Le social et médico social

Médiapart - Dans le Nord, le partenariat public-privé s’étend au placement des enfants mineurs

Juin 2017, par Info santé sécu social

10 avril 2017| Par Elsa Sabado

Exsangue, le conseil départemental du Nord va faire appel à des investisseurs privés pour financer une association de protection de l’enfance. Si elle tient ses objectifs, fixés par un « contrat à impact social », la collectivité la remboursera, avec intérêts. Le nombre de placements des mineurs doit-il être fonction des intérêts d’investisseurs privés ?

Ce 4 avril 2017, dans le public du « grand débat » de la présidentielle, il est au premier rang des soutiens d’Emmanuel Macron, costume bleu, col amidonné, barbe taillée, lunettes cerclées, belle montre au poignet… Avec son look de cadre dirigeant, Christophe Itier a commencé sa carrière dans le public. « Avant d’être “chassé” par Deloitte, un cabinet d’audit, parce que je savais parler la langue des collectivités », raconte-t-il. Il conseille alors les associations en difficulté. Dont La Sauvegarde du Nord, un poids lourd du département, qui fut dirigée autrefois par Pierre de Saintignon, actuel premier adjoint à la maire de Lille… « Une fois l’audit de La Sauvegarde terminé, le conseil d’administration m’a dit : “Tiens, on te donne les clés de la maison pour appliquer toi-même les conseils que tu nous a donnés” », dit-il. C’est ainsi qu’en 2010, Christophe Itier est devenu le directeur de La Sauvegarde du Nord.

La philosophie du dirigeant ? « Trouver un chemin de crête entre intérêt commercial et intérêt général. » Ce à quoi répond parfaitement, selon lui, le « contrat à impact social » (CIS). Le principe : l’État fixe à un investisseur un objectif social chiffré dont il ne peut pas ou ne veut pas subventionner la réalisation. L’investisseur finance une association pour atteindre cet objectif. S’il y parvient, l’État le rembourse avec des intérêts, variables en fonction du résultat. La récolte et la redistribution des fonds sont effectuées par un intermédiaire rémunéré. La mise en place d’indicateurs, l’évaluation du programme en amont, puis le bilan permettant le remboursement de l’investisseur sont réalisés par des cabinets d’audit financier, rémunérés eux aussi.

Christophe Itier veut faire l’expérience de ce nouvel outil, le contrat CIS, sur l’activité historique de La Sauvegarde du Nord : la protection de l’enfance. Lorsque le juge des enfants ou l’aide sociale à l’enfance (ASE) demandent un placement ou une « action éducative en milieu ouvert » (AEMO), ils délèguent à La Sauvegarde le soin de mettre en place ces mesures. Pour cela, le conseil départemental du Nord, dont c’est une des compétences, finance l’association à 90 %. Dans le Nord, en 2015, 20 350 jeunes ont fait l’objet d’une mesure judiciaire, dont 51,2 % de placement, contre une moyenne de 49,9 % en France. Le CIS proposé par Christophe Itier, labellisé par l’État en juin dernier, a pour objectif d’éviter le placement de 100 à 200 jeunes sur trois ans.

Sur le site du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves 3) qu’il préside, Itier détaille en vidéo son plan d’action : « Dans ce département du Nord, nous avons un point de plus de taux de placement d’enfants dans nos établissements de protection de l’enfance. Au-delà de la question humaine, […] il y a une question économique, puisqu’un placement en établissement coûte 60 000 euros par an et par enfant et qu’un accompagnement éducatif à domicile coûte 3 000 euros. […] L’idée, à travers les titres à impact social, c’est de chercher des moyens chez des investisseurs privés. […] La BNP, la Caisse des dépôts nous ont dit banco pour recruter une équipe commando de travailleurs sociaux pluridisciplinaires, pour travailler auprès des familles pour lesquelles on détecte un risque de placement, et l’éviter. Dès lors, sur un programme de trois ans, grâce à un investissement d’1,4 million d’euros, les économies réalisées par le département du Nord […] seraient de 4 à 6 millions d’euros. » Et de vanter un « partenariat gagnant-gagnant » entre « des investisseurs qui auront un taux de retour sur investissement de 6 % » et « une collectivité qui va réussir à faire des économies substantielles », tout en évitant « le drame humain qu’est la séparation ».

Selon Christophe Itier, la démonstration de l’« efficacité sociale » de son association permettrait de capter les subsides des investisseurs. S’ajoute à cela un objectif politique. « Si vous montrez aux donateurs ou aux investisseurs qu’en mettant 100 euros, ils peuvent atteindre tel et tel résultat de manière certaine, cela disqualifiera le discours sur l’assistanat », explique celui qui est aussi le référent pour le Nord du mouvement En Marche ! d’Emmanuel Macron, selon qui : « Mieux vaut le CIS que la saignée ! »

Les finances sinistrées du Nord présentent une fenêtre politique inespérée pour mettre en œuvre son utopie. Le département s’apprête ainsi à supprimer 700 places d’internat réservées à la protection de l’enfance, affirmant mener une politique de « déjudiciarisation » inscrite dans les lois de 2007 et 2016. La collectivité « souhaite ainsi […] réorienter 350 places pour développer la prévention et les accompagnements à domicile et 350 places pour les mineurs non accompagnés », explique dans un mail l’attachée de presse de Doriane Becue, responsable (LR) des affaires familiales pour le département (voir son mail sous l’onglet Prolonger). Concrètement, La Sauvegarde du Nord voit 71 de ses places en foyer supprimées, remplacées par 48 « places » en accompagnement à domicile, un dispositif bien moins cher. « Le conseil départemental compte couper 12 % de notre budget entre 2016 et 2018, explique Olivier Pira, délégué syndical SUD à La Sauvegarde du Nord. Soit la fermeture de deux maisons pour enfants à caractère social, et une cinquantaine de suppressions de poste. Tout le monde pense que le placement est une solution de dernier recours. Mais ce n’est pas parce qu’on ferme des places de foyer qu’il y a moins de besoin. »

« Vu la complexité de la chose, c’est loin d’être fait ! Mais un retour sur investissement de 6 % se traduira forcément par une économie supplémentaire sur la masse salariale, s’inquiète le délégué syndical. Ces suppressions de poste provoqueront des restructurations qui casseront les collectifs de travail, et mettront les travailleurs sociaux en souffrance car moins ils peuvent consacrer de temps et d’argent à un jeune, moins leur métier a de sens. » Il insiste : « L’objectif chiffré exercera une pression sur les travailleurs sociaux, et l’intérêt de l’enfant passera logiquement derrière cet objectif de “non-placement”. Enfin, la souveraineté de notre association, qui était déjà toute relative au vu de sa relation avec l’État, n’existera plus : nous serons de purs opérateurs d’un fonds d’investissement. »

« Le cœur invisible des marchés »

Pourtant, l’austérité du conseil départemental et son corollaire, cette politique de non-placement, mettent déjà les travailleurs sociaux sous pression. Les employés de l’aide sociale à l’enfance, qui signalent aux juges les situations préoccupantes, y sont déjà soumis. « Certaines assistantes sociales mènent des batailles avec leur hiérarchie pour que les dossiers des enfants dont elles s’occupent et dont elles demandent le placement arrivent déjà sur le bureau du procureur », explique Olivier Treneul, un autre délégué SUD. Et ce ne sont pas les seules. « Les délais entre mes décisions et leur application ne cessent de s’allonger, concède Judith Haziza, juge des enfants et déléguée du Syndicat de la magistrature. Du coup, je choisis une mesure plutôt qu’une autre aussi en fonction du temps qu’elle va prendre pour être appliquée. »

« On ne déjudiciarise pas, on n’“évite” pas le placement en supprimant des places en foyer mais en mettant en place des mesures de prévention, plaide la magistrate. Or de ce côté, le compte n’y est pas. En attendant, comment fait-on avec les mineurs qui ont vraiment besoin d’être placés ? » Elle récuse l’idée selon laquelle le « point de plus » de placement de jeunes serait dû à une quelconque “culture nordiste” : « C’est surtout parce que nous sommes dans un département parmi les plus pauvres de France. On place plus à Roubaix qu’à Versailles. »

Faut-il choisir alors entre la pression de l’État en ruine et celle d’un investisseur qui apporterait des subsides, tout en demandant un rendement élevé ?

Choisir la seconde solution serait logique, financièrement, si le contrat d’intéret social tenait sa promesse de rentabilité économique, de « win-win-win », comme le dit Christophe Itier. Difficile de savoir si ce sera le cas pour La Sauvegarde du Nord avant la fin du contrat, encore en négociation entre les acteurs. Mais l’OCDE a produit une étude fondée sur les différents cas de Social Impact Bonds (SIB), l’équivalent anglo-saxon des CIS, mis en place dans le monde. La note indique qu’ils sont « des instruments coûteux », « complexes » et dont les « éléments de preuve sont limités quant à leurs résultats ». Une critique reprise dans un avis du Haut Conseil à la vie associative 3 (HCVA) rendu au premier ministre. « Nous préférerions que les évaluateurs de ces dispositifs soient issus de la fonction publique plutôt que de cabinets d’audit », admet sa présidente, Chantal Bruneau. KPMG, une des quatre plus grandes entreprises d’audit, a ainsi délégué une de ses consultantes 3 spécialement sur ces « partenariats public-privé dans le domaine du social », qui pourraient à l’avenir représenter une manne certaine.

Au-delà de leur rémunération, c’est l’indépendance de l’évaluation par des cabinets d’audit qui pose question. « Pense-t-on vraiment que les cabinets d’audit soient indépendants des banques ? », ironise Jean-Claude Boual, président du Collectif des associations citoyennes. Il reprend la comparaison de KPMG avec les partenariats public-privé (PPP) : « C’est une bombe à retardement pour les finances publiques ! Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est un rapport du Sénat 3. » Le militant s’est inquiété de l’apparition de ces nouveaux outils financiers dès la remise au gouvernement, en octobre 2014, d’un autre rapport sur « l’investissement à impact social » 3. « Les Social Impact Bonds (SIB) sont porteurs d’un mécanisme très astucieux de report du risque de non-atteinte du résultat d’une action à vocation sociale de la puissance publique vers un investisseur privé », y affirme le rapporteur Hugues Sibille (par ailleurs président de la Fondation Crédit coopératif).

« Les CIS servent à sortir le domaine social de la solidarité pour le faire entrer dans celui du marché », estime le syndicaliste Olivier Pira. « Le privé ne prend aucun risque, aucun ! C’est l’État qui garantit le capital et le retour sur investissement, appuie Jean-Claude Boual. Si les objectifs ne sont pas atteints, les banques transforment leur investissement en philanthropie, dégrévée de 60 % d’impôts. C’est tout simplement de l’argent public détourné. » L’un des promoteurs des Social Impact Bonds à travers le monde, l’homme d’affaires anglais Sir Ronald Cohen, avait pourtant prononcé lors du G8 de janvier 2014 un discours très éloigné de ces craintes : « Ensemble, levons-nous et faisons en sorte que “le cœur invisible” des marchés puisse aider ceux que “la main invisible” a laissé de côté. » Le département du Nord pourra bientôt dire à son tour si la protection de l’enfance risque elle aussi l’invisibilité.