Industrie pharmaceutique

Médiapart - Covid : le laboratoire Gilead soupçonné d’avoir pré-vendu pour un milliard d’euros un médicament qu’il savait inefficace

Octobre 2020, par Info santé sécu social

16 OCTOBRE 2020 PAR ROZENN LE SAINT

Le bouclier anti-virus de Gilead, le Remdesivir, était le traitement qui suscitait le plus d’espoirs pour bloquer le Covid-19. Ils ont été douchés le 15 octobre par une étude de l’OMS. Une semaine plus tôt, le laboratoire américain avait signé in extremis un contrat de précommandes d’au moins 500 000 traitements avec la Commission européenne pour un montant pouvant atteindre 1 milliard d’euros, alors qu’il avait connaissance de ces résultats défavorables.

Le Remdesivir, l’antiviral de Gilead, a « peu ou pas d’effet sur les patients hospitalisés pour le Covid-19 ». Tels sont les résultats préliminaires de l’étude Solidarity coordonnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiés le 15 octobre, et qui s’appuie sur « les taux de mortalité, de début de la ventilation ou de durée de l’hospitalisation ».

L’étude Solidarity porte sur des expérimentations sur 11 000 patients volontaires de trente pays différents et inclut les résultats des essais cliniques Discovery menés par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dans le but de tester l’efficacité et la sécurité de molécules anciennes repositionnées dans l’indication Covid-19.

« Nous aurions tous aimé voir émerger un traitement efficace contre le Covid-19 mais les recherches montrent que le Remdesivir ne fonctionne probablement pas. Ce qui est le plus important, c’est la mortalité, et il ne la réduit pas », résume Yazdan Yazdanpanah, un des chercheurs qui chapeautent Discovery, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat de Paris et membre du conseil scientifique Covid-19 (lire aussi la boîte noire).

Gilead a-t-il eu connaissance de ces résultats avant la signature d’un accord de pré-achats de Remdesivir avec la Commission européenne ? Oui, selon l’OMS, qui explique à Mediapart que « Solidarity s’engage à informer les fabricants des médicaments dix jours avant la publication des résultats ».

Bien que parfaitement informé de l’inefficacité de son médicament selon l’OMS, Gilead aurait donc massivement vendu son médicament à la Commission européenne. Ce que le laboratoire conteste : « L’OMS a fourni à Gilead un premier manuscrit fin septembre. Une nouvelle version du manuscrit a été rendue publique le 15 octobre. Gilead ne l’a reçue que quelques heures avant sa publication. Cette version contient des informations différentes de celles qui figuraient dans le premier manuscrit », se défend le laboratoire américain interrogé par Mediapart sans davantage de précisions à l’heure où nous publions cet article sur le contenu exact de ce premier manuscrit transmis fin septembre.

La Commission européenne, elle, ne nous a pas indiqué si elle avait connaissance des résultats préliminaires de l’étude de l’OMS avant de signer ce contrat de pré-achat avec Gilead. Cet accord représentait pour la firme la dernière chance de tenter d’écouler au moins 500 000 doses de Remdesivir pour un montant total de 1 milliard d’euros, si elles étaient toutes achetées.

Le système est le suivant : la Commission précommande pour avoir du stock. Et ensuite, les pays membres achètent. La Commission européenne a affirmé à Mediapart ne pas être en mesure de dire quelle part de ces 500 000 doses a déjà été achetée par des États pendant la semaine qui s’est écoulée entre la signature du contrat avec la Commission européenne et la publication des résultats défavorables de l’OMS.

De son côté, Gilead garde aussi le silence mais nous a cependant indiqué qu’ « à l’heure actuelle, aucune commande n’a été passée en France dans le cadre de cet accord ».

Auparavant, en France, Gilead avait fourni des doses de Remdesivir nécessaires à la réalisation d’essais cliniques : 228 patients volontaires en ont reçu dans ce cadre à la date du 5 octobre, selon le ministère de la santé. En parallèle, la France avait reçu depuis août 27 000 doses de Remdesivir, conformément à un premier accord passé entre la Commission européenne et Gilead, financé par le Fonds d’urgence européen cette fois, et non par les États, pour soigner d’autres patients ciblés par l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle.

L’accord du 8 octobre visait à prendre le relais dans l’optique de prescriptions de Remdesivir à certains patients Covid-19, en l’occurrence, comme le précise le ministère de la Santé, à ceux « hospitalisés pour Covid-19 avec une pneumonie nécessitant une oxygénothérapie à faible débit, conformément à l’avis rendu le 16 septembre 2020 sur la spécialité par la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé (HAS) ».

Déjà, dans l’Hexagone, l’engouement pour le Remdesivir avait diminué pendant l’été. Pour se prononcer sur le remboursement ou non du Remdesivir pour les patients Covid-19 hospitalisés, la HAS avait demandé des résultats complémentaires à Gilead, notamment concernant des résultats 28 jours après l’hospitalisation des patients, dans un projet d’avis daté du 22 juillet 2020 envoyé au fabricant de Remdesivir.

En réponse, le laboratoire a tout simplement retiré son dossier de demande de remboursement le 31 août. « Ce n’est pas la toute première fois que cela arrive mais c’est assez exceptionnel », selon Mathilde Grande, cheffe du service évaluation des médicaments à la HAS. « Il y a une pression énorme compte tenu du contexte international et de l’envie de trouver un traitement Covid-19, mais nous ne pouvons pas alléger d’une quelconque façon nos procédures. Il y a des enjeux commerciaux, nous apportons de l’objectivité dans tout ça », justifie Pierre Cochat, président de la commission de la transparence et membre du collège de la HAS.

D’autant que la France était le premier pays à examiner la demande de remboursement du Remdesivir dans le cadre du Covid-19. Or « les pays regardent ce qui se passe ailleurs. Gilead a dû craindre un effet boule de neige et a préféré retirer sa demande pour éviter de créer un précédent qui restreindrait trop le remboursement du Remdesivir dans l’indication Covid-19 à son goût », estime Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.

Les États-Unis avaient mis la main sur la majorité des réserves de Remdesivir dès le printemps. Donald Trump avait demandé l’accélération des procédures d’autorisation de mise sur le marché du Remdesivir, obtenue dès mai. Et quand il a été infecté par le Covid-19, le président américain en a directement fait la promotion : l’antiviral faisait partie de son cocktail de traitements.

Des tensions d’approvisionnement avaient commencé à être rapportées en septembre dans différents pays européens, avant que l’étude de l’OMS ne soit publiée… D’où sûrement l’empressement de la Commission européenne à réserver des stocks de médicaments dont les promesses ont été douchées une semaine après…

À l’origine, le laboratoire avait lancé le Remdesivir pour lutter contre le virus Ebola, sans grand succès. Il lui restait donc des boîtes à liquider. « Des stocks de Remdesivir existaient en vue de poursuivre les études en cas de reprise d’épidémie d’Ebola », confirme Gilead. C’est pourquoi, pour recycler son antiviral dans le contexte du Covid-19, le laboratoire a d’abord fourni des doses aux chercheurs coordonnant des essais cliniques dans l’espoir d’obtenir des résultats concluants.

L’étude académique du NIAID, en mai, qui a porté sur 1 063 patients hospitalisés, montrait déjà que le Remdesivir n’empêchait pas les patients Covid-19 de mourir, mais indiquait que les patients sous ce traitement avaient été hospitalisés un peu moins longtemps. Or, avec un système hospitalier sous tension, les places en réanimation sont chères, d’où l’intérêt persistant pour cet antiviral.

Mais à présent, « à la lumière des résultats de l’étude Solidarity, la commission doit revoir et renégocier le dernier contrat avec Gilead qui devrait au moins baisser considérablement le prix », réagit Yannis Natsis, représentant de l’ONG European Public Health Alliance (EPHA), défendant l’accès à tous aux médicaments.

Et concernant la prolongation ou non de l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle, l’EMA répond à Mediapart qu’elle « examinera les données de Solidarity et les dernières données disponibles de l’étude NIAID pour voir si des changements sont nécessaires dans la manière dont ces médicaments sont utilisés. Nous communiquerons davantage si nécessaire ».

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.


Yazdan Yazdanpanah est le seul scientifique interrogé dans le cadre de cet article à avoir entretenu des liens d’intérêts avec Gilead, qui a dépensé pour lui 3158 euros entre 2013 et 2016 en repas, hébergement, transport et inscription à des colloques, selon EurosForDocs, qui reprend les données de la base publique transparence.sante.gouv. « Cela ne m’empêche pas de dire que je pense que le remdesivir ne fonctionne pas pour le Covid-19 », a commenté à Mediapart l’intéressé