L’hôpital

Médiapart - Covid : dans un hôpital gériatrique, où les médecins refusent une surenchère de soins

Novembre 2020, par Info santé sécu social

17 NOVEMBRE 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

L’hôpital privé de Riaumont, près de Lens, est mobilisé depuis le printemps pour prendre en charge les patients atteints du Covid. C’est un hôpital gériatrique, où la plupart des malades, trop âgés, ne sont pas admis en réanimation.

Liévin (Pas-de-Calais).– Pour mettre en scène une fausse épidémie, un grand complot, l’hôpital de Riaumont est un lieu idéal. Le hall d’entrée est vide, la cafétéria fermée, les chaises sont sur les tables, encastrées tête-bêche. Il n’y a pas une âme dans les interminables couloirs vitrés avec vue sur le paysage du Pas-de-Calais, hérissé de clochers, de cheminées d’usines et de vestiges des anciennes mines.

Certes, l’établissement défie les lois de l’architecture hospitalière moderne : il est trop étendu, éclaté ente plusieurs bâtiments reliés entre eux par des passerelles, c’est un dédale. Mais il est tout de même anormalement vide.

Ici comme ailleurs, les familles des malades ont été bannies. La dame chargée de l’accueil, largement désœuvrée, l’explique d’emblée : « Il y a eu des accrochages, des moments pas faciles, avec des familles masques sous le nez, en groupe alors que le nombre de visites était limité. » L’établissement a voulu rester ouvert, ne pas isoler ses malades et les désespérer un peu plus, mais il a dû se résoudre devant la vague épidémique. « On a refermé à contrecœur, pour protéger nos patients. Aujourd’hui, les visites sont autorisées par les médecins seulement dans certains circonstances, en particulier les fins de vie », explique le gériatre David Mazajczyk.

Face au Covid, les malades de cet hôpital sont les plus fragiles, presque tous sont très âgés. L’établissement compte le plus grand nombre de lits de gériatrie de la région, plus encore que le CHU de Lille. Sur les 134 lits de l’hôpital, 50 sont occupés par des malades du Covid, dont 30 lits sont dédiés à la prise en charge aiguë de la maladie, et 20 lits aux soins de suite et de réadaptation, pour les personnes âgées qui se remettent de cette maladie, parfois pendant plusieurs semaines.

L’établissement compte également un service d’urgences, un Ehpad de 40 lits, une unité de soins de longue durée de 88 lits. C’est aussi un hôpital de proximité, avec son service d’urgences ouvert à tous, son laboratoire de biologie ou d’imagerie médicale, et ses consultations de médecins spécialistes.

Quand enfin on pousse la porte d’une unité de soins, tout est en ordre : les patients sont dans leurs chambres, alités ou en fauteuil ; les soignants vont et viennent, poussent chariots et brancards, échangent sur l’état des patients.

L’hôpital de Riaumont est un établissement privé non lucratif, situé à Liévin, une commune limitrophe de Lens. Il appartient au groupe Ahnac, héritier des établissements créés pour les mineurs au début du XXe siècle.

Aux alentours de Lens, l’incidence du virus est très élevée : 648 cas pour 100 000 habitants, contre 165 en moyenne en France. Le système hospitalier est sous forte pression dans les Hauts-de-France : 812 lits de réanimation sont ouverts, contre 460 hors crise sanitaire. Le taux d’occupation global est de 83 %, les deux tiers des lits sont occupés par des patients Covid. Pour garder un temps d’avance sur le virus, la région a organisé six transferts de patients, quatre vers l’Allemagne, deux vers l’Île-de-France.

Dans les Hauts-de-France, comme en Île-de-France, les effets du couvre-feu et du confinement se font heureusement sentir : le pic des contaminations semble passé, comme celui des hospitalisations.

Depuis le début de l’épidémie de coronavirus en France, l’hôpital privé a été associé à la prise en charge des malades. La directrice de l’établissement, Florence Eveno, assure : « On a eu jusqu’à 47 lits occupés par des malades du Covid lors de la première vague. » Le docteur Karine Humbert, chef du pôle des urgences du groupe Ahnac, explique que, dès le départ de l’épidémie, « les portables ont chauffé entre les réanimateurs et les urgentistes de la région, parce qu’on se connaît tous ».

Le gériatre David Mazajczyk, qui est le directeur de la stratégie médicale du groupe Ahnac, se remémore les incertitudes du printemps : « Il n’y avait pas de tests. C’était difficile d’identifier les malades du Covid parmi les personnes âgées, car leurs symptômes sont différents, très variés : il y a les problèmes respiratoires bien sûr, mais aussi la confusion, les chutes, les problèmes digestifs. Ce n’est pas surprenant, beaucoup de maladies présentent des symptômes assez différents chez les personnes âgées. »

L’hôpital de Liévin a commencé à rouvrir des lits dédiés au Covid en octobre. L’urgentiste Karine Humbert a vu d’abord arriver « des malades plus jeunes, et plus graves. La rentrée universitaire a été une catastrophe absolue : de nombreux étudiants se sont contaminés pendant leur soirée d’intégration, puis sont rentrés chez eux et ont contaminé leur famille. On a vu des familles entières ».

Dans cette deuxième vague, les médecins ont d’abord cru que les personnes âgées parvenaient à se protéger, mais elles ont finalement été contaminées par leur famille, ou les personnes qui s’occupent d’elles au quotidien.

Pour les patients âgés qui présentent une forme grave de Covid, sont d’abord mis en place des traitements symptomatiques : de l’oxygène, des antibiotiques, des anticoagulants pour prévenir les thromboses emboliques, des corticoïdes pour prévenir le stade inflammatoire de la maladie. Si l’état de santé du malade s’aggrave encore, est alors envisagé, ou pas, un transfert vers des soins intensifs, dans un autre hôpital, car Riaumont n’a pas de service de soins critiques ou de réanimation.

Dans l’unité Covid de l’hôpital, mardi 10 novembre, 26 des 30 lits dédiés au Covid sont occupés. Les malades viennent des urgences, ont été envoyés par leur médecin traitant, d’autres établissements, ou d’un Ehpad. Les patients de l’unité ont « plus de 75 ans, des fragilités, un Covid grave qui nécessite de l’oxygène », détaille le gériatre.

« Aux environs du dixième jour de l’infection, on assiste chez les patients les plus graves à une décharge inflammatoire, poursuit-il. Pour les patients les plus âgés, les médecins décident, la plupart du temps, de limiter des soins, c’est-à-dire d’arrêter l’escalade de traitements de plus en plus lourds. Car en réanimation, sont « privilégiés les patients plus jeunes », dit David Mazajczyk. Il assure que « cette décision est prise de la même manière pour le Covid que pour toute autre maladie. Elle est collégiale, prise par le gériatre, le médecin qui suit le patient et un médecin réanimateur ».

Il y a des exceptions : l’unité Covid a récemment « transféré en unité de soins critiques un homme de 77 ans, qui avait besoin de plus en plus d’oxygène, et qui risquait de s’aggraver, explique le gériatre Guillaume Goddefroy. On l’a fait admettre parce qu’il n’a pas de troubles cognitifs, qu’il vit de manière autonome. On a discuté avec son hématologue et le réanimateur, et on a décidé qu’il pouvait bénéficier d’oxygène à haut débit. Mais il ne sera pas intubé car, après trois semaines de réanimation, s’il survit, son espérance de vie et sa qualité de vie ne seraient pas acceptables. On a anticipé cette décision, afin qu’elle ne soit pas prise dans l’urgence, par un médecin seul. »

« C’est devenu compliqué d’avoir un message clair pour la population »
Il y a des personnes âgées qui réchappent du Covid, sans encombre, même parmi ceux qui présentent des facteurs de risque. Il y a ce vieux monsieur de 88 ans, qui rentre dans l’après-midi chez lui, et n’a pas bien compris ce qui lui était arrivé. Il a chuté à son domicile. « J’étais très fatigué », se souvient-il. Il n’a pas eu de problèmes respiratoires, il est pourtant insuffisant rénal, dialysé.

Dans le service, il y a aussi une très vieille dame pour laquelle les médecins ont peu d’espoir. Ses poumons sont très atteints. Pour respirer, elle a en permanence besoin d’un masque à oxygène. « On ne peut pas vivre durablement avec un apport de 12 litres en oxygène par minute », dit Guillaume Goddefroy.

Elle paraît presque inconsciente sur son lit, seuls quelques mouvements disent qu’elle est encore présente sous son masque à oxygène. À certaines heures, la vieille dame cherche à l’enlever, à arracher ses perfusions. « Il nous arrive d’avoir recours à la contention pour des patients, mais pour deux à trois jours maximum, quand ils traversent une phase de confusion, et qu’on a de l’espoir pour eux », explique le docteur Goddefroy.

Pour cette dame, seront bientôt envisagés des soins de confort pour l’apaiser, la soulager. Les médecins ont souvent recours au rivotril, à la place du midazolam, réservé à la réanimation depuis le début de l’épidémie de Covid. Ce sont deux puissants benzodiazépines.

« Notre rôle est d’accompagner la personne âgée dans l’expression de sa plainte, explique Guillaume Goddefroy. Elle s’exprime rarement par des mots. Ce sont les infirmières, les aides-soignants, qui sont le plus souvent auprès des patients, qui sont attentifs à ces signes. »

« On regarde s’ils s’essoufflent, si leur fréquence respiratoire augmente, si leur température monte. Chez les patients déments, l’agitation est un signe inquiétant », complète Amandine Laurent, infirmière dans l’unité.

Si elles sont privées de visites, les familles peuvent appeler chaque jour, souvent ce sont les infirmières qui donnent des nouvelles. Quand elles sont mauvaises, c’est au tour des médecins d’appeler. « Quand on entre dans les soins de confort, elles peuvent venir voir leur malade, un par un », précise le gériatre de l’unité, Guillaume Goddefroy.

L’hôpital de Riaumont compte aussi une équipe mobile de soins palliatifs, qui se déplace dans les Ehpad. En ce moment, elle est si occupée par les clusters qui s’y déclarent que le docteur Bernard Yasse, qui dirige l’équipe, a « posé des limites. Au sein de l’équipe de soins palliatifs, on devrait être deux médecins et je suis tout seul. Au printemps, j’ai été débordé, je recevais vingt appels par jour dans le week-end, j’ai décidé de me protéger. Le problème, c’est que nous ne sommes pas dans les meilleures conditions. Dans les Ehpad, il y a plein de personnels malades. Certains n’ont pas de médecin coordonnateur. Heureusement, par rapport au printemps, les médecins traitants y entrent encore ».

Le gériatre David Mazajczyk affirme que « tous les patients qui ont besoin d’être hospitalisés, le sont. Ceux qui restent à l’Ehpad sont grabataires, dénutris, en fin de vie, et ne tireraient pas bénéfice d’une hospitalisation hors de leur lieu de vie. Mais on ne laisse pas les Ehpad seuls. On a monté une cellule de coordination, qui réunit des gériatres, des réanimateurs, des urgentistes, et une astreinte territoriale gériatrique pour répondre à leurs questions ».

La semaine dernière, selon le dernier bilan de Santé publique France, 61 Ehpad ont connu un cas de Covid dans la région des Hauts-de-France. Depuis le mois de juillet, il y a eu un peu plus de 3 000 cas de Covid dans les Ehpad, 332 personnes âgées ont été hospitalisées. Il y a eu 108 décès dans les hôpitaux, 128 à l’intérieur des Ehpad.

Le médecin de soins palliatifs Bernard Yasse explique ainsi la mission de son équipe mobile : « On est là pour éviter les morts dans les couloirs des urgences, sur des brancards. La plupart des résidents des Ehpad sont déments, ils sont dans leur dernière résidence. S’ils tombent malades du Covid, ils ne tireraient aucun bénéfice d’une hospitalisation. Les malades d’Alzheimer, par exemple, n’acceptent pas le masque, ils déambulent, on ne va pas les attacher. Et je ne pense pas que l’oxygène soulage ces malades. Pour eux, je fais des prescriptions anticipées de morphine ou de rivotril, pour qu’ils ne souffrent pas. Les équipes m’appellent pour adapter le traitement en fonction de l’état du malade. »

Pour le docteur Yasse, « cette crise reflète le manque de soins palliatifs. Au printemps, des personnes sont mortes dans des conditions difficiles, faute d’anticipation, de prescriptions adaptées. Parfois, on répond à la demande d’un Ehpad avec une semaine de retard ».

Ces médecins sont aussi aux prises avec certaines familles qui « sont dans le déni, qui ont des revendications irrationnelles, des demandes d’acharnement thérapeutique inacceptables, explique Bernard Yasse. Ils me disent : “Vous allez tout faire pour les guérir.” Je leur explique qu’on va soulager leurs proches, les sédater. Mais on ne met pas fin à leur vie prématurément », répond-il fermement aux théories complotistes qui accusent le corps médical de se débarrasser des malades les plus fragiles, comme dans le film Hold-Up, diffusé ces derniers jours sur internet, à l’audience très importante.

Le film propage aussi l’idée que les médecins sont incités financièrement à attribuer au Covid des décès qui sont dus à d’autres maladies. David Mazajczyk est d’abord heurté par la question : « Je ne la comprends pas. » Puis il tente d’expliquer : « Un patient peut bien sûr avoir un Covid, mais aussi un cancer, une maladie d’Alzheimer ou une insuffisance cardiaque. On sait reconnaître les signes cliniques d’une forme grave du Covid. On a le test PCR, qui est très spécifique à plus de 98 %. Le scanner des poumons est aussi très caractéristique. Ce sont des images de poumons très atteints. On indique sur le certificat de décès que le patient est mort du Covid lorsqu’on a ces éléments en main. Si un patient a un test positif du Covid, mais qu’il meurt de son insuffisance cardiaque, on indique bien l’insuffisance cardiaque comme cause du décès. »

Il est exaspéré par la confusion du débat public sur l’épidémie, entretenue par de nombreux médecins. « Le débat sur la chloroquine a pris des proportions folles, nos patients en réclamaient. Quand on voit tous ces médecins qui ont un avis sur tout. Ils devraient au contraire faire preuve de modestie. On est face à une maladie nouvelle. C’est devenu compliqué d’avoir un message clair pour la population. »

Le gériatre est très inquiet pour les fêtes de Noël, il le répète à plusieurs reprises : « Si le 15 décembre, c’est de nouveau la fête, si on refait un brassage de population, entre les générations, on peut être très inquiets pour les personnes âgées. »

Son collègue, le docteur Goddefroy, explique que des familles lui montrent parfois les vidéos de repas de familles, sans masque ni distance sociale, où la personne âgée se portait encore bien. « J’en ai vu une il y a 15 jours seulement. Je ne dis rien, bien sûr, je ne veux pas culpabiliser ces familles. Elles ne semblent pas avoir conscience que leur proche a probablement été contaminé à cette occasion. »