Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Dans les Ehpad et à domicile, l’amertume grandit au rythme de la seconde vague

Octobre 2020, par Info santé sécu social

9 OCTOBRE 2020 PAR MATHILDE GOANEC

Alors que les portes se referment et que les foyers de contamination se reforment dans les établissements, le personnel au chevet des personnes âgées attend toujours une amélioration de ses conditions de travail et des salaires.

Depuis des mois, et a fortiori maintenant que le virus a repris de la vigueur, les résidences accueillant des personnes âgées tournent en vase clos, pour éviter de revivre l’hécatombe des premiers mois de l’année. Même si le Covid-19 a continué à faire de nombreuses victimes depuis la rentrée. Vingt décès dans cet établissement de l’Aveyron, sur 70 résidents, depuis septembre ; une quinzaine fin août dans l’Ain ; 13 personnes mortes du Covid dans un établissement de Nouvelle-Aquitaine ; des décès dans la Drôme, l’Ariège, le Vaucluse, etc.

Au-delà du macabre décompte, « les structures ne sont plus vraiment des lieux de vie ». Le constat de Sylvie Dupont, en charge des Ehpad de la fondation Armée du salut, n’est pas dénué de tristesse. « Ce n’est plus le confinement du printemps bien sûr, poursuit cette responsable, ancienne infirmière, mais un circuit qui reste presque fermé : on a limité les contacts avec l’extérieur, les animations, les occasions de se rapprocher des résidents, on porte le masque tout le temps, la vie du dehors ne rentre guère. »

Dans les Ehpad publics du Havre, où Tatiana Dubuc travaille et intervient syndicalement pour la CGT, deux établissements ont de nouveau complètement interdit les visites. « On craint le retour des phénomènes de glissement chez les résidents, qui ne comprennent pas que cela revienne. Ils se laissent peu à peu mourir. »

Certaines familles admettent aussi moins bien les consignes très strictes qu’au printemps, à mesure que la défiance enfle vis-à-vis de l’épidémie. « Elles entendent tellement de choses contradictoires, tantôt on les affole, tantôt on leur dit que tout va bien », regrette Sylvie Dupont, qui a dû, selon les régions, elle aussi se résoudre à limiter les droits de visite. « Nous avons des familles qui refusent de mettre leurs masques, d’autres qui tentent d’entrer par la fenêtre du rez-de-chaussée pour voir coûte que coûte leurs proches, les directeurs sont sans cesse en train de tenter de faire respecter la loi, le climat est tendu. » Bientôt, Noël arrivera, et le départ dans les foyers respectifs s’annonce pour beaucoup illusoire.

Des leçons ont cependant été tirées, après la panique du mois d’avril. « Chez nous, il y a quelques cas mais on arrive désormais à faire en sorte que cela ne se propage pas, souligne Tatiana Dubuc. Nous avons monté une unité spécifique Covid de douze lits, donc dès qu’il y a une suspicion, les patients sont transférés. Et nous avons plus ou moins ce qu’il faut comme protections, pas comme la première fois où nous avions dû faire appel aux dons pour des masques… »

Mieux protégé, le personnel ne tombe plus malade par wagons, ce qui évite les taux faramineux d’arrêts maladies, remplacés ou non par des personnels peu ou pas formés. Cependant, aides-soignantes, infirmières, hommes et femmes de ménage travaillent encore sous « une épée de Damoclès », avec la peur panique que « ça recommence », confirment nos différents interlocuteurs.

Dans certains établissements publics, des lignes d’assistance téléphonique ont été mises en place. Le ministre de la santé, rapporte Pascal Champvert, président de l’AD-PA (Association des directeurs au service des personnes âgées), a également promis pour toutes les structures, quel que soit leur statut, des « crédits » pour l’embauche de psychologues afin de soulager le personnel.

Mais les problèmes structurels, dévoilés au grand jour à l’occasion de la crise sanitaire, perdurent et s’accroissent, sans que les discours présidentiels pour saluer les « héros en blouse blanche » ou ceux en « première ligne » changent rien à l’affaire. Le ratio entre le nombre de personnels et de résidents, l’un des plus faibles d’Europe, n’a pas vocation à bouger, faute de financement.

Dans l’Ehpad public d’Angers, qui accueille 410 résidents et qui doit bientôt être fondu dans le CHU, les salariés font grève depuis le 29 septembre, et elle pourrait être reconduite vendredi 9 octobre à l’issue d’une nouvelle assemblée générale. Ils réclament le remplacement des 22 arrêts maladies dans l’équipe, ainsi qu’une remise à niveau des effectifs, grevés depuis le grand plan d’économie lancé en 2016 dans tout l’hôpital. Avec eux, dans le mouvement, des familles de résidents, également très en colère.

« C’est un cercle vicieux, les conditions de travail sont tellement dégradées que pendant que les uns tiennent le coup, les autres chutent, et ça tombe à tour de rôle comme des mouches, explique Emmanuel Dubourg-Davy, secrétaire général du syndicat FO d’Angers. Le Covid a mis les Ehpad sur le qui-vive, avec la phobie que ça rentre à nouveau. Tout le monde est lessivé. »

La mobilisation a pris racine sur ce terreau. « On a dit aux soignants qu’ils étaient magnifiques, on les a applaudis pour leur dévouement, aujourd’hui, on est obligé de faire grève pour avoir des postes alors qu’on parle d’une seconde vague ! », s’insurge le délégué syndical. Et si la direction du CHU d’Angers propose désormais de recruter une vingtaine de personnes, pour calmer la fronde, il s’agit de contractuels, qui seront payés environ 200 euros de moins que les agents statutaires, ce que les grévistes refusent.

Dans tout le secteur, la revalorisation salariale de ces métiers difficiles, où l’on peine déjà à recruter, s’enclenche avec les plus grandes difficultés. « Nos équipes sont mises à mal par des postes vacants, la difficulté à recruter devient catastrophique. Ce n’est pas facile de venir travailler en Ehpad, encore moins facile avec le Covid », assure Sylvie Dupont.

Dans les établissements publics (plus de 40 % du secteur), dépendants d’un hôpital, les soignants ont bien été bénéficiaires de la « prime Covid », seulement s’ils pouvaient justifier d’un certain nombre de jours de service dans les trois mois clés de l’épidémie. Ils recevront aussi, à partir de mars prochain, la revalorisation de 180 euros mensuelle promise aux soignants de l’hôpital public à l’occasion du Ségur de la santé.

Dans le reste du secteur, relevant d’employeurs et de conventions diverses, la revalorisation reste un miroir aux alouettes. Les établissements publics, gérés par les collectivités territoriales, et non pas par la fonction publique hospitalière d’État, ne voient rien venir. Ceux administrés par l’associatif non lucratif ne sont pas mieux lotis : « On nous parle de 160 euros d’augmentation, mais aucun décret n’a encore été publié », alerte Sylvie Dupont. Enfin, pour les salariés du privé lucratif (le dernier tiers des Ehpad), le gouvernement renvoie la balle aux négociations entre les syndicats et directions, d’ordinaire très tendues, a fortiori dans les grands groupes financiarisés comme Korian ou Orpea (lire cette enquête de Laurent Mauduit).

Autre oublié de taille, tout le secteur de l’aide à domicile, qu’il soit public, privé, ou privé non lucratif. Prime Covid distribuée au petit bonheur la chance selon les départements (lire ici notre article), refus d’une revalorisation salariale pérenne. Pascal Champvert s’en indigne : « Oui, l’État se défausse sur les départements qu’il ne finance pas. Mais à la tête des départements, nous avons des élus, surtout de droite, qui ont voté à Paris sans sourciller les mandats précédents la baisse de financement des collectivités locales ! Les salariées de l’aide à domicile en payent le prix aujourd’hui, c’est insupportable. »

Comme Mediapart l’a, à de nombreuses reprises, documenté (ici, là, et là), ces salariées à domicile sont encore moins bien payées que leurs collègues exerçant en Ehpad, déjà proches du seuil de pauvreté. Au début de la crise sanitaire, ces aides-soignantes ou auxiliaires de vie sont restées également, encore plus longtemps que les autres, au chevet des patients sans protection. Pour le président de l’AD-PA, ne toujours pas reconnaître leur grande vulnérabilité financière s’apparente à une lourde « faute politique ». « Elles y sont allées une fois, retourneront-elles à nouveau au charbon si la situation empire ? On voit déjà beaucoup de salariées se retourner vers les établissements ou l’hôpital, ce qui accroît nos difficultés déjà considérables de recrutement à domicile. »

Brigitte Bourguignon, la nouvelle ministre déléguée chargée de l’autonomie, mise sous pression notamment par les fédérations patronales et syndicales, souhaite lancer une nouvelle concertation, alors qu’une loi pour financer la dépendance, adossée à la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale, doit voir le jour d’ici la fin de l’année. Une nouvelle concertation, alors que plusieurs rapports ont déjà largement couvert la discussion depuis le début du quinquennat. Le dernier, rédigé par Myriam El Khomri, et commandé par le ministère de la santé, s’intitulait bravement « Plan de mobilisation nationale en faveur des métiers du grand âge ». C’était il y a un an, avant le Covid, une éternité.