Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Crise sanitaire : la France s’enfonce toujours plus dans l’état d’exception

Janvier 2021, par Info santé sécu social

13 JANVIER 2021 PAR JÉRÔME HOURDEAUX

Le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 1er juin est présenté mercredi en conseil des ministres. Il prévoit aussi des mesures jusqu’à la fin de l’année. Les Français auront alors passé 21 mois sous régime d’exception.

Les Français passeront donc l’année 2021 sous un nouveau régime d’exception. Selon le projet de loi de prorogation présenté mercredi 13 janvier en conseil des ministres, ils seront même soumis à deux régimes juridiques différents, tous deux créés à l’occasion de cette épidémie.

Comme l’avait déjà annoncé dès lundi le premier ministre Jean Castex aux sénateurs, confirmant des informations de Libération, l’état d’urgence sanitaire, réactivé par la loi du 14 novembre 2020 et qui devait arriver à terme le 16 février, sera prolongé jusqu’au 1er juin.

À cette date, le pays passera sous le régime de « sortie de l’état d’urgence sanitaire » instauré par la loi du 9 juillet 2020 et sous lequel il a vécu jusqu’à sa réactivation.

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, les citoyens sont ainsi confrontés à un empilement de régimes d’exception, régulièrement modifiés, ajustés et faisant à chaque fois oublier un peu plus ce qu’a pu être le droit commun.

« Il y a eu l’état d’urgence sanitaire créé par la loi du 23 mars 2020, qui a duré jusqu’au début du mois de juillet, résume Stéphanie Renard, maîtresse de conférences en droit public à l’université de Bretagne-Sud et spécialiste de l’ordre public sanitaire. Il a alors été remplacé par le régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire, une sorte de régime hybride, à la frontière de la légalité ordinaire – si cela a encore un sens – et de l’état d’exception. Ce dispositif offrait des pouvoirs considérables au gouvernement, quasiment identiques à ceux de l’état d’urgence, hormis le pouvoir de prononcer un confinement généralisé de la population. »

« Avec la deuxième vague, l’état d’urgence sanitaire a été réactivé le 17 octobre par un décret en conseil des ministres, puis prolongé par la loi du 14 novembre 2020, poursuit la juriste. Il devait initialement durer jusqu’au 16 février 2021 et être suivi d’un nouveau régime de sortie jusqu’au mois d’avril. »

Dans un rapport parlementaire « sur le régime juridique de l’état d’urgence » remis le lundi 14 décembre, le député LREM de la Vienne Sacha Houlié et son collègue LR de la Manche Philippe Gosselin soulignaient que depuis le début de l’épidémie, le Parlement avait adopté au total cinq textes, à commencer par la loi du 23 mars 2020 créant le nouveau régime d’état d’urgence sanitaire, calqué sur celui de l’état d’urgence prévu par la loi du 3 avril 1955 utilisé en matière de terrorisme.

En outre, les députés s’inquiétaient de « la multiplication des habilitations sollicitées par le gouvernement pour légiférer par ordonnance » et pointaient que « pas moins de 77 ordonnances ont été publiées depuis le début de la crise sanitaire ».

Si l’on ajoute les éventuels règlements locaux, les Français ont été confrontés depuis dix mois à un enchevêtrement de textes et à des situations dont il était parfois difficile de déterminer le régime juridique applicable.

« Ça peut dépendre du jour, de la période et de l’endroit où on se trouve, en métropole ou dans les DOM-TOM, dans les Alpes-Maritimes ou dans le Nord. Ces deux effets cumulatifs, temporels et géographiques, rendent difficilement intelligible le régime applicable », explique Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin Lyon 3 et spécialiste des états d’exception.

« Il y a une compulsivité normative des pouvoirs publics, une tendance à administrer par la norme, poursuit-elle. On a l’impression que, comme ils n’arrivent pas à gérer la situation, ils compensent par le normatif. Mais de ce fait, on se retrouve avec une sorte de monstre normatif, et sans investissement dans l’implémentation, la mise en œuvre. »

« Il en résulte une instabilité, une accumulation de textes qui vont parfois dans un sens puis dans un autre, analyse encore Marie-Laure Basilien-Gainche. Les gens sont passés de l’état d’urgence, puis à un régime de sortie de l’état d’urgence, puis sont repassés sous état d’urgence… Il y a un manque de bon sens du point de vue de l’utilisation de la norme. Concernant l’aspect géographique, les distinctions faites entre les territoires, avec ces cartes de différentes couleurs, peuvent se comprendre. Le problème est que ce dispositif peut être mal accepté quand les décisions viennent d’en haut au lieu d’être prises au niveau local. »

La prorogation d’un an de l’état d’urgence ravive une autre crainte : celle l’accoutumance aux régimes d’exception. Le 31 décembre 2021, les Français auront passé plus de 21 mois sous ce régime ou celui de « sortie de l’état d’urgence sanitaire ». Comme pour l’état d’urgence décrété au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 et resté en vigueur jusqu’au mois d’octobre 2017, la notion « d’urgence » semble avoir perdu tout son sens et laisse place à un mode de gestion habituel de la société.

« Tant que le risque épidémique n’est pas éradiqué, l’état d’exception a vocation à s’appliquer, regrette Stéphanie Renard. Nous sommes confrontés au même problème qu’avec le terrorisme, d’un risque qui dure dans le temps. Cela pose le problème de l’objectif de ces régimes d’exception. Normalement, ils ont pour but de répondre à des circonstances, qui mettent en danger la continuité de l’État ou le fonctionnement normal des institutions. Ils ne doivent durer que le temps de rétablir une situation ordinaire. Le but n’est pas de faire disparaître la menace, mais de revenir à la normale. »

« Or, poursuit Stéphanie Renard, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les pouvoirs publics lui ont fixé comme objectif d’éradiquer l’épidémie. La loi du 23 mars 2020, qui instaurait le nouveau régime d’état d’urgence sanitaire, a notamment modifié l’article L3131-1 du code de la santé publique, qui prévoyait déjà des mesures d’exception, pour confier de nouveaux pouvoirs au premier ministre. Et ceux-ci ont pour but “d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire”, alors qu’il s’agissait avant “de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population”. Il devient alors très difficile de sortir de ces situations car le risque zéro n’existe pas, surtout en matière sanitaire. »

Marie-Laure Basilien-Gainche s’inquiète d’une autre différence entre l’état d’urgence sanitaire et son prédécesseur. « Cette habitude de restreindre les libertés s’est déployée de manière décomplexée et avec un élément supplémentaire : nous avons changé de degré. Dans le cadre de l’état d’urgence sécuritaire, on vise une personne ou un groupe de personnes voulant mener des actions de terreur ou contre la sécurité nationale. La menace est donc relativement circonscrite. Avec cet état d’urgence sanitaire, désormais, l’ennemi peut être présent partout autour de vous. Lors du premier confinement, j’ai été surprise de voir dans la rue des gens changer de trottoir pour ne pas me croiser alors que je portais le masque. Il y a une sorte de “diktat d’Hippocrate” qui s’installe et en vertu duquel les libertés de tous doivent être restreintes pour préserver la vie d’un seul. »

Et déjà, certains appellent à prévenir les prochains virus qui ne manqueront pas de surgir à l’avenir. Dans ce but, le gouvernement a même déjà déposé un projet de loi « instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires » afin de graver dans le marbre certaines mesures d’exception.

Celui-ci a pour l’instant été repoussé à la fin de l’état d’urgence sanitaire en raison du tollé suscité par le caractère liberticide de certaines mesures envisagées, notamment celle autorisant le premier ministre à interdire l’accès à certains services ou lieux, comme les transports, aux personnes non vaccinées.

Vers une obligation de vaccination ?
L’instauration de ce que certains qualifient de « passeport vaccinal » était jusqu’à présent une ligne rouge en matière de libertés publiques que le gouvernement se refusait à franchir. Pourtant, cette hypothèse est désormais sur la table.

« Des obligations de vaccination existent déjà, rappelle Stéphanie Renard. L’une des sanctions du non-respect de celles-ci est la privation d’accès à droit ou à un service public. Par exemple, un enfant ne pourra pas aller en colonie de vacances s’il n’a pas fait tel ou tel vaccin. En théorie, rien n’empêche l’adoption d’une loi qui prévoirait une obligation de vaccination contre la Covid-19 et qui l’assortirait de privation d’accès à certains droits. Mais, en pratique, cela serait, selon moi, difficile. Tout d’abord car cela supposerait qu’il y ait assez de vaccins pour tout le monde. Ensuite, cela serait très risqué politiquement. »

Outre cette obligation vaccinale, le projet de loi comporte « un certain nombre de novations », poursuit Stéphanie Renard. « Il vise également à introduire un nouvel état de crise sanitaire, qui aurait vocation à remplacer l’article L3131-1 du code de la santé publique. Il pourrait être décrété en cas de menace ou de situation sanitaire grave mais pas catastrophique ou à la suite d’un état d’urgence sanitaire. Il pourrait en outre être cumulé avec l’état d’urgence sanitaire. »

« Il accorderait des pouvoirs très importants au gouvernement, et notamment au premier ministre, explique encore la juriste. Il permettrait par exemple d’ordonner l’isolement préventif de personnes par décret pris en conseil des ministres. Sa prorogation pourrait également être décidée par décret en conseil des ministres. Il n’y a aucun contrôle parlementaire prévu, si ce n’est un rapport au parlement qui doit être prévu si l’état de crise dure plus de six mois. »

Ces pouvoirs viendraient s’ajouter à ceux, déjà sans précédent, accordés au gouvernement. L’une des spécificités de l’état d’urgence sanitaire est en effet d’avoir justifié des mesures encore plus restrictives qu’en matière sécuritaire. « On a déjà les mesures d’isolement, de confinement de la population… J’ai l’impression qu’il est difficile d’aller plus loin, pointe Marie-Laure Basilien-Gainche. Il suffit de voir comment sont traités les étrangers en situation irrégulière à Calais. Si l’objectif était de préserver la santé publique, la police ne détruirait pas leurs tentes tous les deux jours mais on organiserait leur hébergement pour éviter qu’ils ne soient contaminés et qu’ils contaminent les autres. »

« Cette manière de gouverner par des mesures sécuritaires et non par la santé pose problème, poursuit la chercheuse. Le confinement n’a pas servi directement à freiner la propagation de l’épidémie mais plutôt à alléger la pression hospitalière car nous avons fermé trop de lits pour des raisons managériales. On s’est privé de moyens pour lutter contre cette épidémie. Pourquoi ne pas avoir investi massivement dans l’hôpital public ? Alors que l’on voit déjà les conséquences de cette épidémie, il serait également temps d’investir dans les soins psychiatriques et dans la prise en charge des maladies chroniques. Lorsqu’on n’emploie pas les bons moyens, on ne peut pas obtenir les bons résultats. »

« Nous sommes dans une configuration politique, un habitus du politique et du législateur consistant à prendre des mesures restrictives des libertés mais sans jamais prévoir l’encadrement de ces mesures afin que soient respectés les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité, ajoute Marie-Laure Basilien-Gainche. Le confinement est-il un moyen de réduire la propagation du virus ? Fallait-il fermer les universités ? Et les frontières ? Le couvre-feu est-il utile ? Les restrictions sont-elles les plus minimales possible ? On se pose très peu ces questions. »

« Dans une situation de crise comme celle que nous vivons, et quand on met en œuvre de tels pouvoirs en les confiant au gouvernement, celui-ci a deux obligations, ajoute Stéphanie Renard. Il a tout d’abord un impératif juridique qui est de respecter la légalité, de protéger les droits fondamentaux. Il a ensuite un impératif éthique qui est de protéger les plus vulnérables et d’évaluer le rapport bénéfices/coûts de ses décisions. »

« Alors que les ravages en termes de santé mentale, notamment chez les jeunes, de cette épidémie inquiètent de plus en plus, poursuit-elle, le débat sur l’impératif éthique monte ces derniers temps chez les spécialistes. Mais il n’est absolument pas entendu par le gouvernement. »

Dans cette situation, « le principal garde-fou devrait être le Conseil constitutionnel. Mais encore faut-il qu’il joue son rôle, reprend Stéphanie Renard. Or, il se refuse à contrôler l’appréciation du gouvernement ou du parlement sur la situation. Il faudrait une distorsion considérable entre les mesures prises et la réalité. La jurisprudence sur l’erreur manifeste d’appréciation laisse un immense pouvoir d’appréciation aux pouvoirs publics. Il y a également la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme – ndlr]. Mais là aussi, je suis pessimiste ».

Quant au Conseil d’État, « il a une vision extrêmement déformée de la proportionnalité. Il a par exemple refusé d’ordonner des mesures de protection car il a estimé que le gouvernement faisait en fonction de ses moyens. Il a également validé des arrêtés municipaux qui imposaient le masque dans des périmètres étendus alors que le risque sanitaire ne le justifiait pas forcément. C’était une jurisprudence inédite qui va dans le sens d’une restriction des libertés ».

« Ce qui me gêne, explique Stéphanie Renard, c’est le deux poids, deux mesures. On a autorisé les messes avec une jauge de trente personnes, mais on l’a refusé aux musées ou aux salles de TD dans les universités. »

Et malheureusement, la société civile peine, elle aussi, à jouer son rôle de contre-pouvoir. « Les autorités administratives indépendantes font leur travail, mais elles ne sont pas entendues, estime Stéphanie Renard. Concernant la société, j’ai un regard ambivalent. Il y a un ras-le-bol, il y a une mobilisation, mais qui n’est pas organisée et qui est très réprimée. J’ai également l’impression qu’une bonne partie de la population accepte cette logique de soumission et d’acceptation de la situation. »

La chercheuse souligne notamment la « très faible mobilisation pour les étudiants. Les associations font un travail formidable. Mais, globalement, les gens ne se préoccupent pas du tout des étudiants. Ils sont même pointés du doigt à la moindre occasion. Ils sont devenus des délinquants sanitaires. Alors qu’ils sont notre jeunesse, nous avons accepté de la sacrifier ».