complet, sur les diplômes, le parcours du médecin, ses formations en France, l’évaluation par ses pairs, sa participation aux congrès. L’entretien, c’est la dernière pièce de l’édifice, qui permet de poser les dernières questions pour éclairer les zones pas claires. Pour chaque dossier, un rapporteur désigné, toujours médecin dans la spécialité, a toute latitude pour évaluer le dossier. »

Il rappelle la finalité de cette évaluation : « Quand un médecin obtient sa validation d’exercice, il a toute latitude pour exercer où il le souhaite, y compris en libéral. Il doit donc être autonome dans tout le champ de sa spécialité. »

Pourquoi les avis des chefs de service et des collègues de la docteure A., très favorables, n’ont-ils pas été suivis ? Haut fonctionnaire, Philippe Touzy ne peut pas se prononcer sur le dossier de la docteure A., ni commenter une « décision médicale ». Il explique simplement que si « l’avis des chefs de service est très important, il n’est pas suivi automatiquement. Beaucoup de chefs de service envoient des avis très favorables. Mais certains peuvent avoir le plus grand mal à recruter, et se montrer très compréhensifs ».

De leur côté, les collègues grenoblois de la docteure A. s’interrogent sur un possible règlement de comptes, rapporte la docteure Rogé : « Est-ce que c’est une décision contre notre chef de pôle, le professeur Payen ? » Les spécialités médicales sont de « tout petits mondes, où tout le monde se connaît », admet Philipe Touzy. Il donne une autre clé de compréhension, qui confine à l’arbitraire : selon lui, l’excès de soutien peut nuire à un candidat, car « les médecins membres de la commission sont très attachés à leur indépendance ».

Le professeur Payen a en effet tenté d’obtenir des explications du CNG ou de ses confrères, sans succès. « Dans cette commission siègent des représentants du Conseil de l’Ordre et de la spécialité concernée, explique-t-il. Mais personne ne sait ce qui s’y dit, il n’y a aucun compte-rendu. »

« Des lettres de soutien de gynécologues et d’anesthésistes-réanimateurs de l’hôpital ont été rédigées, poursuit-il. Pourquoi les médecins de terrain ne sont-ils pas écoutés ? On ne peut pas faire travailler des médecins étrangers, les sous-payer, et leur faire subir une telle maltraitance administrative. »

La docteure A. « travaille comme anesthésiste-réanimatrice dans une maternité de niveau 3 », la plus technique, qui prend en charge les grossesses les plus complexes. Au départ, elle est restée « sous observation, précise le professeur Payen. On a vu qu’elle tenait la route. Petit à petit, elle a gagné en autonomie. Depuis plus de 3 ans, elle travaille comme une médecin senior, en complète autonomie. Elle fait des gardes, travaille au bloc opératoire. Elle a toute notre confiance pour la bonne prise en charge des patientes ».

À la suite d’un recours gracieux, appuyé par un avocat, le CNG a confirmé, le 15 novembre dernier, son refus d’accorder une autorisation d’exercice. Il a simplement réduit à deux années le parcours de consolidation exigé de la docteure A.

Un salaire de 2 000 euros par mois, des CDD à répétition
Le CNG la maintient ainsi dans un poste précaire, toujours sous-payé, normalement 2 000 euros par mois, avec des gardes payées 200 euros la nuit de travail, comme les internes. « Je perdrais 1 500 à 1 700 euros par mois, a calculé la docteure A. Ce n’est pas possible, j’ai encore deux enfants étudiants à ma charge ! »

À Grenoble, en raison de ses responsabilités, elle a obtenu un meilleur salaire – 3 700 euros net – qu’elle peut heureusement conserver. « Mais mes collègues sont eux payés près de 6 000 euros avec les gardes. Et je reste en CDD, après dix années de travail dans des hôpitaux français. »

Elle se sent « coincée, très fatiguée ». « J’ai 49 ans, j’ai besoin de stabilité. Quelle confiance puis-je avoir dans la décision du CNG, dans deux ans ? » Ce qu’elle vit aujourd’hui en France fait aussi douloureusement écho à son passé bélarusse, où elle a aussi connu des « décisions arbitraires ». « J’ai sans cesse travaillé, au détriment de ma vie privée. Pendant le Covid, j’étais auprès des malades, en obstétrique et en réanimation », rappelle-t-elle.

Combien sont-ils dans cette situation ? En 2019, la France s’est engagée dans une large procédure de régularisation, suivant deux voies : la première est un concours très exigeant, l’examen de validation des compétences, suivi de deux années de stage, avant un passage devant la commission d’exercice du Centre national de gestion, qui gère les carrières des praticiens hospitaliers ; la seconde voie a été ouverte aux médecins étrangers qui exercent depuis au moins deux ans à temps plein en France. Eux aussi peuvent prétendre à la titularisation, sur dossier et après un entretien devant une commission régionale ou nationale.

« La procédure a drainé 4 500 candidatures, dont 3 500 étaient recevables, explique Philippe Touzy, du CNG. Sur l’année écoulée, nous avons examiné 2 300 dossiers d’autorisation d’exercice. Nous aurons terminé d’examiner tous les dossiers fin avril. Pour l’instant, 7,5 % ont été rejetés. Ce sont surtout des médecins qui n’ont pas exercé pendant plusieurs années. Pour les autres, la moitié ont été autorisés directement. À l’autre moitié est demandé entre 6 mois et 2 ou 3 ans de consolidation des compétences. La France est un des pays de l’Union européenne qui autorise le plus de médecins étrangers », défend-il.

Ces 3 500 Padhue sont la planche de salut de très nombreux services hospitaliers, souvent les moins attractifs et les plus pénibles. Tous devaient être régularisés au 1er janvier 2023. À défaut, ils perdaient leur travail. Mais l’administration n’a pas réussi à examiner tous les dossiers à temps. Un décret est donc paru in extremis le 29 décembre, qui reporte la date butoir au 30 avril 2023.

Parmi les Padhue, il y a des situations plus difficiles encore que celle de la docteure A., assure la docteure Nefissa Lakhdara, secrétaire générale du Syndicat national des praticiens à diplôme hors Union européenne (SNPADHUE). « En attendant de passer devant la commission de validation de l’exercice, nous sommes obligés de rester dans le même service pendant un ou deux ans. Des collègues sont au chômage, car le service où ils travaillaient a fermé. Il y a des situations dramatiques de burn-out, de familles qui éclatent. » Les décisions du CNG mettent aussi des hôpitaux en péril, assure-t-elle : « Ceux qui doivent compléter leurs parcours doivent rejoindre un CHU. Des médecins qui occupent des postes, suivent des patients, doivent tout lâcher, avec la crainte de ne pas retrouver leur poste. Des équipes où il y a 80 % de Padhue sont détruites. »

Pour la docteure A., la décision du CNG a remis beaucoup de choses en cause. Elle a renvoyé des CV, cette fois à l’étranger. Des cliniques privées lui ont proposé un salaire de 10 000 euros au Royaume-Uni, de 11 000 euros en Suisse.

Mais, en ce début d’année 2023, elle a reçu une très belle nouvelle : elle a obtenu sa naturalisation. Sa fatigue et sa déception professionnelle n’effacent pas le reste : « J’ai toujours été la bienvenue en France, même en tant que réfugiée politique. J’ai reçu le soutien de mes collègues. J’aime tout en France : la culture, les mentalités. » Elle est déjà inscrite à l’université, elle réfléchit à ses prochains stages pour satisfaire enfin aux obscurs critères de l’administration.

Caroline Coq-Chodorge