Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Contagions de fictions

Février 2020, par Info santé sécu social

25 FÉVRIER 2020 PAR LISE WAJEMAN

Ce n’est qu’au XVIe siècle, avec les travaux du médecin Fracastor, qui a par ailleurs étudié et donné son nom à la syphilis, qu’apparaît la notion de contagion. Alors que le coronavirus se propage, il est temps d’aller lire les grandes fictions épidémiques, de Sophocle à Yan Lianke, en passant par Boccace et Albert Camus.

Contagion, le thriller de Soderbergh sorti en 2011, qui imagine comment une pandémie se répand à partir d’une chauve-souris vendue sur un marché chinois, fait partie des films les plus téléchargés sur iTunes depuis le début de l’année 2020, selon le Hollywood Reporter. Pendant ce temps, les Chinois eux-mêmes ne manquent pas d’humour et de désespoir : le jeu Plague Inc., qui suppose de créer un agent pathogène et de le répandre afin de détruire l’humanité, connaît des pics de vente en Chine depuis le mois de janvier, rapporte le site Gameblog.

Mais le cinéma et les jeux vidéo ne sont pas les seuls à nourrir l’imaginaire de l’épidémie. Il suffit de tendre la main dans une bibliothèque pour attraper quelques livres contagieux : un mal mystérieux venu de Chine par bateau a déclenché émeutes et évacuations dans un petit port du Massachusetts, relatent les premières pages du Cauchemar d’Innsmouth, de Lovecraft (1936). Une épouvantable peste se répand dans la ville de Londres, elle fait de nombreux morts, dont les comptes quotidiens ne cessent de s’accroître, et occasionne toutes sortes de rumeurs, qui risquent de finir par porter préjudice au commerce, ce qui inquiète le narrateur du Journal de l’année de la peste, que Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, publie en 1722.

Quand le premier ministre italien, Giuseppe Conte, déclare le samedi 22 février 2020 face à la multiplication des cas de coronavirus dans son pays : « Nous ne transformerons pas l’Italie en lazaret », il fait surgir des récits venus du Moyen Âge (le premier lazaret a été créé à Venise en 1423), ou des Fiancés (1821-1842), le roman de Manzoni qui a fondé la littérature italienne moderne, et qui rapporte dans un fameux épisode de peste à Milan, comment « la terreur de la quarantaine et du lazaret aiguisait tous les esprits ».

Face aux maladies contagieuses, les récits prennent la forme de leur époque : la tuberculose, pathologie de l’industrialisation et de l’urbanisation, est le grand mal romanesque et théâtral du XIXe siècle ; depuis la fin du XXe siècle, les épidémies sont des tragédies à la fois intimes et mondialisées : après le sida, dont les modalités de transmission sont circonscrites, le SRAS ou le coronavirus renouent avec les pestes anciennes.

Certes, nous sommes moins démunis que nos prédécesseurs. Les grandes épidémies ont longtemps été attribuées à des malédictions divines (la peste qui frappe la ville de Thèbes dans Œdipe Roi de Sophocle) ou à la corruption de l’air : ce n’est qu’au XVIe siècle, avec les travaux du médecin Fracastor, qui a par ailleurs étudié et donné son nom à la syphilis (en écrivant un poème mythologique !), qu’apparaît la notion de contagion.

Aujourd’hui, le coronavirus est identifié, on connaît ses modalités de transmission. Pourtant, il semble impossible de s’en protéger absolument. Nous voilà dans une situation qui ressemble fort à celle des hommes et des femmes des siècles passés : il est donc temps d’aller lire ce que relatent leurs récits.

D’autant que la seule chose à faire, par temps d’épidémie, c’est de se raconter des histoires. C’est d’ailleurs le principe qui guide l’écriture du Décaméron de Boccace. En 1348, la peste noire se répand en Europe, elle décime près de la moitié de la population. Alors que la maladie fait toujours rage, Boccace entreprend l’écriture de son livre : il raconte comment à Florence, une petite compagnie de jeunes gens bien nés décide de fuir la ville ravagée par la mort, l’horreur et la débauche, en se retirant à la campagne.

Là, les sept jeunes femmes et les trois jeunes hommes vont s’adonner à divers plaisirs mesurés et ordonnés : ceux de la danse, de la table, de l’amour, mais surtout ceux du récit. Chaque jour, chacun devra raconter à ses compagnons de villégiature une nouvelle. Car la parole console, soulage, elle porte la vie, tandis que « les ignorants et les illettrés [sont] pires que des morts ». L’échange des cent nouvelles (dix récits par jour durant dix jours) compose le volume du Décaméron ; il vient offrir de partager des histoires en lieu et place de la propagation de la peste.

Mais des romans sortent de la logique de clôture qui régit le récit de Boccace, pour profiter au contraire du désordre qu’introduit l’épidémie, et en faire un bon cadre pour des aventures, notamment amoureuses. La contamination ne profitera guère au héros de L’Amour aux temps du choléra (1985) de Gabriel García Márquez : le pauvre poète voit celle qu’il aime lui échapper au profit d’un médecin héraut de la modernité, venu éradiquer la maladie dans sa petite ville des Caraïbes.
Mais la maladie est propice à de beaux épisodes dans la vie du plus stendhalien des héros de Jean Giono : Le Hussard sur le toit (1951) raconte comment Angelo, jeune aristocrate italien, carbonaro qui a dû fuir son pays, se retrouve vers 1832 dans une Provence dévastée par une épidémie de choléra. Il fait à Manosque la rencontre d’une courageuse jeune femme, Pauline de Théus.

Les rebondissements de leur relation leur donnent l’occasion de mesurer pleinement leur valeur à l’un et l’autre, mais leurs sentiments restent chastes ; seule la maladie leur offre une acmé torride et morbide, quand Angelo se voit contraint de prendre soin de Pauline, contaminée : « Il déshabilla la jeune femme comme on écorche un lapin, tirant les jupons et un petit pantalon de dentelle. Il frictionna tout de suite les cuisses, mais, les sentant chaudes et douces, il retira ses mains comme d’une braise et revint aux jambes, aux genoux qui étaient pris par la glace et bleuissaient. Les pieds étaient blancs comme de la neige. Il découvrit le ventre et le regarda avec attention. Il le toucha des deux mains, partout. »

Les révélations de l’épidémie
Cependant l’épidémie est rarement favorable aux héros, car elle est le plus souvent traitée comme une représentation allégorique d’un mal qui ronge et corrompt, et en particulier, au XXe siècle, comme un moyen d’évoquer le nazisme, la peste brune. C’est ainsi qu’en traite Albert Camus, dans La Peste (1947), avec ses descriptions de rats contaminés qui se mettent à grouiller dans Oran, ou Thomas Mann, dans La Mort à Venise : le livre paraît en 1912, mais l’écrivain dira par la suite qu’il annonçait ce qui se produirait en Allemagne dans les années 1930.

La nouvelle décrit une ville crépusculaire : Aschenbach, écrivain munichois reconnu, double évident de l’auteur, se rend à Venise, où il reste, malgré les développements d’une épidémie de choléra ; il est retenu par la vision d’un très jeune aristocrate polonais, Tadzio, dont la beauté l’aimante. Pourtant, tous les plaisirs, toutes les fièvres festives deviennent fétides et obscènes, à l’image du polichinelle qui vient pousser la chansonnette devant les riches touristes, dont le visage blême et l’odeur suspecte devraient susciter la méfiance, mais qui, avec ses bouffonneries grotesques, son mélange de servilité et de provocation, suscite un rire contagieux, un ricanement grotesque et irrépressible dans l’assistance.

Car l’épidémie est évidemment un révélateur : elle dévoile la mauvaise part des hommes, la corruption du pouvoir. Dans Les Fiancés de Manzoni, la peste qui ravage Milan peut sembler n’être que l’une des innombrables péripéties que doivent affronter les deux jeunes amoureux, Renzo et Lucia, pour pouvoir s’unir.
Certes, la maladie, dans l’intrigue, a le bon goût de faire mourir le redoutable méchant qui voulait épouser Lucia, mais elle est aussi l’occasion pour le romancier de dépeindre de manière acérée la corruption et les mensonges des autorités, qui fabriquent de fausses accusations, car comme dans la fable de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », il faut trouver des coupables : c’est la fameuse histoire de la colonne infâme, à laquelle Manzoni a consacré un essai.

Dans le même temps, ces autorités tardent à reconnaître la réalité de l’épidémie : « Au commencement, donc, point de peste, absolument, en aucune façon ; défense même d’en prononcer le nom. Puis, fièvre pestilente : on en admet l’idée, par le biais d’un adjectif. Puis, non pas une vraie peste ; ou plutôt oui, une peste, mais en un certain sens ; non pas vraiment la peste, mais quelque chose à quoi l’on ne peut trouver un autre nom. À la fin, la peste, sans aucun doute, et sans contredit. »

Autant de considérations qui offrent un écho évident aux atermoiements des autorités chinoises au début de l’année 2020, à la manière dont elles ont commencé par dénoncer les médecins qui ont donné l’alerte comme des fauteurs de troubles.

D’ailleurs, en une coïncidence troublante, paraît en ce mois de février 2020 la traduction en français du dernier roman de Yan Lianke, La Mort du soleil, qui imagine un village chinois gagné par une épidémie de somnambulisme, progressivement décimé par les délits et les crimes ordonnés par les autorités. Le roman, dont la version originale a été publiée à Taïwan en 2015, dépeint de manière à peine voilée les violences du pouvoir chinois actuel, et l’amnésie imposée des violences passées.

L’épidémie d’insomnies qui sévit dans le village de Macondo, épicentre des Cent ans de solitude (1967) de Gabriel García Márquez, emblématise elle aussi une amnésie, celle de la mémoire des Amérindiens après la colonisation espagnole (lire ici). Elle n’a pas cependant de conséquences terribles – c’est même sa normalité qui devient inquiétante.

Mais il faut dire qu’elle donne lieu à une politique très hospitalière, qui inverse le port du stigmate. À la crécelle traditionnellement agitée par le lépreux, elle substitue la clochette agitée par le bien portant : « Tout étranger parcourant en ce temps-là les rues de Macondo devait faire sonner ses clochettes afin que la population malade sût qu’il ne l’était pas. […] Si efficace fut la quarantaine que vint le jour où l’état d’urgence fut considéré comme une chose toute naturelle ; la vie s’organisa de telle manière que le travail reprit son rythme et personne ne s’inquiétait plus de l’inutile coutume qui voulait qu’on dormît. »

Tout semble retourner dans l’ordre. Et c’est là la morale la plus terrible de la catastrophe : les morts, les vérités révélées par l’irruption de la maladie ne changeront rien. Les récits d’épidémie sont pessimistes.

Pessimiste, La Peste écarlate, de Jack London, l’est tout particulièrement : la nouvelle paraît en 1912, alors que l’écrivain désespère de voir un jour ses idéaux socialistes aboutir. Ce récit post-apocalyptique se déroule en 2073, en Californie. Il ne subsiste plus que quelques centaines d’êtres humains sur la Terre : en 2013, une épidémie de mort écarlate – London s’inspire de la maladie qu’avait imaginée Edgar Poe dans Le Masque de la mort rouge – a décimé les huit milliards d’êtres humains sur la planète.

La contagion, rapide et mortelle, a puni le monde par là où il avait péché ; une anecdote édifiante pointe l’aberration des rapports de classes de ce monde ancien, qu’est venue châtier l’épidémie : une femme de la bonne société laisse par mégarde tomber son ombrelle, un serviteur la ramasse mais commet l’erreur de la lui tendre, « elle recula comme si elle avait affaire à un lépreux ».

Mais en 2073, le narrateur, un ancien professeur d’université devenu un vieillard qui radote dans un monde barbare, ne se fait guère d’illusions en observant ses trois petits-fils, jeunes sauvages analphabètes. Le monde ne connaîtra pas de rédemption, les même inégalités se reproduiront : « Je pourrais aussi bien détruire ces livres entassés dans la grotte : qu’ils demeurent ou périssent, toutes les vérités qu’ils contiennent seront redécouvertes, et leurs vieux mensonges revivront et se transmettront. »

Faudrait-il renoncer à la littérature ? Au contraire, il est vital de continuer à raconter des histoires, et de les représenter. Dans « Le Théâtre et la peste » (1933), Antonin Artaud reprend à son compte les formules de saint Augustin, qui considérait le théâtre comme une peste de l’âme. Mais ce qui était une condamnation est transmué par Artaud en un glorieux étendard : « Il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu’il n’est pas autre chose qu’une immense liquidation. Un désastre social si complet, un tel désordre organique, ce débordement de vices, cette sorte d’exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout, indiquent la présence d’un état qui est une force extrême et où se retrouvent à vif toutes les puissances de la nature au moment où celle-ci va accomplir quelque chose d’essentiel. »

Si l’on n’a pas d’appétit pour de tels états de fureur, on peut se contenter de se laisser toucher et attraper par des récits ou des spectacles. Le merveilleux Lucien de Samosate raconte dans Comment il faut écrire l’histoire (IIe siècle de notre ère) que les habitants de la ville d’Abdère furent victimes d’une singulière épidémie de fièvre chaude :

« Tant que la fièvre durait, elle jetait leur esprit dans une plaisante manie : ils faisaient tous des gestes tragiques, déclamaient des iambes, criaient de toute leur force, débitant à eux seuls d’un ton lamentable l’Andromède d’Euripide ou récitant à part la tirade de Persée. La ville était remplie de gens pâles et maigres, de tragédiens d’une semaine, qui s’en allaient criant : “Amour, toi le tyran des hommes et des dieux !” et autres exclamations lancées à pleine voix, et qui n’en finissaient plus, jusqu’à ce que l’hiver, amenant un grand froid, vînt faire cesser tout ce délire. Il avait été causé, selon moi, par Archélaüs, tragédien estimé, qui, au milieu de l’été, pendant la plus forte chaleur, leur avait joué Andromède de telle sorte, qu’au sortir du théâtre la plupart avaient été saisis de la fièvre. »

Une population en délire, contaminée par le plaisir des fictions : voilà une façon de combattre le mal par le mal.