Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Coronavirus : appelés en renfort, les soignants du service de santé des armées sont déjà « épuisés »

Mars 2020, par Info santé sécu social

20 MARS 2020 PAR JUSTINE BRABANT

Annoncé en grande pompe par Macron, le renfort du Service de santé des armées aux soignants sera surtout symbolique, celui-ci ne représentant qu’une infime proportion des capacités médicales françaises et ayant été affaibli ces dernières années par des réductions d’effectifs, combinées à un grand nombre d’opérations extérieures.

« En guerre » contre le coronavirus, la France aura donc son hôpital de campagne, ses avions militaires médicalisés et ses soldats affairés autour des patients en état critique. Emmanuel Macron l’a promis dans son discours du 16 mars, et les premières évacuations de patients le surlendemain, largement médiatisées, sont venues le confirmer aux Français : l’armée vient à la rescousse des hôpitaux débordés.

Le fer de lance de cette mobilisation ? Le service de santé des armées (SSA), conçu pour soigner et porter secours aux militaires des trois armées (terre, air et marine) et aux gendarmes, à la fois en métropole et lors des opérations extérieures. Et donc, désormais, au chevet des victimes du Covid-19. L’image est peut-être rassurante, mais n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des capacités d’un service en sous-effectif, au personnel fatigué et au turn-over préoccupant.

Le quotidien de ses soignants consiste assez rarement à soigner dans un Airbus rutilant comme celui mobilisé dans le Grand Est pour transporter des malades du Covid-19. Il ressemble plutôt à celui décrit par cet infirmier ayant exercé plusieurs années au sein de l’un des huit hôpitaux militaires français : « On pratique des interventions chirurgicales avec un seul infirmier de bloc opératoire par salle au lieu de deux, parfois sans interne. L’infirmier de bloc se retrouve seul avec le chirurgien, à faire trois postes en un. Les horaires à rallonge sont quotidiens. On ne peut pas vérifier et commander tout le matériel nécessaire. Avec un minimum de personnes, mais une grande conscience professionnelle, on réussit à éviter les drames de justesse. »

Des conditions de travail qui « pourraient être justifiées en cas de crise extrême », mais sont malheureusement « devenues quotidiennes », assure le soignant.

Les moyens du service de santé des armées sont anecdotiques à l’échelle du système médical français. Avec 1 750 lits sur 250 000, et 2 300 médecins sur 223 000, les moyens hospitaliers militaires « représentent à peine 1 % de l’hôpital public », rappelle le spécialiste des questions de défense Jean-Dominique Merchet. Dans un contexte où « chaque effort compte », comme le répète la ministre des armées, même ce « 1 % » pourrait constituer une aide précieuse. Oui, mais voilà : le service de santé des armées se porte plutôt mal.

En moins de dix ans, le SSA a perdu près de 10 % de son personnel, passant de 15 941 employés en 2010 à 14 561 en 2017. Une baisse décidée au début des années 2010, dans un double contexte de coupes franches parmi les personnels de la défense et de réformes des hôpitaux. L’ambiance était alors à la RGPP et à la « modernisation ». Le service de santé des armées, épinglé par la Cour des comptes pour ses hôpitaux militaires déficitaires, n’avait pas de raison d’y échapper.

Sauf qu’en 2013, la donne a changé pour les armées françaises : pour faire face à la multiplication des opérations extérieures (au Mali, en République centrafricaine, en Irak et en Syrie) et au lancement de l’opération Sentinelle, il a fallu de nouveau recruter – ou du moins, dans un premier temps, arrêter de réduire les effectifs. Un changement de cap entériné par la loi de programmation militaire 2019-2025, qui prévoit que les effectifs du SSA cessent de baisser, se stabilisent puis remontent légèrement après 2023.

Trop peu, trop tard ? Le manque chronique de personnel du SSA inquiète l’institution chargée de prendre le pouls des armées françaises, le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM). L’un de ses derniers rapports, largement consacré à la santé des armées, estime que les ressources humaines du service sont à la fois « sursollicitées » et « fragilisées ». Il relève qu’il manque au SSA 165 médecins ainsi qu’un grand nombre de chirurgiens, notamment orthopédiques et viscéraux. Une situation « inquiétante » juge le comité, qui interpelle : « Fragilisé, le SSA ne doit pas rompre. »

Parmi les facteurs qui fatiguent nombre de soignants : le nombre très élevé de départs en mission à l’étranger – en jargon militaro-managérial –, la « surprojection ». Ce chirurgien, affecté durant un an à un hôpital militaire traitant des traumatologies lourdes, l’a expérimenté. « Je suis arrivé dans mon service, et six semaines plus tard, on m’envoyait en Côte d’Ivoire, se souvient-il. Je n’étais pas encore rentré de Côte d’Ivoire qu’on m’annonçait déjà que je partais au Tchad quelques mois plus tard. Et je n’étais pas encore rentré du Tchad qu’on me demandait de repartir au Mali… »

Ce rythme intense pèse particulièrement sur les jeunes médecins du SSA. Très sollicités pour partir en opérations extérieures, ils « arrivent à saturation rapidement et finissent par quitter le SSA vers 45 ans, ce qui aggrave encore le phénomène » de turn-over, observe notre chirurgien – aujourd’hui reparti exercer dans un hôpital public non militaire. « Alors que les déficits de personnels sont déjà criants dans certaines spécialités, la surprojection des mêmes personnels finit par les pousser à quitter le service », confirme la commission des affaires étrangères du Sénat.

Mais il n’y a pas que la surprojection qui fait fuir les médecins. Après une trentaine d’années au sein du service de santé des armées, cet autre chirurgien est parti, car il n’avait plus les moyens d’entretenir ses compétences, explique-t-il : « Pour rester au niveau, dans ma spécialité, il faut opérer entre 500 et 700 patients par an. Dans l’hôpital militaire où j’exerçais, on en faisait trois à quatre fois moins, faute de blocs opératoires en nombre suffisant. » Un déficit d’opérations qui n’est pas incompatible avec la surprojection : « Partir beaucoup ne veut pas dire opérer beaucoup, explique-t-il. Au Mali comme ailleurs, il n’y a pas de blessé grave tous les jours. »

Sous-effectif, surprojection, perte de compétences… Ces contraintes pèsent sur le moral du service. Même les indicateurs de « mesure du moral » mis en place par le ministère des armées, suspectés d’être biaisés et « faussement rassurants », ne parviennent pas à le masquer. « Les inquiétudes sur les moyens humains, l’évolution du service ou les possibilités de reconversion sont supérieures de 15 à 17 points par rapport à ce qui est observable dans les autres forces armées » – pourtant déjà assez mal en point –, rapportait le HCECM en juillet 2019.

Pour exercer dans ces conditions peu enviables, le personnel médical militaire bénéficie d’une paie « correcte », conviennent ceux qui nous avons interrogés, mais beaucoup moins élevée que ce qu’ils pourraient toucher ailleurs. Notre chirurgien aux trente années de carrière gagnait 6 500 euros par mois au SSA. À expérience égale, ses collègues exerçant dans le privé en secteur 2 touchent eux autour de 37 000 euros par mois. Et ceux ayant choisi l’hôpital public (non militaire), entre 8 000 et 13 000 euros.

On est donc bien loin de l’image, entretenue par l’exécutif, d’une armée qui serait capable de venir soutenir des hôpitaux « civils » à bout de souffle. À vrai dire, le SSA est tellement affaibli qu’aujourd’hui, en métropole, c’est plutôt l’inverse qui se produit : le système médical militaire doit bien souvent appeler des médecins « civils » à la rescousse pour remplir ses missions. Désormais, les bases de défense appellent régulièrement le 15 ou le 18 pour prendre en charge les urgences, relève le HCECM, et « faute de capacités », ce n’est plus systématiquement le SSA qui assure le soutien médical des opérations de gendarmerie, mais plutôt des services départementaux d’incendie et de secours.

Sur le front de la lutte contre le Covid-19, la contribution du SSA sera donc à l’image de ses ressources : faible. Le ministère a beau assurer à Mediapart que les réformes « n’ont pas amené de diminution » du nombre d’anesthésistes-réanimateurs et d’infectiologues, les effectifs avancés sont modestes. « +5 anesthésistes-réanimateurs entre 2013 et 2020 », détaille le ministère, ainsi que « +5 » médecins internes infectiologues sur la même période (le ministère n’était pas capable dans l’immédiat de nous préciser les effectifs totaux pour chaque spécialité, voir notre boîte noire).

Quelques jours après les annonces martiales d’Emmanuel Macron, la réalité des moyens déployés apparaît – et elle paraît bien maigre face à l’ampleur de l’épidémie. L’hôpital de campagne ? Il fournira trente lits de réanimation, qui ne seront sans doute pas opérationnels avant le 27 mars. Un délai en partie causé par les difficultés à trouver le personnel nécessaire au fonctionnement de cette structure. « Je ne sais pas bien qui ils vont pouvoir mettre : sur la centaine d’anesthésistes-réanimateurs du SSA, je n’en connais aucun qui ne soit pas déjà à pied d’œuvre », observe un médecin militaire qui compte quinze ans de service.

« On va mettre une semaine minimum pour qu’il atteigne son rythme de croisière, et il ne sera même pas capable de prendre les patients de la journée… », soupire l’un de ses collègues chirurgiens. Le désormais fameux « kit Morphée », permettant d’évacuer par avion des blessés graves ? Dans les rangs de l’armée de l’air, le choix de l’utiliser sur un Airbus A330 et non pas sur un Boeing C135 (sur lequel l’armée française a plus d’expérience) questionne. « L’appareil européen est flambant neuf et son exposition médiatique devrait contribuer à son aura commerciale », commente sobrement la Lettre A, publication spécialisée et destinée aux « décideurs ».

Moins médiatisés, mais pourtant très actifs, les personnels soignants mobilisés dans les cinq hôpitaux militaires prennent en charge des malades du Covid-19. « On va le faire, assure l’un d’eux, déjà en première ligne face à l’épidémie. On est déjà en surrégime, mais on fera l’effort, parce que les situations de crise, on connaît, et parce qu’on est contents de faire ça pour la France. » « Bien sûr qu’on va le faire, ajoute l’une de ses collègues également en poste dans un hôpital fortement impliqué dans la lutte contre l’épidémie. Quand tout le monde vous regarde et vous dit : “C’est la santé de la Nation”, bien sûr qu’on y va, même si on est déjà épuisés. On va faire face, mais à quel coût ? »