Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Covid-19 : ces centaines de milliers de vaccins disponibles mais interdits d’usage

Février 2021, par Info santé sécu social

12 FÉVRIER 2021 PAR JOSEPH CONFAVREUX ET CAROLINE COQ-CHODORGE

Les vaccins à ARN messager apparaissent si rares et précieux que des médecins et des pharmaciens voudraient récupérer les dernières gouttes restantes au fond des flacons pour reconstituer des doses. Une pratique interdite par les autorités de santé.

Le vaccin à ARN messager s’impose comme la seule issue à la crise mondiale provoquée par le coronavirus. En Israël, il est en train de faire la preuve de son efficacité, au moins sur les formes graves du Covid-19 : le taux d’hospitalisation des personnes âgées, massivement vaccinées avec le produit du laboratoire Pfizer, est en chute libre.

Les effets secondaires sont mineurs. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), le 11 février, relève un seul « signal » de pharmacovigilance : « l’augmentation de la tension artérielle, immédiatement après la vaccination ».

En France, ce signal concernant le vaccin AstraZeneca est bien plus fort. Les professionnels de santé en bénéficient les premiers depuis dimanche dernier. Or de nombreux soignants ont signalé des syndromes grippaux de forte intensité, certains sont en arrêt maladie.

Lundi 8 février, le ministre de la santé Olivier Véran a été vacciné, parce qu’il est médecin, avec le vaccin AstraZeneca. Il se porte bien, comme il l’a montré lors de la conférence de presse du jeudi 11 février, au cours de laquelle il a fait état d’une situation épidémique encore « sous contrôle », mais toujours « fragile, incertaine », en raison de la progression des variants. Il a même évoqué de possibles reconfinements locaux, en particulier en Moselle, où ont été détectés des clusters de variants sud-africain et brésilien, les plus inquiétants.

Dans toute l’Europe, les livraisons de vaccins ne permettront pas de gagner la bataille contre le virus avant plusieurs mois. Le 3 février, Olivier Véran a eu cette phrase alambiquée : « On n’aura jamais assez de vaccins tout de suite, mais on aura toujours assez de vaccins au bon moment. » Autrement dit par la maire de Lille, Martine Aubry, on est « vraiment en pénurie de vaccins ».

Dans un contexte d’urgence sanitaire, les laboratoires pharmaceutiques ont obtenu de nombreuses garanties pour être exonérés de responsabilité juridique et financière en cas d’effets secondaires imprévus. Comme Mediapart l’a établi en retraçant les négociations entre l’Union européenne et les laboratoires fournisseurs de vaccins, les contrats signés par la Commission européenne, dont des versions expurgées ont été rendues publiques, montrent que les États membres s’engagent « à indemniser et dégager de toute responsabilité » le laboratoire en cas de recours de tiers.

Dans ce même contexte, des médecins voudraient obtenir eux aussi une plus grande latitude d’action pour pouvoir démultiplier les doses de vaccins ARN disponibles.

Leur calcul est simple : il est prévu que la France reçoive 30 millions de doses du vaccin développé par Pfizer. En pratique, ces doses arrivent sous forme de flacons de produit concentré, ensuite dilué avec du chlorure de sodium. Un flacon permet théoriquement de préparer six doses.

Mais, pour certains médecins, il est possible d’extraire des doses supplémentaires. « Techniquement, ce n’est vraiment pas compliqué, même s’il faut un peu d’adresse et d’habitude », estime le directeur d’un centre de vaccination parisien, qui préfère garder l’anonymat, de même que plusieurs autres interlocuteurs, parce que les autorités de santé ont déjà opposé un « non » catégorique à une telle idée.

Un deuxième médecin généraliste qui s’occupe d’un autre centre de vaccination de la capitale est plus nuancé mais tout aussi ouvert à la démarche : « Techniquement, parfois, c’est possible, mais pas tout le temps. Cela dépend du conditionnement de chaque flacon et de la technicité du praticien. Tant que la méthode pour faire cela n’est pas validée, on ne le fera pas. Mais si cela peut l’être, cela pourrait devenir intéressant. »

Mais « la réponse des ARS [agences régionales de santé – ndlr], quand on leur a demandé si on pouvait le faire, a été un refus catégorique, sans doute pour une raison autant commerciale que technique, regrette un troisième médecin responsable d’un centre de vaccination. Il est vrai que nos infirmières n’arrivent pas toujours à reconstituer une septième dose, sauf à piocher dans deux flacons. Ce qu’on n’est théoriquement pas censé faire, pour des questions de traçabilité ».

Concrètement, un flacon contient 0,45 ml de traitement concentré et 1,8 ml de chlorure de sodium (du sérum physiologique) pour le diluer. Une fois ces composants mélangés, cela donne donc 2,25 ml pour faire les injections. Comme une seringue de vaccin doit contenir 0,3 ml pour chaque injection, on peut théoriquement en récupérer sept doses et demie, même si le produit, assez gras, n’est pas aisé à récupérer dans son intégralité.

Ce calcul est théorique car, en pratique, du liquide est perdu à chaque injection : c’est le « volume mort », qui reste dans la seringue et dans l’aiguille, toutes deux jetées après chaque injection.

Laurent Fignon, médecin à l’hôpital de Cannes, qui vaccine les personnes âgées dans son hôpital, a tenté avec les infirmières de l’équipe de vaccination de faire du « pooling ». « On récupère les fonds de flacons pour reconstituer une dose. C’est possible, mais on a jeté la dose. Car en manipulant ainsi le vaccin, on prend un risque de contamination microbienne. »

Le docteur Fignon ne souhaite donc pas, lui, voir évoluer les consignes de vaccination : « Nous, les vaccinateurs, nous avons besoin de règles claires, qui sont définies par l’autorisation de mise sur le marché du médicament. Ces règles nous protègent : si nous les suivons et qu’il se passe quelque chose, nous ne sommes pas responsables. Dans le contexte d’une vaccination de masse, ces règles doivent être simples, facilement reproductibles par des infirmières et des médecins qui ne sont pas forcément des spécialistes de la vaccination. »

« Il s’agit toujours de trouver un équilibre entre les bénéfices envisagés et les risques possibles »

Pourtant, Laurent Fignon est membre du collectif de médecins Du côté de la science, qui a milité en janvier pour pouvoir extraire une sixième dose du flacon du vaccin Comirnaty de Pfizer. À l’origine, le flacon de vaccin Comirnaty développé par Pfizer/BioNTech était en effet prévu pour seulement cinq doses.

Mais, aussitôt après l’autorisation du vaccin en décembre, des médecins ont découvert qu’il était aisé d’obtenir une sixième dose pour chaque flacon, à condition d’être soigneux dans la préparation et l’administration. Ils ont fait remonter cette information cruciale permettant de vacciner 20 % de personnes en plus en période de pénurie.

La FDA (Food and Drug Administration, Agence des produits alimentaires et médicamenteux) aux États-Unis et l’Agence européenne du médicament ont autorisé une telle pratique dès le début du mois de janvier. Avec comme première conséquence que Pfizer a aussitôt décidé de faire payer cette sixième dose aux pays destinataires de ses flacons.

La manœuvre exige du matériel très spécifique : « Avec des seringues classiques, le volume mort perdu dans la seringue était trop important pour pouvoir extraire facilement cette sixième dose de vaccin, explique Laurent Fignon. Santé publique France fournit donc depuis deux semaines des seringues qui limitent ce volume mort, pour extraire facilement, en routine, la sixième dose. On peut d’ailleurs craindre une pénurie de ce type de seringues si le monde entier en a besoin. »

Le professeur Frédéric Lagarce, professeur de technologie pharmaceutique à la faculté de santé de l’université d’Angers et pharmacien hospitalier, se demande même si une erreur n’a pas été commise en décidant d’extraire cette sixième dose du flacon : « Les contrats stipulent que le paiement est à la dose, donc les laboratoires nous font payer cette sixième dose. Au départ, ce volume supplémentaire dans le flacon est une marge de sécurité, prévue par la pharmacopée européenne et destinée à être jetée. En décidant de l’extraire, on a compliqué le procédé de manipulation et on s’est rendus dépendants d’un seul modèle de seringue et d’un seul fournisseur. »

Mais l’attente du vaccin ARN est si grande que les pharmaciens hospitaliers ont eux aussi engagé une réflexion, avec les pouvoirs publics, sur l’extraction de la moindre goutte de vaccin restant au fond du flacon. Une recommandation a même été émise, le 27 janvier, par la société savante Gerpac de pharmacotechnie hospitalière, Frédéric Lagarce en est l’un des rédacteurs : « Cette manipulation des fonds de flacons est possible mais seulement dans une pharmacie hospitalière, sous un flux d’air stérile. Cela impliquerait que la préparation des doses de vaccins soit faite de façon centralisée dans des pharmacies hospitalières. Cela exigerait beaucoup de temps, de matériel, de personnel que nous n’avons pas. Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée. Et le laboratoire nous facturerait ces doses supplémentaires, très difficiles à extraire. »

Pour le professeur de pharmacie, en dehors d’un milieu stérile, « transférer du vaccin avec une aiguille d’un flacon à un autre n’est pas correct, cela ne correspond pas aux bonnes pratiques. Le risque de contamination du vaccin est certes limité, mais il existe ».

Des médecins et laborantins plaident cependant pour avoir l’autorisation de prélever ces doses supplémentaires en additionnant les flacons d’un même lot. Théoriquement, cette manipulation pourrait créer des centaines de milliers de doses supplémentaires. Si on juge qu’il faut trois flacons pour obtenir facilement une dose supplémentaire, les bénéfices sont importants.

En prélevant 19 doses avec trois flacons, au lieu des 18 actuellement autorisées, on peut en effet envisager de faire 31 666 667 injections de vaccins, au lieu des 30 millions prévues. Donc raccourcir les délais de vaccination, éviter des morts et économiser de l’argent.

L’obligation réglementaire qui empêche ce procédé « ne repose sur rien », d’après le premier responsable de centre de vaccination interrogé. « Le risque de faire une septième dose est nul. Et l’enjeu est quand même d’éviter les pertes de chance de très nombreux patients. Il s’agit toujours de trouver un équilibre entre les bénéfices envisagés et les risques possibles. Et, en l’occurrence, il n’y a pas photo », affirme-t-il.

Contacté par certains d’entre eux, un membre de la Haute autorité de santé botte en touche, dans un mail que Mediapart s’est procuré : « Je comprends bien votre motivation, tout à fait louable, d’économiser des doses pour pouvoir vacciner le maximum de personnes. Certes, 7x 03 ml font bien 2,1 ml. J’ai quand même des doutes sur la possibilité de garantir qu’on peut prélever 7 doses sans perdre 0,1 ml. De plus, avec la volonté d’ouvrir un maximum de centres, on risque d’utiliser des personnels pas très rodés à la pratique. Le risque, c’est que certaines personnes ne reçoivent pas la dose complète ou que certains fassent des manipulations peu orthodoxes pour remplir leurs 7 seringues. Je doute en tout cas que les autorités de santé s’engagent sur cette voie. »

La question risque cependant de revenir vite sur le tapis : les centres de vaccination sont en train de recevoir le deuxième vaccin ARNm, celui du laboratoire Moderna, et plusieurs médecins jugent qu’avec le flacon fourni pour faire dix doses, il y a de quoi en faire onze. « Et même douze, et il reste encore du liquide dans le flacon », plaide le même responsable du centre de vaccination parisien