Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Covid-19 et minorités : un non-dit français

Mai 2020, par Info santé sécu social

15 MAI 2020 PAR CAMILLE POLLONI

Dans les pays du Nord qui mesurent les inégalités ethniques, les études disponibles montrent que la crise sanitaire frappe plus durement les minorités. En France, faute de données, le constat reste pour l’instant impossible.

La pandémie de Covid-19 a pu, dans ses premiers temps, donner l’illusion de remettre les compteurs à zéro. Du dernier des misérables au premier ministre britannique, n’importe qui risque d’attraper ce virus, d’en souffrir, voire d’en mourir. Un virus n’a ni intentions ni égards. Il contamine, sans distinction de richesse ou de statut social.

Pourtant, le virus s’engouffre aussi dans des déséquilibres sociaux préexistants, les révèle au grand jour et les accentue. Les plus mal lotis de tous les domaines – santé, logement, revenus – sont les plus pénalisés : ils sont davantage exposés et paient un lourd tribut. Dans des sociétés où les inégalités économiques sont en partie déterminées par l’origine ethnique, ce facteur n’est pas neutre. Pour tenter de compenser cet état de fait, encore faut-il le connaître.

Dans les pays anglo-saxons, qui considèrent de longue date l’appartenance ethnique comme un indicateur à part entière, la surreprésentation des minorités parmi les victimes du Covid-19 traverse le débat public depuis des semaines. Ce n’est pas le cas en France, où se poser la question est pourtant légitime.

Faute de chiffres, les seuls indices disponibles émanent des témoignages de médecins, comme celui de David Luis, chef du service de réanimation à Beauvais, auprès du JDD : « La communauté noire africaine, plus sujette à l’hypertension, est surreprésentée dans les cas graves. » D’autres équipes médicales, en France et au Royaume-Uni, ont lancé l’alerte sur le syndrome inflammatoire (proche de la maladie de Kawasaki) qui touche des enfants majoritairement « originaires d’Afrique, des Antilles ou d’Afrique du Nord ». Au point que le comité de pilotage chargé de surveiller ces syndromes en France a demandé à la Cnil de « pouvoir recueillir l’origine ethnique » de ces jeunes patients pour mieux comprendre le phénomène, comme l’a annoncé l’un de ses coordinateurs.

Au Royaume-Uni, les dix premiers médecins morts du coronavirus étaient issus de groupes ethniques minoritaires. Les Noirs, Asiatiques, Indiens, Arabes et autres non-Blancs représentent 20 % des effectifs du NHS britannique, mais 63 % des décès.

Les données disponibles sur les patients ordinaires témoignent, elles aussi, d’un déséquilibre. Outre-Manche, 34 % des personnes hospitalisées en soins intensifs pour le Covid-19 sont issues des minorités, qui ne représentent que 13,4 % de la population générale. Les Noirs courent deux fois plus de risques de mourir du Covid-19 que les Blancs toutes choses égales par ailleurs, sachant que les personnes issues d’autres communautés – indienne, bangladaise, pakistanaise – connaissent également un sur-risque.

La semaine dernière, plus de 70 personnalités britanniques ont appelé le premier ministre Boris Johnson à lancer une enquête publique de grande ampleur pour faire toute la lumière sur ce phénomène.

À Chicago, où 30 % des habitants sont noirs, ils représentent plus de 50 % des malades du Covid-19 et presque 70 % des décès. Une surreprésentation des Afro-Américains et des Hispaniques parmi les personnes hospitalisées et décédées a été observée ailleurs, comme en Louisiane, dans le Michigan et à New York.

Le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), équivalent américain de Santé publique France, a d’ailleurs publié des consignes à destination des « publics à risque » qui « nécessitent des précautions supplémentaires », parmi lesquels il inclut les personnes âgées, asthmatiques, séropositives, handicapées, sans domicile fixe… mais aussi les « minorités ethniques et raciales ».

En Norvège, des médecins hospitaliers se sont aperçus que les patients nés en Somalie avaient des taux de contamination jusque dix fois supérieurs à celui de la population générale. Ils ont développé, en conséquence, des messages de prévention spécifique.

Les causes de cette surreprésentation des minorités parmi les cas graves et les décès dus au coronavirus sont multiples et imbriquées, mais pour la plupart déjà connues. Elles n’ont pas grand-chose à voir avec des facteurs génétiques, mais beaucoup avec le statut socioéconomique des personnes racisées dans les pays concernés.

Les personnes issues des minorités ethniques sont très représentées parmi les métiers les moins bien payés et impliquant un contact permanent avec le public. Elles vivent davantage dans des zones urbaines denses, où elles occupent parfois des logements surpeuplés. Comme l’écrit le cardiologue américain Clyde W. Yancy, un ensemble de facteurs prive les Afro-Américains du « privilège » consistant à pouvoir cesser de travailler ou le faire à distance, se mettre en retrait de la vie sociale et limiter leurs contacts.

Les groupes minoritaires souffrent aussi, de manière générale, d’un moindre accès au système de santé et aux messages de prévention. De par leur parcours et leurs conditions de vie, ils connaissent une forte prévalence de pathologies chroniques susceptibles de peser dans le pronostic, comme le diabète, l’obésité et l’hypertension. D’autres facteurs potentiellement aggravants du coronavirus, comme la déficience en vitamine D ou la drépanocytose, plus fréquents chez les personnes d’origine africaine et antillaise, sont encore à l’étude.

En France, la lecture communautaire de problèmes sociaux, traditionnellement vue comme « discriminatoire » rencontre peu d’écho, donnant l’impression que seuls d’autres pays sont travaillés par ces problématiques. La semaine dernière, l’essayiste Rokhaya Diallo et l’universitaire Jérémy Robine ouvraient pourtant une brèche avec une tribune dans Libération. « En France, le sujet est encore et toujours soigneusement évité. L’absence de données chiffrées sur la ségrégation raciale n’empêche pas qu’elle produise des effets. [...] S’il y a fort à parier que dans la France de demain, les “statistiques ethniques” resteront l’épouvantail qu’en ont fait des générations de politiques, cela n’empêchera pas les proches des victimes de cette crise de demander des comptes. »

Si les auteurs de ce texte insistent sur le facteur ethnique, ils ne sont pas les seuls à souligner l’importance de connaître le profil des malades pour mieux lutter contre l’épidémie et adapter la politique de santé. Même si, en France, ce besoin de données est essentiellement formulé sur un plan socioéconomique, jugé à la fois plus pertinent et moins sensible.

Plusieurs chercheurs de l’Inserm ont ainsi récemment déploré la difficulté, en France, d’obtenir « des données reliant santé et contexte social » alors qu’elles permettraient de « documenter les inégalités de santé » (et de réagir en conséquence). L’un des signataires de cette tribune, l’épidémiologiste Cyrille Delpierre, rappelle que « dans les données de santé classiquement recueillies » dans les hôpitaux français ne figurent que des éléments qui présentent une utilité clinique immédiate : le sexe, l’âge et certaines maladies chroniques.

C’est ce qui a permis d’établir, très tôt dans l’épidémie de Covid-19, que les personnes âgées et les hommes étaient particulièrement touchés. En revanche, on ne connaît ni la profession des malades, ni leur niveau d’études ou de revenus, ni leur appartenance ethnique – des données couramment récoltées aux États-Unis – ni les caractéristiques de leur logement. Pour identifier des régularités, les chercheurs doivent donc s’y prendre autrement, en combinant les données de santé avec celles issues d’autres bases.

Comme l’explique Cyrille Delpierre, croiser des « données sensibles » (sociales, de santé, d’origine) entre elles n’est pas interdit en France mais « compliqué » parce que cela nécessite des autorisations dérogatoires accordées par la Cnil. « Il faut justifier l’intérêt supérieur de récupérer cette variable, parce qu’elle est indispensable au projet de recherche, tout en protégeant l’anonymat des personnes. »

« Pour lutter contre les inégalités, il faut les mesurer »
L’Inserm s’est récemment engagé dans un long travail sur le Covid-19, à travers une enquête baptisée « Sapris ». Il s’agit de diffuser un questionnaire consacré à la maladie dans des cohortes préexistantes, composées d’individus sur lesquels les chercheurs disposent de nombreuses données sociales. Parmi ces données, certaines portent sur le travail, le logement, mais aussi sur l’origine. En France, celle-ci n’est pas définie par le rattachement à une catégorie ethnique (Blanc, Hispanique, Noir, Asiatique…) mais par le statut migratoire : la nationalité d’un individu, son pays de naissance et celui de ses parents.

Cyrille Delpierre revient sur l’utilité de récolter de telles données à des fins scientifiques. « Pour arriver à lutter contre les inégalités, il faut arriver à les mesurer, sinon on ne les voit pas forcément. Sur les inégalités de salaire femme-homme, on progresse parce qu’on les a mesurées et dénoncées en disant : Voilà quels sont les écarts. Pour les minorités, c’est le même combat que pour les données sociales, en sachant que c’est probablement encore plus sensible. Le fait de ne pas récupérer ces informations nous rend aveugles. La difficulté est d’arriver à faire passer ce message sans que ce soit vu comme de la discrimination. »

Bien sûr, les inégalités socioéconomiques ne sont réductibles ni à la couleur de peau, ni au statut migratoire. Mais comme ces problématiques sont difficiles à examiner séparément, l’universalisme français a tendance à écraser les secondes au profit des premières. Il paraît naturel d’examiner les inégalités de santé en fonction de la catégorie socioprofessionnelle ou du niveau de revenu, moins de s’intéresser à la composante ethnique. La Belgique connaît les mêmes débats. Malgré les réticences françaises à aborder la question de front, quelques voix commencent à souligner la nécessité de s’intéresser spécifiquement aux populations issues de l’immigration.

Le dernier numéro de la revue numérique De Facto, animée par les chercheurs de l’Institut Convergences Migrations (ICM), a justement pour thème « Inégalités ethno-raciales et coronavirus » (ac

df19-724x1024cessible en ligne). S’ils reviennent sur la situation britannique et américaine, les universitaires s’attaquent aussi au cas français, à travers un entretien avec deux infectiologues de l’hôpital Avicenne de Bobigny, une analyse sur « l’invisibilité des minorités dans les chiffres du coronavirus » et des éléments de réflexion sur le traitement policier des quartiers populaires en période de confinement.
Maria Melchior, épidémiologiste à l’Inserm et directrice du département santé de l’ICM, exprimait récemment ses inquiétudes. La chercheuse rappelait que pendant l’épidémie de Covid-19, la population immigrée risque de pâtir d’un cumul de difficultés telles que la barrière de la langue, le manque de connaissances sur le système français, la forte prévalence de certaines maladies chroniques, l’obligation de poursuivre le travail et un habitat précaire ou sur-occupé.

Myriam Khlat, directrice de recherche à l’Ined, spécialiste de la mortalité des immigrés et des disparités de santé, partage les mêmes constats. Elle a récemment étudié avec sa collègue Émilie Counil les données disponibles sur les travailleurs restés au contact du public pendant la crise sanitaire (personnel de ménage, agents de sécurité, vendeurs, etc.).

« Les travailleurs qui touchent les plus faibles salaires sont exposés de manière disproportionnée au risque d’infection », écrivent-elles dans The Conversation. « Les risques qu’ils courent sont aggravés par leurs conditions de transport et de logement, ainsi que par des comorbidités et un accès limité au système de santé. »

Après ces premiers constats, « on a de bonnes raisons de penser que les immigrés pourraient être particulièrement touchés par l’épidémie de Covid-19 », explique la chercheuse. « Ils sont plus représentés parmi les emplois précaires, les plus en contact avec le public, et pour des raisons économiques ne peuvent pas se permettre d’arrêter de travailler. »

Myriam Khlat cite l’exemple de la Seine-Saint-Denis, « où la surmortalité est très importante » tandis que « la proportion de personnes immigrées est particulièrement forte » dans ce département. « Cette population [a] été particulièrement exposée au risque de contamination, du fait des métiers exercés. Les risques qu’ils courent sont aggravés par leurs conditions de transport et de logement, ainsi que par des comorbidités et un accès parfois difficile au système de santé. Il y a un certain nombre de facteurs objectifs qui vont tous dans le même sens. »

Seule la connaissance de ces données peut permettre d’envisager des politiques de santé qui s’y adaptent. « Quand vous savez que dans certains quartiers, vous concentrez des populations à risque, vous pouvez organiser le dépistage et l’offre de soins en fonction de ces variables », avance Cyrille Delpierre.

« On aurait aussi pu imaginer un confinement différencié, en fonction des caractéristiques géographiques ou sociales : selon que vous habitez dans une maison avec jardin ou un petit appartement à plusieurs, par exemple. Ou autoriser deux heures de sortie à ceux qui ont moins de X mètres carrés par personne. C’est difficile en France, où l’on a tendance à faire la même chose pour tout le monde au nom du principe d’égalité. Sauf que l’hypothèse implicite est que tout le monde parte du même niveau au départ, et ce n’est pas le cas. » Myriam Khlat, elle aussi, pense qu’il pourrait être bénéfique de « différencier les messages » selon les besoins.

En santé publique, le concept de « populations cibles » n’est pas nouveau. Dans la lutte contre le VIH, Santé publique France développe par exemple des messages de prévention différenciés s’adressant à des groupes identifiés comme plus à risque : les hommes homosexuels, les toxicomanes, mais aussi les Africains de France font l’objet d’une communication spécifique, avec des affiches qui s’adressent directement à eux.

Annabel Desgrées du Loû, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, rappelle que même si la pandémie de VIH a toujours « touché beaucoup plus le continent africain, donc les personnes qui en viennent », les formulaires de déclaration obligatoire du VIH en France ne recensaient initialement que l’âge et le sexe des patients. Leur pays de naissance a été ajouté au début des années 2000, malgré les réticences sur les « statistiques ethniques ».
« Tout comme on s’est aperçu que les inégalités de genre n’étaient pas réductibles à des paramètres socioéconomiques, la question de l’origine, pour le VIH, se pose de la même façon. Pour bien prendre en charge les personnes d’origine africaine, on a pris conscience qu’il fallait mieux connaître ce phénomène. Cela a entraîné une visibilisation de l’origine des personnes. » La première enquête sur la population d’origine africaine date de 2007, les grandes campagnes ciblées de l’année suivante.

Pour Cyrille Delpierre, la prise en compte des problématiques propres aux groupes les plus touchés par le VIH (homosexuels, migrants, hémophiles, toxicomanes…) doit aussi beaucoup à la mobilisation des associations de malades. « Toute une communauté s’est mise en place et structurée pour se faire entendre, en réclamant une adaptation des messages à différents groupes de population, très discriminés. C’est une lutte venue du terrain. »

Même si dans le cas du coronavirus, Annabel Desgrées du Loû estime que « le statut socioéconomique et l’habitat » ont sans doute une influence plus forte que l’origine, la chercheuse a récemment demandé à Santé publique France de « collecter le pays de naissance » des patients Covid pour en avoir le cœur net. Petit à petit, le poids des différents facteurs de risque pourrait apparaître plus clairement.

Dans un entretien à Mediapart, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (qui vit à New-York) insiste sur l’importance de comprendre les dynamiques à l’œuvre, y compris sur le plan ethnique. « La pandémie a mis à nu ce que signifiaient vraiment ces inégalités. Ce sont des inégalités devant la vie et la mort. Lorsque les questions vitales se posent, ce sont les plus pauvres qui paient le plus grand prix. Et les personnes racisées, comme on dit, sont parmi les plus pauvres. Quand on demande à tout le monde de se réfugier chez soi pour échapper à la maladie, on leur interdit à eux. Car ils font tourner les bus, les métros, les hôpitaux, les commerces. Il est impératif que les leçons soient tirées de cette pandémie et qu’on s’attaque à ces inégalités. »