Réforme retraites 2023

Médiapart - D’une réforme des retraites à l’autre : les errements du macronisme

Février 2023, par Info santé sécu social

Un texte purement budgétaire sans aucune portée sociale. Depuis quelques mois, Emmanuel Macron et ses soutiens défendent une réforme des retraites diamétralement opposée au projet qu’ils avaient initié en 2017. Un revirement qui en dit long sur ce pouvoir, son absence de colonne vertébrale et ses arrangements avec la vérité.

Ellen Salvi
11 février 2023

C’est un souvenir désormais lointain que certain·es se remémorent avec nostalgie tandis que d’autres lèvent les yeux au ciel à sa seule évocation. Un souvenir dont personne n’ose trop parler depuis la reprise des débats sur la réforme des retraites, mais qui plane sur toutes les discussions du gouvernement et de la majorité présidentielle. Un souvenir qui en dit long sur le macronisme, ses renoncements, sa flaccidité et les vents contraires qui le traversent.

Alors que l’Assemblée nationale achève dans la confusion sa première semaine d’examen du projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS) et que la mobilisation se poursuit dans la rue, une question reste en suspens : pourquoi Emmanuel Macron a-t-il choisi d’abandonner la réforme systémique qu’il avait proposée en 2017 – et qui avait obtenu le soutien de la CFDT – pour porter une réforme paramétrique rejetée par l’ensemble des syndicats ?

Surtout : que s’est-il passé entre ce jour d’avril 2019, où le président de la République avait jugé « hypocrite » de décaler l’âge légal de départ à la retraite, et le discours prononcé par Édouard Philippe devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE), en décembre de la même année, instaurant un âge pivot à 64 ans ? Pourquoi le travail engagé pendant deux ans par l’ancien haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye n’a-t-il pas été recyclé dans le projet de 2022 ?

Pour le savoir, Mediapart a interrogé plusieurs protagonistes du quinquennat précédent (voir notre Boîte noire), ceux-là mêmes qui ont subi ou précipité de l’intérieur l’enterrement du fameux « régime universel », où « un euro cotisé [devait valoir] les mêmes droits pour tous ». Pendant longtemps, ils ont appartenu à deux camps opposés : celui des « tenants de la réforme disruptive » et celui des « chantres de l’orthodoxie budgétaire », pour reprendre les mots de l’un d’entre eux.

Les premiers ont participé à l’élaboration du programme de 2017, dont le volet retraites était largement inspiré des travaux de l’économiste Antoine Bozio. À l’époque, rapportent-ils avec le recul, le candidat Emmanuel Macron n’avait pas franchement d’avis sur la question. Ce dont il était certain, en revanche, c’était de vouloir partir en campagne avec une grande réforme sociale qui le démarquerait de ce qui avait été fait avant lui. Peu en importait la teneur et les détails.

De fortes résistances en interne
La réforme systémique est donc lancée cette année-là et avec elle, tout un argumentaire développé par les auteurs du livre d’Emmanuel Macron, Révolution (XO Éditions) : « Nous ne pouvons plus nous contenter de bricolages ou d’une énième discussion sur tel ou tel paramètre. » Certains proches du candidat accueillent l’idée avec réticence – très proches même puisque l’un des plus sceptiques s’appelle Alexis Kohler et qu’il s’apprête à devenir secrétaire général de l’Élysée.

En entrant au gouvernement, les nouvelles recrues Les Républicains (LR) enfoncent rapidement le clou. Le premier ministre Édouard Philippe, épaulé par le ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin, fait valoir que la trajectoire budgétaire du quinquennat ne pourra être tenue sans quelques économies. Pourquoi ne pas rediscuter de l’augmentation de l’âge légal de départ à la retraite ? Le chef de l’État s’y oppose avec fermeté. Il est encore trop tôt pour se renier.

Pendant deux ans, il va confier à Jean-Paul Delevoye, l’un de ses hommes de confiance, le soin de mener les travaux et les consultations censés permettre de fusionner les 42 régimes existants, comme promis pendant la campagne. Les équipes du haut-commissaire se sentent sous surveillance étroite des juppéistes de la rue de Varenne qui ont une peur panique des fuites inopportunes, considérant depuis toujours – ou plus exactement depuis 1995 – que les retraites sont un sujet explosif.

Un président de la République qui dit tout et son contraire selon les interlocuteurs et les moments.

C’est le début d’une lutte interne au pouvoir qui va atteindre son apogée en 2019. Elle oppose les trois personnes les plus puissantes de l’État après le président de la République – Alexis Kohler, le premier ministre Édouard Philippe et son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas – à celles et ceux qui s’accrochent encore à « l’ADN macroniste », dont le conseiller élyséen Philippe Grangeon, un ancien de la CFDT, et une bonne partie des député·es de la majorité.

Les premiers sont certes moins nombreux, mais leur voix – ils parlent d’une seule – porte davantage. D’autant qu’ils peuvent s’appuyer sur les derniers rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR), ceux des années 2017 et 2018, objectivement plus alarmants que les années précédentes. Quant aux seconds, ils ne cessent de rappeler à Emmanuel Macron les dangers d’une présidence oublieuse de ses promesses et des fondamentaux de la démocratie sociale.

Le principal intéressé, lui, donne raison à tout le monde. Les personnes qui ont pu observer son fonctionnement à l’époque sont encore impressionnées, des années plus tard, par sa capacité à dire tout et son contraire selon les interlocuteurs et les moments, avec une sincérité déconcertante. Ils décrivent une plasticité qui brouille forcément le message. Chaque visiteur repart de l’Élysée conforté, mais trompé.

Plusieurs fers sur le feu
En 2019, celles et ceux qui planchent quotidiennement sur le dossier des retraites sont suspendus aux prises de parole publiques du chef de l’État pour tenter de comprendre ce qu’il a vraiment derrière la tête. Quand il déclare privilégier « un accord sur la durée de cotisation plutôt que sur l’âge », fin août, personne n’est au courant. Quand il affirme qu’il « n’adore pas le mot pénibilité », début octobre, beaucoup sursautent.

Dans les faits, le président de la République continue de laisser deux fers sur le feu, selon l’expression d’un ancien conseiller de l’exécutif. De son côté, Édouard Philippe répète à qui veut l’entendre qu’il ne portera pas une réforme systémique sans mesure paramétrique. Au gouvernement et dans l’administration, ils sont de plus en plus nombreux à considérer que le projet initial est trop complexe. Pour beaucoup, la « grande réforme sociale » est surtout devenue un énorme boulet.

La fin des consultations conduites par Jean-Paul Delevoye approche, mais Matignon, qui se montre très critique vis-à-vis du travail effectué par l’ancien chiraquien, retarde encore le calendrier. Une énième concertation de façade est lancée avec les partenaires sociaux afin d’occuper le terrain. Les conditions de l’équilibre financier du futur régime des retraites sont glissées dans le rapport. Il faut désormais préparer les esprits à ce qu’elles figurent aussi dans le projet de loi.

À force de dérogations, l’exception devient la règle et le projet se transforme en gruyère.

Le doute s’installe. Les syndicats sont de plus en plus échaudés, la majorité ne se remet toujours pas du mouvement des « gilets jaunes » et la plupart des ministres veulent s’éviter des complications supplémentaires. À force de dérogations sur telle ou telle niche, l’exception devient la règle et le projet se transforme en gruyère. Le haut-commissaire à la réforme des retraites est de plus en plus isolé. Pour beaucoup, il incarne trop d’« emmerdements » – le mot est sur toutes les lèvres.

De septembre à décembre 2019, tout se joue entre quatre hommes : Emmanuel Macron, Alexis Kohler, Édouard Philippe et Benoît Ribadeau-Dumas. Mais en dehors de ce petit cercle, les voix discordantes saturent l’espace public. La presse se fait l’écho d’une lecture pour le moins surprenante des institutions en expliquant que le chef de l’État s’est fait « tordre le bras » par son premier ministre pour instaurer l’âge pivot.

Pourtant, il ne fait de doute pour personne que le discours du CESE a été validé par l’Élysée et que l’arbitrage final a été rendu par le président de la République. Quinze jours plus tôt, Jean-Paul Delevoye a capitulé dans son combat contre la mesure d’âge. Et ce n’est certainement pas Édouard Philippe qui l’a fait renoncer. Le patron de la CFDT est fou de rage : lui aussi avait été visiblement mal renseigné sur les intentions réelles d’Emmanuel Macron.

Le vrai visage du chef de l’État
La suite des événements a fait l’objet d’une littérature médiatique abondante : le départ de Jean-Paul Delevoye rattrapé par ses « oublis » déclaratifs, les premières manifestations d’ampleur, le dégainage du 49-3 quelques jours seulement avant le confinement... Le 16 mars 2020, en pleine pandémie mondiale, le chef de l’État annonce la suspension de « toutes les réformes en cours », à commencer par celle des retraites. Elle ne reviendra jamais sous sa forme initiale.

Le projet présidentiel de 2022 s’écrit directement à l’Élysée, quasiment sous la dictée d’Alexis Kohler. Celles et ceux qui étaient favorables à la réforme systémique sont écartés d’une campagne dont le mantra est très différent de celui de 2017. Finies les grandes idées disruptives et dispendieuses, il faut désormais faire rentrer de l’argent dans les caisses que le « quoi qu’il en coûte » a vidées.

Autour du président-candidat, les mentalités ont elles aussi évolué. « On s’est giscardisés, reconnaît un ancien ministre. Avec les bons côtés de Giscard, mais aussi une vision économique de droite assez classique. » Les concepteurs du programme décident d’aller au plus simple, en optant pour une solution comptable qui sied à merveille aux réflexes conservateurs des « technos » qui entourent Emmanuel Macron.

Si certains de ses proches se disent encore très attachés à « l’épure macronienne » que constituait, selon eux, le régime universel, chacun est bien conscient de parler d’un temps révolu. Pour les déçu·es du précédent quinquennat, le chef de l’État montre enfin son vrai visage en 2022 : celui d’un homme animé par des valeurs qui l’éloignent définitivement de la gauche. Pour les rares qui s’accrochent au « en même temps », il a évolué par la force des choses.

C’est désormais une réforme purement budgétaire que les soutiens du président de la République sont contraints de défendre, en assumant un discours diamétralement opposé à celui qu’ils portaient quelques années plus tôt. Cette situation a évidemment entraîné une communication hasardeuse, pour mieux masquer le caractère profondément injuste du recul de l’âge de départ à la retraite, admettent-ils sous cape.

En l’espace de six ans, l’évolution de la réforme a jeté une lumière crue sur le pouvoir macroniste, son absence de colonne vertébrale, ses oppositions internes, ses jeux d’influence et ses arrangements avec la vérité. Il n’en reste aujourd’hui qu’un entêtement dangereux, qui conduit un Parlement, sans majorité absolue, à faire le contraire de ce que souhaitent la majorité des Français·es. Sans même y croire.

Ellen Salvi