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Médiapart - Covid-19 : les ratés du Samu

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Covid-19 : les ratés du Samu

8 OCTOBRE 2020 PAR PASCALE PASCARIELLO

Des échanges de documents, que Mediapart a pu se procurer, révèlent que, durant la première vague de la pandémie, des Samu, submergés, ont tardé à prendre en charge des patients en urgence vitale. Un problème d’organisation qui a causé des pertes de chances de survie et qui pourrait se reproduire avec la deuxième vague, les leçons n’ayant pas été tirées.

A-t-on tiré toutes les leçons de la première vague du Covid-19 ? A-t-on seulement bien voulu en établir un diagnostic objectif alors que la situation sanitaire française est de nouveau alarmante ? Notre enquête au long cours sur les dysfonctionnements du Samu, lors de laquelle nous avons pu recueillir des témoignages, des courriels, des rapports et des enregistrements, montre que, selon de nombreux spécialistes, un défaut d’organisation a aggravé des situations déjà lourdes, voire dramatiques.

Le constat est particulièrement vrai pour les Samu de Paris et des départements voisins (92, 93, 94), saturés par les appels relatifs au Covid-19. Ils ont tardé à prendre en charge des patients en urgence vitale.

Début 2020, alors que la situation se détériore, le système ne change pas : que le sujet concerne ou non le Covid, toutes les personnes qui sont en situation d’urgence doivent appeler le 15, ce qui suscite un gigantesque embouteillage. Pour autant, aucun numéro spécifique n’est alors créé.

Compte tenu de la gravité de la situation, le 11 mars, le commandant des pompiers, le général Jean-Marie Gontier, intervient auprès de la direction des hôpitaux de Paris, auxquels sont rattachés ces Samu, pour prendre la main directement sur certaines urgences vitales. C’est ce que révèlent des échanges de mails, dont Mediapart publie des extraits.

Car deux problèmes se posent, liés à cette surcharge. Le premier lié au temps dit de « décroché » mis par le Samu pour répondre lorsqu’une personne en souffrance appelle. Puis une fois sur place, la difficulté à joindre des médecins du Samu qui pourront orienter vers l’hôpital idoine. Ce temps dit de « régulation », s’il est trop long, peut faire perdre des chances de survie aux patients.

« Le temps d’attente pour joindre un médecin régulateur d’un Samu s’est considérablement rallongé (depuis ce week-end, en moyenne 20 minutes !) », écrit-il au directeur général adjoint de l’AP-HP, François Crémieux.

Dans le passé, le Samu, régulièrement critiqué par les pompiers pour sa volonté de vouloir tout centraliser, a relativisé ces reproches, les mettant sur le compte d’une supposée guerre de chapelles. Mais le 11 mars, en pleine crise du Covid-19, le ton n’est pas à la polémique. Seulement à l’urgence de sauver des vies.

Ce temps d’attente pose « un problème pour deux pathologies pour lesquelles le pronostic vital est en lien direct avec le temps pré-hospitalier », avertit le général Gontier avant d’annoncer « qu’à nouvel ordre, les médecins urgentistes de la coordination médicale de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris orientent, sans avis préalable […] d’un des 4 Samu, les patients pris en charge dans l’une de nos ambulances de réanimation pour les deux pathologies suivantes : traumatisés graves et syndromes coronariens aigus [syndromes susceptibles de provoquer un infarctus du myocarde avec ses complications comme un œdème du poumon, voire un arrêt cardiaque] ».

En d’autres termes, il annonce que lors de la prise en charge des patients à risque cardiaque ainsi que ceux victimes de graves traumatismes, les médecins de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris se dispenseront de l’avis du Samu.

Car les ambulances ont, parfois, attendu plus de 30 minutes avant que le Samu leur indique l’hôpital vers lequel transporter le patient. Un délai potentiellement catastrophique pour ces deux pathologies. Pour l’infarctus, le risque est que le patient fasse un arrêt cardiaque. Dans le cas des traumatisés graves, selon une étude française de 2019, retarder de dix minutes le transport à l’hôpital augmente la mortalité de 4 %.

La décision du général Gontier de reprendre la main sur ces urgences intervient après plusieurs incidents graves survenus avant et pendant la crise sanitaire, entre mai 2019 et mars 2020 et signalés dans des compte-rendus d’intervention que Mediapart a pu consulter. Certaines victimes ont d’ailleurs demandé à récupérer leur dossier au vu des retards de prise en charge et de leurs conséquences.

Le 3 mai 2019, en région parisienne, un jeune homme grièvement blessé au bras a ainsi dû attendre 45 minutes avant que le Samu ne l’achemine vers un hôpital. Le 5 octobre 2019, ce n’est qu’au bout de 40 minutes, qu’un homme de trente ans, blessé à l’arme blanche, a pu enfin être transporté. En mars 2020, un patient présentant des syndromes annonciateurs d’un infarctus du myocarde, a dû patienter 30 minutes, avant son transfert. Au plus fort de l’épidémie, en mars toujours, le centre de régulation du Samu de Paris « a planté à trois reprises » alors qu’un homme de 50 ans devait être pris en charge pour un arrêt cardiaque respiratoire. Des délais catastrophiques.

Contacté par Mediapart, le service communication de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris confirme ce courriel sans plus de commentaire. Le directeur des Samu de Paris et président du Conseil national de l’urgence hospitalière (CNUH), le professeur Pierre Carli, est, lui, resté silencieux face à nos questions. François Crémieux, le directeur général adjoint de l’AP-HP, a accepté de nous répondre. « Ce mail du général Gontier témoigne de la bonne coordination entre les pompiers et Samu », assure-t-il. Les pompiers pouvaient, selon lui, utiliser « la ligne dédiée qui permet aux médecins des pompiers de contacter directement le Samu », ligne d’accès direct qui existe également entre le Samu et le Sénat ou la présidence de la République.

Le directeur général adjoint concède que « le Samu a été saturé à cette période-là, avec des délais de 20 minutes. C’est un ordre de grandeur qui est vrai, il y a eu des difficultés d’accès au Samu. On est dans un dispositif un peu dégradé ».

Mais, selon le directeur général adjoint de l’AP-HP, « des hypertraumatisés dans Paris, le 13 mars au soir, il n’y en a pas cinquante ».

Autre délai d’attente à avoir explosé, celui du temps de décroché lorsque des personnes appellent de leur domicile. En théorie, selon le référentiel et le guide d’évaluation du Samu, ce temps doit être inférieur à 60 secondes.
« Les dirigeants du Samu, comme Pierre Carli [directeur du Samu de Paris], n’ont pas voulu reconnaître les problèmes de retard », atteste auprès de Mediapart un médecin qui, depuis plus de huit ans, exerce au Samu, et notamment en centre de réception et de régulation (CRRA), salle où les appels sont traités.

Le 10 mars, comme l’a rapporté Le Canard enchaîné, lors de la visite d’Emmanuel Macron dans la salle de régulation du Samu parisien, à l’hôpital Necker, l’un des écrans avait été éteint pour masquer le temps d’attente qui était alors de plus de 9 minutes. « Nous recevions plus de 6 000 appels par jour, contre 2 000 à 3 000 habituellement pour cette période de l’année. Cette surcharge, à laquelle les Samu n’étaient pas préparés, a été largement aggravée par les erreurs de communication du ministre qui recommandait alors d’appeler le 15 au moindre symptôme. Forcément, il y a eu des retards mais l’ordre a été donné d’éteindre l’écran. Les retards restent un tabou », conclut-il.

Face à une telle situation, certains assistants et médecins du Samu n’ont pas hésité à alerter, y compris en dehors de la région parisienne. À Valence, Yohann Pannetier, assistant de régulation médicale (ARM) au Samu et secrétaire du syndicat Sud Santé, déplorait sur France Bleu le 14 mars que les assistants du Samu, débordés d’appels, n’aient pu décrocher qu’au bout de « 8 minutes un appel concernant un arrêt cardiaque. Et, dans le cas d’un arrêt cardiaque, une minute de retard des secours représente dix pour cent de chances de survie de perdues pour la victime ».

« À Valence, nous n’étions pas la région la plus touchée, mais nous avons eu près de trois fois plus d’appels. On est passé de 300 à 900 affaires à traiter environ. Humainement et professionnellement, on doit répondre le plus rapidement possible, et 8 minutes pour un arrêt cardiaque c’est gravissime », précise-t-il auprès de Mediapart.

Les dirigeants du Samu, comme Pierre Carli, n’ont pas voulu reconnaître les problèmes de retard
La ligne du 15 est encombrée car des appels de toutes sortes convergent vers ce numéro. « Ce problème de saturation existait avant la crise. Une réflexion avait déjà eu lieu sur l’organisation des appels avec la mise en place, par exemple, d’une ligne spécifique pour apporter des conseils médicaux qui ne relèvent pas de l’urgence vitale, et ne pas saturer la ligne d’urgence du 15 », explique Yohann Pannetier.

« Les assistants de régulation médicale [ceux qui décrochent] sont en grève depuis mars 2019, ils demandent plus de moyens, déplore-t-il. À Valence, par exemple, la nuit, il n’y a que deux assistants de régulation médicale pour prendre les appels. Comment voulez-vous bien traiter les urgences dans ce cas ? »

Le syndicaliste explique avoir demandé à la direction du centre hospitalier les temps moyens de décroché et les temps d’occupation, c’est-à-dire le temps passé au téléphone par un assistant pour s’occuper de la prise en charge d’un patient.

« Nous n’avons pas eu ces chiffres. C’est une façon d’enterrer les retards et les problèmes de prise en charge. Mais nier ainsi les dysfonctionnements, c’est refuser d’améliorer notre organisation. Et forcément, cela a des répercussions sur les patients. »

Ce constat n’est pas partagé par tous. En Île-de-France, région parmi les plus touchées, l’un des médecins urgentistes à la tête d’un des Samu franciliens a tenu à nous mettre en garde dans ces termes : « Pendant l’épidémie, le Samu s’en est bien tiré. Ces critiques viennent des pompiers. Ne vous laissez pas manipuler. »

Les témoignages que nous avons pu recueillir ne sont pourtant pas ceux des pompiers. « À la moindre remarque, ils préfèrent dire qu’il s’agit d’attaques venant des pompiers. En se retranchant derrière cette “guerre pompier-Samu”, ils évitent ainsi d’aborder le fond du problème, c’est-à-dire les dysfonctionnements du Samu qui doit repenser l’organisation des urgences », déplore un médecin du Samu parisien.

« On a dû se battre près de cinq ans pour que des systèmes informatiques, des tableaux de bord et de surveillance puissent être mis en place pour afficher les temps d’attente pour les appels. Le patron du Samu de Paris traînait les pieds alors que l’agence régionale de santé soutenait cet effort de transparence », explique-t-il.

Mais « nous ne tirons aucun enseignement de nos erreurs. Ces problèmes d’organisations sont en partie liés à l’envie du Samu d’être au centre des urgences, de tout centraliser alors qu’on ne peut pas répondre à tout. Et cela a eu, durant l’épidémie, des conséquences importantes pour les patients. Espérons que l’on tienne compte des éléments explosifs auxquels nous avons été exposés pendant la crise. »

Mais les pressions sont fortes pour que rien ne change. Selon le témoignage d’un professeur de médecine aux premières loges, le directeur des Samu de Paris serait intervenu pour interdire la publication d’une étude sur les « arrêts cardiaques extra-hospitaliers pendant la pandémie du Covid-19 », finalement publiée le 27 mai dans The Lancet Public Health.

L’étude en question a été menée par le service de cardiologie de l’hôpital européen Georges-Pompidou, le centre de recherche cardiovasculaire de l’Inserm, en collaboration avec les pompiers de Paris. Le Samu devait y participer, il a préféré se retirer.

Tout d’abord, elle constate qu’en période de confinement, entre le 14 mars et le 26 avril, le nombre d’arrêts cardiaques en région parisienne a doublé par rapport à la même période les années précédentes. Et que le taux de survie a diminué de près de la moitié.

Près d’un tiers des arrêts cardiaques supplémentaires peuvent être directement associés au Covid-19, diagnostic confirmé ou fortement suspecté.

Quid des deux tiers d’arrêts cardiaques supplémentaires ? Plusieurs hypothèses sont avancées par les auteurs de cette étude, parmi lesquelles « une interruption du suivi médical par les patients, par impossibilité de consulter un médecin ou par crainte pour certains d’être contaminés à l’hôpital », nous explique l’un des auteurs de l’étude qui a préféré garder l’anonymat.

Mais une autre hypothèse y figure : « Le système hospitalier a été saturé et a dû s’adapter pour affronter la crise. Et c’est lorsque a été soulevée la question des difficultés pour joindre les secours, que ce soit les Samu comme les pompiers d’ailleurs, que les premiers ont décidé de ne plus participer à l’étude et d’en retirer leur signature. Ce qui est regrettable », soupire-t-il.

Non seulement le Samu a alors retiré sa signature, mais il a également refusé de fournir ses données, et donc demandé que l’étude ne soit pas publiée.

En fin de compte, elle n’a été que modifiée. Dans le pré-projet que Mediapart a pu se procurer, l’hypothèse sur le retard des Samu était ainsi soulevée : « Les patients appelant pour des pathologies cardiaques auraient eu un temps d’attente téléphonique plus long avant d’obtenir une réponse des services d’urgences médicales (ou n’auraient pas réussi à obtenir une réponse, comme cela a été observé dans plusieurs cas au cours des 72 premières heures de la pandémie à Paris). Cela a pu être particulièrement préjudiciable, étant donné que la plupart des arrêts cardiaques hors hôpital liés au syndrome coronarien aigu surviennent dans les premières minutes qui suivent son apparition. »
Ce passage a disparu dans la version finale. Il sera résumé, sans plus de précision, que le « temps de réponse, défini comme le temps entre l’appel et l’arrivée des services d’urgences médicales auprès du patient, a été significativement plus long ».

Le médecin cité précédemment évoque non seulement des pressions de Pierre Carli, du Samu, mais aussi du directeur de l’AP-HP, Martin Hirsch.

Contacté par Mediapart, ce dernier affirme « n’être en rien intervenu, ni directement ni indirectement pour empêcher la publication d’une telle étude et je ne suis absolument pas intervenu dans le processus d’élaboration de cet article, et je n’ai donné aucune consigne à quiconque pour freiner ou empêcher une publication. Au contraire, j’ai cherché à ce que des données remontent ».

La version du directeur adjoint de l’AP-HP n’est cependant pas la même. François Crémieux explique que des interventions ont bien eu lieu : « On a eu des échanges y compris avec le responsable de cette étude qui a eu Martin Hirsch au téléphone. On a échangé sur les données. On s’est posé la question à ce moment-là de savoir si l’hypothèse de retard de prise en charge était effectivement une hypothèse crédible. On a conclu que l’étude n’était pas assez robuste pour émettre cette hypothèse. »

Après quelques minutes d’entretien, François Crémieux admet qu’il est possible « qu’il y ait eu un enjeu lié à l’organisation du système de soins mais il faut se remettre dans le contexte. On est alors en pleine crise, courant avril, avec une saturation du Samu dans tous les sens en terme de mobilisation. Donc on prend quelques précautions avant d’annoncer que la question des arrêts cardio-respiratoires a un lien avec la question de l’organisation du Samu. […] Aujourd’hui, on peut se dire cela calmement. Mais il n’était pas raisonnable en pleine crise Covid de s’y associer. »

En somme, l’attention a davantage été portée à l’image du Samu et à sa communication qu’à l’amélioration de l’accès aux soins. Mais en dépit de cet aveu, peu de changements ont été décidés en vue des jours difficiles qui se profilent.