Le social et médico social

Médiapart - Dans l’ombre de l’aéroport de Roissy, des habitants dans la turbulence sanitaire et sociale

Juin 2020, par Info santé sécu social

CRISE SOCIALE REPORTAGE

1 JUIN 2020 PAR MATHILDE GOANEC

À Villepinte et dans les communes dépendant de la plateforme logistique et aéroportuaire de Roissy, l’activité est encore souvent à l’arrêt. Durement touchés par l’épidémie de Covid-19, les habitants vivent le nouveau soubresaut d’une crise économique et sociale chronique. Ici aussi la solidarité locale joue les pare-feux.

Àla sortie de la gare RER déserte, près du parc des expositions de Villepinte, au nord de la région parisienne, les rares passants ont presque tous une pochette cartonnée sous le bras, dont s’échappent des feuilles volantes. Des CV à déposer dans les boîtes aux lettres des nombreuses agences d’intérim, restées fermées depuis le 17 mars ou ne recevant que sur rendez-vous.

Amadou Sileye Thiam est venu de la ville voisine du Blanc-Mesnil pour tenter sa chance et trouve portes closes. Depuis deux mois, il n’a pas travaillé et touche 670 euros de chômage pour vivre avec sa femme et ses deux enfants. Sa femme, également en intérim comme préparatrice de commandes à Roissy, est elle aussi sans emploi.

« Depuis la fin du confinement, je vais à Paris, dans le 93, un peu partout, pour trouver du travail, dans le nettoyage ou pour faire des colis », explique Amadou Sileye Thiam. Le Samu social a trouvé une chambre pour loger sa famille, mais si l’activité continue ainsi de manière si ralentie, « sans boulot, ça va être très difficile ».

L’esplanade que parcourt Amadou, en face du parc des expositions, est en temps normal grouillante d’activité. Tous les grands groupes de travail temporaire y sont installés, à touche-touche. En face, le parc des expositions attirait avant le Covid-19 environ 50 salons par an, et remplit les 12 000 chambres d’hôtel autour. Tout est suspendu, au moins jusqu’en juillet.

« Ici, avant le covid, c’était blindé, on avait même du mal à venir en voiture ; la route 104 est toujours bouchée, raconte une salariée de l’entreprise Gauguin, implantée dans la zone d’activités attenante, assise sur un bout de trottoir pour une pause cigarette. Les avions passaient sans arrêt dans le ciel, et là, plus rien… C’est vrai que ça fait bizarre. »

L’aéroport Charles-de-Gaulle est à quelques kilomètres seulement au nord-ouest, la commune fait donc partie des huit villes de l’ensemble intercommunal Paris-Terres d’envol. « On travaille énormément avec l’aéroportuaire, confirme un employé d’une agence d’intérim, sorti lui aussi prendre l’air avec un collègue. À part dans l’alimentaire, et même si ça reprend dans la logistique, l’activité a chuté drastiquement, environ de 70 %. » Depuis le début de la crise sanitaire, et la fermeture de plusieurs frontières, les vols sont réduits au strict minimum, même si le fret se maintient légèrement.

« Vous avez vu des trucs ouverts, vous ? Moi je veux pas déposer mon CV comme ça, je suis sûr qu’ils ne me rappelleront jamais. » Un jeune homme interpelle Lætitia, Clémence et Sarah, trois jeunes femmes venues de Sarcelles (Val-d’Oise) dans l’espoir elles aussi de décrocher un petit contrat dans l’entretien. « Si, si, dépose quand même », conseille Lætitia. Mais après une heure à tourner pour trouver quelque chose d’ouvert, le découragement commence à poindre.

Avant le mois de mars, les trois amies travaillaient pour un gros complexe hôtelier à Val d’Europe, pôle touristique de Marne-la-Vallée, comme femmes de chambre. Des contrats à la journée, payés 50 euros. Leur travail s’est interrompu brutalement, sans aucun filet de sécurité pour prendre le relais. « Il n’y a plus d’offres sur Internet, plus rien. Donc, au lieu de rester à la maison, on est venues chercher ici. » Mais les jeunes femmes connaissent la machine : « C’est mieux d’être vues physiquement, sinon, piouf, on oublie ton CV… »

Jeudi 28 mai, le ministère du travail indiquait que le nombre d’actifs inscrits à Pôle emploi n’avait jamais été aussi haut depuis 1996. Après deux mois d’une économie à l’arrêt et avec une récession en ligne de mire, les entreprises n’embauchent plus. Par ailleurs, les plus frappés sont ceux qui occupaient jusqu’ici des petits boulots, les catégories B et C, le vivier de Lætitia, Sarah, Clémence ou Amadou Sileye. Des emplois qui ont littéralement fondu au mois d’avril. À Villepinte, comme dans les communes voisines de Sevran ou Aulnay-sous-Bois, le choc est brutal.

« Nous vivons dans un territoire plutôt composé d’employés et d’ouvriers, avec une faible proportion de cadres, et une population plutôt défavorisée, analyse Kadher Berreka, architecte, rédacteur du blog Au-delà du périph, qui alertait dans ce billet sur la fragilité du territoire aux grandes épidémies. Toute cette zone autour de l’aéroport, sans être la seule, constitue d’ordinaire un pôle d’emploi important, et en particulier pour ceux qui sont le plus éloignés de l’emploi pérenne. Ça compte, dans un département qui est aussi l’un des plus jeunes de France. »

À Sevran, commune mitoyenne de Villepinte, Hocine Ramdani raconte comment il a transformé à la hâte le fond de jardin de son pavillon en local pour son association Espoir et avenir, association qui aide en temps normal une trentaine de familles en leur apportant des colis alimentaires. Depuis le début de la crise sanitaire, la demande a flambé : « Celles qui ont basculé, ce sont les familles dont l’un des membres travaillait, même pour un Smic, et qui ont perdu emplois et salaires. Beaucoup trouvaient des boulots comme bagagistes, manutentionnaires, caristes, dans le nettoyage des avions ou des hôtels. Aujourd’hui, ils souffrent énormément. »

L’association a également vu apparaître des travailleurs sans papiers, qui œuvrent au noir sur les chantiers. « D’habitude, ils se débrouillent, ne demandent rien, explique Hocine Ramdani. Mais là, ils n’ont plus de boulot, aucune aide de la CAF car en situation irrégulière. Ils se sont aussi tournés vers nous. » Près du magasin de bricolage de la grosse zone commerciale, plus au nord, ces travailleurs sont de retour deux semaines après la fin du confinement, se louant à la journée comme main-d’œuvre.

Travail informel ou à la lisière du salariat… Kadher Berreka, en écho aux paroles d’Hocine, mettait lui aussi en garde à propos des chauffeurs Uber, le taxi constituant une autre source de revenus pour nombre de jeunes vivant dans ces communes proches de l’aéroport (lire cette analyse ici). Là encore, la dégringolade touristique pèse. « C’est typiquement une population d’auto-entrepreneurs précaires, oubliée par les mesures d’aides, à qui on ne prête guère attention. »

« La crise n’est pas derrière nous », affirme Hocine Ramdani. Vendredi 29 mai, à 16 heures, Hocine avait encore eu trois nouvelles personnes au téléphone, totalement démunies, en demande de colis alimentaire, et s’apprêtait à aller livrer un étudiant ayant perdu son emploi dans un fast-food : « Si l’État n’aide pas ces gens-là, cela va être un problème pour eux comme pour nous. Même les commerçants, qui contribuaient pas mal avant pour les colis, ne donnent plus comme avant. C’est une crise générale. »

La crainte d’une « triple peine »
Jacqueline Lorthiois, urbaniste et socio-économiste (voir ses travaux ici) vivant à Cergy-Pontoise, confirme ce diagnostic pour le territoire dans l’ombre de l’aéroport Charles-de-Gaulle, souvent vanté comme « l’un des plus dynamiques d’Île-de-France ». « Le pôle de Roissy ne crée plus d’emplois depuis 2009, il est donc en crise. Mais comme c’est gros, et très saisonnier, ça ne cesse de recruter ! Mais il s’agit d’emplois précaires, mal rémunérés, très soumis au tourisme. Et dès que les frontières ferment, on est cuits. »

L’économiste dissipe au passage quelques fausses représentations, qui entravent la bonne compréhension du territoire : « La plateforme aéroportuaire de Roissy n’emploie que 5,4 % des actifs de son bassin. Parce que les emplois proposés sont très spécialisés et ne correspondent pas à la main-d’œuvre locale. »

Et le gâteau offert par cette même plateforme aéroportuaire et logistique est chaque année plus partagé, avec des actifs venus de huit départements de l’Île-de-France, et même désormais parfois des Hauts-de-France, encore plus au nord. « On se retrouve, tout près de l’aéroport, avec des villes dortoirs et reléguées, comme Sevran, où le chômage atteint des sommets. Ou des villes dissociées, comme Villepinte, avec de gros pôles d’activités totalement exogènes, mais une commune qui reste pauvre, avec nombre de quartiers sensibles (lire aussi cette note de l’Insee sur la Seine-Saint-Denis). »

Tout près du grand centre commercial Beau Sevran, à quelques mètres du panneau d’entrée de ville de Villepinte, il y a trois hôtels sociaux, qui accueillent des familles envoyées par le 115. « Pour nous, la crise n’a rien changé. Cela fait bien longtemps qu’on ne fait plus dans le tourisme », ironise la responsable de l’un d’entre eux. Son voisin conserve une dizaine de chambres pour accueillir les patients étrangers de l’hôpital Robert-Ballanger tout proche, vides aujourd’hui. Il attend les annonces du premier ministre, le soir même, pour connaître le sort réservé à cette partie de sa clientèle.

les travées de la galerie commerçante, nombre de boutiques sont elles aussi encore fermées, malgré la levée du confinement le 11 mai. « Vous savez, on a eu beaucoup de malades du Covid ici, parmi les commerçants », rappelle une vendeuse en boulangerie, pour expliquer les rideaux de fer descendus.

Car la crise sanitaire a frappé ici bien plus qu’ailleurs, dans un département, la Seine-Saint-Denis, considéré comme l’un des foyers les plus virulents de l’épidémie. L’hôpital Robert-Ballanger, qui couvre les communes d’Aulnay, Villepinte, Sevran, Tremblay et Le Blanc-Mesnil, avait pris en charge, au 10 mai, 628 patients testés positifs au Covid et enregistré 115 décès. Ce qui ne comprend pas bien sûr tous les malades non hospitalisés et hors radars, dans une zone où de nombreux habitants ont déjà toutes les peines du monde à avoir accès à un médecin généraliste.

Juste en face de l’hôpital, Nassera Jiar a transformé très vite sa maison de santé accueillant 18 praticiens en « Covid center », pour tenter de désengorger les urgences voisines et faire un premier tri des patients, au début sans masques en nombre suffisant, sans équipement, « tout à fait démunis ».
« Cela a été terrible, car on a eu énormément de contaminations intrafamiliales, vu la taille des logements, la promiscuité, mais aussi parce les gens continuaient à travailler, à prendre les transports, raconte la médecin. Une patiente a, par exemple, perdu, en quelques jours, son mari de 42 ans, qui travaillait à Roissy, et son père. »

Dans le cabinet, les langues se sont déliées plus vite que d’habitude. « On a eu pas mal de mamans, qui nous ont dit ne pas pouvoir nourrir leurs enfants. » La maison de santé a également organisé à la va-vite des colis alimentaires, qu’elle a distribués aux patients les plus en difficulté.

Depuis la fin du confinement, alors que chacun a repris son activité normale et qu’aucun cas de Covid-19 n’a été enregistré depuis deux semaines, la crise sociale s’ancre durablement : « On a plein de candidatures spontanées, pour faire du ménage, même quelques heures. Les gens reviennent en consultation, mais souvent avec les bons distribués par la protection maternelle et infantile. » Nassera Jiar craint la « triple peine » pour la commune : « Nous sommes déjà un territoire tellement stigmatisé. Je crains que les inégalités ne ressortent de cette période encore plus exacerbées. »

Noémie* (prénom d’emprunt), sage-femme depuis une vingtaine d’années à Villepinte, souligne la précarité « ordinaire » d’une partie de la population locale la plus à la marge, « avec ou sans Covid ». « Nous recevons des femmes, enceintes, qui travaillent et qui ne peuvent pas se loger. Beaucoup d’habitants sont issus de l’immigration, et même là, les conditions d’arrivée en France ont changé. De plus en plus de personnes arrivent ici sans repères familiaux ou amicaux, sans pouvoir prendre appui sur une communauté. Du coup, dans une crise de cette ampleur, au cours de laquelle le système arrive à saturation, on bascule très vite dans une pauvreté extrême. »
Adjointe au maire, vice-présidente (UDI) chargée des solidarités, de la santé et de la famille au conseil régional d’Île-de-France, mais aussi infirmière en réanimation, Farida Adlani n’a jamais vu ses « casquettes aussi mélangées » que ces dernières semaines. Pour elle, pas de confinement, entre le travail à l’hôpital et la distribution de masques, de nourriture, et plus récemment d’ordinateurs pour les enfants des quatre quartiers classés en politique de la ville à Villepinte.

« Je n’ai pas embrassé mes cinq enfants pendant deux mois, raconte l’élue. J’ai fait des choses pour la première fois : gérer l’arrivée de camions logistiques, des palettes d’oranges, de bananes, distribuer des kilos de farine, d’huile, de sucre. » Mais aussi la bataille pour obtenir des masques, et leur distribution, dont Nassera Jiar dans son cabinet se souvient : « Quand la région nous a apporté 500 masques FFP2, on pleurait presque de soulagement. »

Farida Adlani sait que sa commune et, plus largement, le territoire tout autour ne se remettront pas si facilement d’un tel épisode : « Les quinze premiers jours, on était en état de sidération, tout le pays était à l’arrêt. Mais maintenant, nous devons réfléchir à l’après. Il faudra être très vigilants sur les nouveaux métiers qui vont recruter massivement. Le numérique bien sûr, mais aussi dans le sanitaire et le social. Nous, à la région, on veut bien former les habitants, mais il faudra ouvrir les postes ! »

La responsable du service entreprise, commerce et artisanat de Villepinte, Agnès Belin, partage cette ambition de « relocaliser les activités » : « Même avant cette crise, on pressentait cette nécessité, pour les entreprises comme pour les salariés : les réseaux routiers dans la zone sont de plus en plus saturés, les transports compliqués, les salariés veulent travailler proche de leur domicile. » Et si l’emploi repart, confirme-t-elle, voire s’intensifie dans la logistique, ailleurs, l’encéphalogramme reste plat.

« La reprise est très progressive et très lente, confirme Julien Deloffre, directeur général adjoint chargé des services à la population à Villepinte. Le retour des enfants dans les écoles est pour nous un bon indicateur de l’activité économique. » Environ 150 enfants seulement sur les 5 000 accueillis normalement ont repris le chemin de l’école. « Il y a comme un décalage entre le discours officiel, venu du gouvernement, et la réalité dans une ville comme la nôtre », note Julien Deloffre.

Le temps semble aussi suspendu pour Boubacar Diakité, qui se promène avec ses enfants dans le parc au bas de son immeuble, près de l’avenue Youri-Gagarine, à Sevran. Agent d’entretien en Ehpad, il travaille depuis le début de l’épidémie et sa femme a conservé un emploi similaire dans des bureaux à Roissy, à temps partiel. Mais les enfants n’ont pas repris l’école et les parents se relaient pour s’occuper d’eux, elle le matin, lui l’après-midi. Secoué par les nombreuses contaminations et les décès sur son lieu de travail, Boubacar Diakité se sait plutôt chanceux : « Au moins, je travaille. »