Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Dans les Ehpad, la pénurie est aussi médicale

Avril 2020, par Info santé sécu social

30 AVRIL 2020 PAR MATHILDE GOANEC ET PASCALE PASCARIELLO

Le manque de médecins présents dans les Ehpad a participé à la catastrophe. En Île-de-France notamment, l’agence régionale de santé a mis trop de temps à en prendre la mesure. Pour réagir surtout.

Lorsque Sophie*, médecin en Seine-Saint-Denis, est rentrée chez elle le 26 mars, elle a couché par écrit son récit, envoyé par courriel dès le lendemain à l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France. Le directeur de l’Ehpad Les Intemporelles, à Aubervilliers, propriété du groupe DomusVi, venait de la chasser sans ménagement de l’établissement où résident une quarantaine de ses patients, en pleine crise sanitaire.

Son tort ? Avoir conseillé à une aide-soignante, ayant des symptômes de Covid-19, de rentrer chez elle, et demandé le confinement dans sa chambre d’un résident qui présentait lui aussi des signes d’infection.

Deux jours plus tard, Sophie revient dans l’Ehpad, appelé par un infirmier de l’établissement au chevet de son patient dont l’état se dégrade. Même traitement de la direction, qui la chasse et en appelle même à la police. Pourtant, les médecins ne se bousculent pas aux Intemporelles à cette époque. La médecin coordonnatrice, l’infirmière coordonnatrice, un infirmier et une aide-soignante sont chez eux, en arrêt maladie.

Dans son deuxième courrier à l’ARS, le 28 mars, Sophie conclut par ses mots : « Le directeur, en m’interdisant l’entrée, interdit aux résidents le recours à leur médecin traitant, il les met en danger. »

À l’intérieur des Intemporelles, les problèmes et bientôt les décès vont s’accumuler, dix à ce jour selon nos informations, un chiffre que n’a confirmé ni DomusVi ni l’ARS. Parmi eux, le patient de Sophie. « Il est resté plusieurs jours sans voir de médecin, sans s’alimenter, avec des escarres, et sans être testé rapidement, témoigne Ouzna Seker, aide-soignante, déléguée syndicale CGT aux Intemporelles. La direction a finalement réussi à faire venir un médecin de ville, qui est venu en urgence. Ce résident était positif au Covid et il est mort. Cette histoire nous a tous beaucoup choqués. »

La pénurie médicale est telle que des certificats de décès, faute de professionnels présents sur place, ont parfois été signés à distance par la médecin coordonnatrice, après un examen clinique des résidents par les soignants. Selon Ouzna Seker, « un jour, nous avons eu un décès le matin, et nous avons attendu jusqu’à 17 heures l’arrivée de l’infirmière pour qu’elle puisse faire l’examen de constatation, et envoyer ces informations au médecin ».

Cette pratique, si elle a pu être un temps envisagée par les autorités sanitaires, ne relève pourtant d’aucun cadre législatif officiel, comme l’ont précisé à Mediapart diverses organisations professionnelles du domaine médical.

Pour éviter les absences, la direction a même organisé une garderie pour les enfants dans l’établissement. « Dans une pièce au rez-de-chaussée, où la gouvernante et le directeur rentraient. Ça a duré au moins deux semaines après le 17 mars », rapporte Ouzna Seker.

Dans l’unité fermée de l’Ehpad, où les patients déambulent, le directeur adopte aussi, selon la déléguée syndicale, une stratégie radicale : « Il a demandé à l’agent d’entretien de changer les serrures des portes de chambre pour pouvoir les enfermer de l’extérieur. » La médecin coordonnatrice, ainsi que l’ARS, informé de cette décision, auraient tous deux dit leur désaccord. « Il a alors commencé à casser lui-même une porte de chambre », raconte Ouzna.

Un salarié, qui souhaite rester anonyme, confirme l’altercation et que les poignées intérieures des portes de certaines chambres ont bel et bien été supprimées : « Il disait que c’était pour le confinement, pour que les gens n’aient pas la liberté de sortir n’importe comment. Je ne sais pas si c’était mauvais ou pas. »

Le directeur a finalement été mis à pied le 10 avril par la direction régionale du groupe DomusVi, informé de la situation. L’inspection du travail a également adressé un courrier au groupe et à l’ARS. Sophie n’a jamais eu de réponse à son alerte faite auprès de l’agence régionale de santé d’Île-de-France. Nos nombreuses questions, au groupe DomusVi comme à l’ARS, sont elles aussi restées sans réponse.

Gabriel Weisser pleure, de tristesse et rage, lorsqu’il raconte de son côté les conditions du décès de sa mère, résidente d’un Ehpad dans le Haut-Rhin. Depuis plusieurs semaines, il espérait que Denise, 83 ans, passerait entre les gouttes, isolée dans sa chambre à cause d’une pathologie psychique depuis Noël 2019. Mais le 15 avril, au téléphone, le médecin de l’établissement lui annonce que sa mère, auscultée tôt le matin même, présente des symptômes inquiétants et vient d’être mise sous respirateur.

Malgré la sidération, Gabriel Weisser demande le taux d’oxygénation de sa mère, qui s’élève alors à 85 %, selon la réponse du médecin. « Elle n’était peut-être pas éligible à une réanimation mais une hospitalisation avec une médicamentation aurait pu être envisagée. Mais non, elle a été mise directe en soins palliatifs dans l’Ehpad. » Denise Weisser est morte le soir même.

Le fils de Denise assure « n’avoir pas de colère » contre ce médecin, saluant même le dévouement des équipes de la maison de retraite où sa mère a passé les treize dernières années de sa vie : « Le médecin de l’Ehpad a réagi comme on lui a dit de réagir. Ce n’est pas un problème de personne, mais d’équipements, de personnels, de consignes, qui ont conduit à sacrifier certains malades. »

Son courroux vise surtout les autorités de tutelle, et il a décidé de rendre public l’affaire (lire sur le club de Mediapart tout son témoignage), racontant dans les médias locaux ce décès tragique, intervenu dans une région lourdement touchée par le Covid-19. L’homme envisage également de s’associer à des plaintes collectives contre le ministre de la santé et l’ancien directeur de l’ARS Grand Est, limogé le 8 avril.

Depuis cette exposition médiatique, l’établissement a déclaré avoir bénéficié du renfort de deux infirmières d’une clinique voisine, et appelé des aides-soignants et des agents des services hospitaliers pour épauler les équipes de l’Ehpad. « Dans cette nuit absolue depuis le 15 avril, il y a eu un éclairage, les choses ont commencé à bouger. Mais ma mère a été trahie par la République, qui ne lui a pas laissé la chance d’accéder aux soins auxquels elle avait droit. »

Ces deux situations soulèvent la même question : les Ehpad étaient-ils taillés pour faire face à cette crise sanitaire sans précédent ? Ont-ils été suffisamment épaulés ? Suffisamment contrôlés par les autorités de santé ? « Le Covid est arrivé le plus souvent dans des établissements déjà en grande difficulté », rapporte un médecin, ancien praticien hospitalier de l’ouest de la France, qui intervient dans des maisons de retraite publiques.

Un médecin qui rappelle dans le même temps la complexité de l’exercice : « Nous, les médecins, ne sommes pas des salauds, on ne laisse pas crever les gens les bras croisés. Mais nous nous sommes aussi posé la question de l’intérêt d’envoyer des patients polypathologiques, très dépendants, n’ayant pour certains plus aucune relation au monde, sur des plateaux techniques, et de faire ainsi entrer le loup dans la bergerie par ces allers-retours entre l’hôpital et l’Ehpad. »

Des directeurs d’Ehpad ont interdit aux médecins traitants d’intervenir
Selon cette autre médecin, réquisitionnée pour venir en renfort dans un Ehpad associatif des Hauts-de-France il y a trois semaines, le Covid-19 a fait des ravages chez les résidents là où les équipes, a fortiori médicales, ont été décimées. Rien que pour le dimanche de Pâques, dans cette maison de retraite, trois personnes sont décédées coup sur coup.

« Quand je suis arrivée, raconte-t-elle, presque toute la direction était en arrêt maladie, les vacataires étaient omniprésents. On s’est retrouvé avec des infirmiers scolaires venus en renfort, qui ne connaissaient pas du tout les résidents. Or l’absence du personnel habituel peut avoir de gros dommages collatéraux. »

Dans cette maison de retraite gérée par un acteur associatif, le médecin coordonnateur (dont le rôle est d’assurer l’encadrement médical de l’équipe soignante et de conseiller sur le plan gériatrique la direction), est en temps « très partiel », avec parallèlement un cabinet en ville. Sur les sept infirmières titulaires, six ont été malades. Les médecins traitants, pendant plusieurs semaines, ne sont plus venus. « L’Ehpad a reçu des directives incompréhensibles, de ne plus laisser rentrer les médecins traitants dans les murs, car ils étaient potentiellement source de Covid. Mais gérer seul 135 résidents, c’est impossible ! »

« L’épisode actuel de pandémie déroge à beaucoup de règles. J’ai ainsi appris que des médecins coordonnateurs travaillent à distance en télétravail, s’insurge Philippe Marissal, médecin intervenant dans une maison de retraite publique, trésorier du premier syndicat des médecins généralistes en France, et président de la Fédération des soins primaires. J’ai appris aussi que des directeurs ne souhaitaient pas voir venir les médecins traitants extérieurs, voire même leur interdisaient l’accès à l’Ehpad… »

Le ministère de la santé a effectivement décidé de renforcer momentanément le rôle du médecin coordonnateur (lire cette fiche, reprise par de nombreuses ARS), afin de limiter les va-et-vient dans les établissements, l’autorisant à « assurer la prise en charge des patients non graves à l’Ehpad » et l’orientation des cas sévères et critiques vers le système hospitalier. Sans jamais demander cependant explicitement aux médecins de ville de ne plus rentrer dans les maisons de retraite.

Cette orientation a laissé le champ libre aux directions d’établissement pour que certains médecins coordonnateurs, même malades, même à temps partiel, restent « seuls intervenants et maîtres à bord », déplore Philippe Marissal.

Les médecins coordonnateurs, dont certains ont la charge de plusieurs établissements à la fois (comme nous l’avons raconté dans ce papier), ont eux dit leur sentiment d’être montés au front « sans armes ni munitions » : « Nous n’avons aucun matériel et nous ne sommes pas formés à la médecine de catastrophe », regrettait le 27 mars le docteur Nathalie Maubourguet, présidente de la FFAMCO (Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad), dans cet article d’Actu.fr. Certaines ARS, comme dans les Hauts-de-France, ont cependant expliqué avoir financé l’augmentation du temps de travail de médecins coordonnateurs, jusque-là embauchés à temps partiel.

À cette difficulté s’est ajoutée celle d’un virus dont les symptômes ont été difficiles à appréhender, surtout chez la population âgée, ce que confirment plusieurs des médecins que nous avons interrogés. Là où le virus s’est introduit en premier, le manque de protections initiales s’est ajouté à l’inconnu sur le plan clinique. « Des établissements ont essuyé les plâtres, avec des symptômes que personne n’a d’abord reliés au Covid comme des chutes, des diarrhées », explique la professionnelle dans les Hauts-de-France.

« La gériatrie est une médecine de suivi, renchérit son collègue dans le Grand Ouest. Or on a pratiqué dans certains endroits une médecine de pompier. Une pneumopathie, sur une personne âgée, peut se développer sans toux ni fièvre, donc c’est difficile à détecter surtout lorsqu’on ne connaît pas les patients. »

Difficile à entendre pour les familles qui, pour nombre d’entre elles, ont été tenues éloignées de l’information. Ainsi, Philippe, dont la mère de 86 ans est tombée malade dans un Ehpad associatif en Ardèche, et qui se souvient étonné de la réponse qui lui est faite, le 22 mars, lorsqu’il se rend compte au téléphone que sa mère s’essouffle, avec une toux terrible : « On évite de faire rentrer les médecins dans l’établissement, m’a dit l’infirmière. » Sa mère sera finalement suivie à distance par un médecin de ville, avant d’être hospitalisée puis testée positive au Covid, début avril.

« Je reste extrêmement choquée par ce que j’ai vu dans certains Ehpad, confie Laetitia (le prénom a été modifié), médecin libérale depuis vingt ans. Son activité ayant baissé avec la crise, il était « impensable de ne pas venir en aide ». À partir du 22 avril, elle est appelée en tant qu’infirmière pour intervenir dans les Ehpad, et en particulier dans l’un des établissements parisiens du groupe DomusVi. « C’est une catastrophe, se souvient-elle. J’y ai travaillé deux jours, de 8 heures à 20 heures. »

Dans le bâtiment où Laetitia est chargée de dispenser les soins et de distribuer les médicaments, elle constate que « les 70 résidents ont été testés mais qu’ils soient contaminés ou pas, ils sont mélangés à tous les étages, dans des chambres mitoyennes ».

La suite du bilan est tout aussi effarante. « Trois infirmières sur quatre étaient en arrêt de travail et donc les intérimaires se relayaient. Ce problème d’effectifs et de changement continuel du personnel fait que les prescriptions n’étaient pas toujours bien suivies. Une résidente avait des antibiotiques qu’elle ne devait pas avoir par exemple. Il y a avait également un problème de matériel. Faute de pansements, certaines escarres n’étaient pas soignées. Nous avons dû confectionner des pansements de fortune. »

« Restés confinés depuis des semaines dans leur chambre », certains résidents « deviennent anxieux et leurs fonctions cognitives dégringolent. Certains ont été mis en “prévention”, avant d’avoir été testés sous antibiotique, ce qui n’a pas amélioré leur état », déplore Laetitia qui n’a eu « aucune information sur le nombre de décès. C’est une opacité qui interpelle ».

Que savaient les ARS de tels désordres, dans les régions les plus touchées ? Là encore, hormis dans les Hauts-de-France, qui ont affirmé à Mediapart avoir mobilisé la réserve sanitaire dans la région pour les Ehpad « dès la mi-mars », nous n’avons guère eu de réponses. En Île-de-France, alors que les Ehpad manquaient d’effectif et de compétence pour répondre à l’épidémie (malgré un communiqué très rassurant le 6 avril sur son site), l’agence régionale de santé a même tardé à accepter l’aide d’équipes mobiles composées de médecins et d’infirmières.

Informé de cette situation aberrante, dès le 7 avril, le professeur François Boué, chef du service de médecine interne et d’immunologie de l’hôpital Antoine-Béclère à Clamart alerte, par courriel, le Directeur général de la santé (DGS), Jérôme Salomon : « Il y a un réel manque de personnel dans les Ehpad. Il est un peu difficile de savoir qui pilote réellement ça en Île-de-France, même si nous sommes en relation quotidienne avec l’ARS qui nous demande ce que l’on fait et quand en retour je leur demande ce que eux font : blanc… il y a eu un clair retard à l’allumage à ce sujet. »

Son constat ne s’arrête pas là : « Nous avons des médecins généralistes qui proposent à l’ARS de monter des équipes mobiles avec des infirmières pour intervenir dans des Ehpad. Réponse de l’ARS : ce n’est pas encore dans la “doctrine”. »

Ce n’est pas le DGS mais le directeur général de l’ARS Île-de-France, Aurélien Rousseau, qui répond au professeur Boué et cela dix jours plus tard. Il se veut très rassurant : « Près de 2 millions de masques ont été distribués aux Ehpad de la région. » Sur le plan des ressources humaines, « des moyens exceptionnels sont mis à la disposition des Ehpad ». En résumé, tout va bien et pour conclure : « L’agence régionale de santé Île-de-France est, elle, mobilisée, sans discontinuer depuis le premier jour pour enrayer la progression du Covid-19, tout particulièrement chez les personnes âgées qui en sont les premières victimes. »

L’ARS constate des déclarations biaisées des Ehpad

Pourtant, les faits viennent contredire ce bel exercice de communication. Alors qu’à la date du 3 avril, on déplore déjà plus de 1 400 morts dans les Ephad, l’ARS Île-de-France refuse l’offre de médecins généralistes d’intervenir en binôme avec les infirmières au sein des Ephad. Le 6 avril, « on m’a répondu que ce n’était pas dans le “cahier des charges” de l’ARS », déclare Pierre (le prénom a été modifié), médecin en région parisienne.

Ce n’est que le 15 avril, face à l’insistance de plusieurs médecins hospitaliers auprès de la direction de l’ARS, que le soutien de ces équipes mobiles est finalement accepté. Pierre n’en revient toujours pas. « En pleine crise, il était urgent de venir en aide au personnel de ces établissements, qui, pour certains, n’avaient plus de médecins, eux-mêmes contaminés par le virus », explique-t-il.

Très tôt, ce médecin se pose la question des « modalités d’action sur le terrain. N’ayant plus de patients se déplaçant à mon cabinet, j’ai appelé des services d’urgence de certains hôpitaux mais ils avaient déjà beaucoup de volontaires ».

Le 17 mars, au cours d’une réunion en région parisienne avec des médecins des services gériatriques, des épidémiologistes et des infectiologues, le problème des Ephad est abordé. « Nous avons alors réfléchi au dispositif le plus adapté pour répondre à ce qui s’annonçait comme un drame sanitaire. Nous nous sommes organisés entre volontaires. » Les équipes mobiles représentent une quarantaine de médecins et infirmières.

Une fois ces équipes mobiles préparées, « les multiples relances auprès de l’ARS ont été chronophages », regrette Pierre qui reste encore « effaré par le refus de cette autorité, censée anticiper et gérer les crises sanitaires ». L’ARS ne leur donne aucune liste d’Ehpad leur permettant d’agir vite. « Nous avons alors constitué notre propre réseau. Nous avons appelé plus de 80 établissements. Et finalement, c’est l’ARS qui nous a demandé de lui faire un retour sur les Ehpad, alors que sa mission est de veiller au bon fonctionnement de ces établissements. »

Le refus initial de l’ARS, ses lenteurs à concéder un timide accord sans pour autant soutenir les médecins volontaires, leur a rendu la tâche difficile, voire inutile. « Nous sommes arrivés trop tard, à un moment où il y avait déjà six à vingt décès par Ephad. L’urgence était réelle », déplore Pierre.

Le médecin généraliste rappelle également les injonctions contradictoires reçues par les Ehpad. « Dans un premier temps, les tests des résidents étaient rationnés à trois, faute de tests en nombre suffisant et on leur demandait d’envoyer le moins de personnes possible dans les hôpitaux pour préserver les lits de réanimation, a-t-il pu constater. C’est passé par des protocoles incohérents où l’on mettait, sans même les avoir testés, des résidents sous antibiotiques ou sous perfusion. Certains, confinés dans leur chambre, sont décédés par manque de soins ou à la suite de soins inadaptés. »

Et lorsque les campagnes de tests ont commencé, « les morts étaient déjà nombreux, dans certains établissements il n’y avait même plus de médecins coordinateurs, eux-mêmes contaminés », rappelle Pierre.

C’est le cas, d’un des Ehpad du groupe Korian dans lequel le médecin généraliste est intervenu. « Il était pourtant de standing mais c’est souvent ces groupes qui ont eu le plus grand manque d’effectif. Et c’est rare qu’ils répondent positivement à nos appels, dit-il. Sur 43 Ehpad que nous avons contactés, seuls trois nous ont demandé de l’aide. Pourtant, et alors que certains nous disaient “tout va bien”, nous savions qu’il y avait des morts ou des besoins d’effectif pour les soins. »

Contacté par Mediapart, le professeur François Boué, de l’hôpital Antoine-Béclère, dans le sud de la région parisienne, ne décolère pas : « Non seulement l’ARS ne s’est pas appuyée sur ces équipes mobiles de médecins de villes et infirmières volontaires, mais elle a demandé aux médecins et infirmières des hôpitaux des expertises coordonnées par un gériatre auprès des Ehpad jugés en grande difficulté, alors que nous étions, nous-mêmes, en flux tendu. »

C’est bien plus tard et seulement à partir de la deuxième quinzaine d’avril, que l’ARS sollicite un certain nombre de services hospitaliers de gériatrie, pour qu’ils coordonnent des équipes de médecins généralistes, d’infirmières hygiénistes et les envoient dans les Ehpad listés comme prioritaires par l’agence sanitaire.

Mais là encore, une fois passé le diagnostic, quels furent les moyens de contrôle de la tutelle sanitaire ? Mediapart a pu se procurer un document de travail interne à l’ARS Île-de-France, daté du 15 avril, et intitulé « Stratégie de soutien hospitalier pour les Ehpad franciliens ». Il est question des modalités de « détection des Ehpad à soutenir et de la priorisation des interventions ». L’ARS reconnaît que la fragilité de certains Ehpad « était préexistante à l’épidémie de Covid-19 […] [qui] a probablement déstabilisé un équilibre déjà précaire ».

Afin de définir les « Ehpad à risque », elle se base sur deux données : le taux de mortalité qui, s’il est supérieur de 10 % comparé à celui de 2019, doit être considéré comme un seuil. Et le « taux d’attaque virale » qui est le nombre de cas confirmés ou suspects de contaminés Covid-19 par rapport au nombre de résidents au 1er janvier 2020.

À cela s’ajoutent les « facteurs favorisant » la propagation de l’épidémie, comme les « difficultés de ressources humaines (taux d’absentéisme) » ou « le déficit managérial ».

Mais ainsi que le note l’ARS, concernant les taux de mortalité, « certaines situations [sont] potentiellement difficiles à détecter (biais de déclarations) ». L’agence sanitaire a, donc, déjà connaissance de l’absence de transparence de certains établissements, sur le nombre de décès transmis. Malgré cette opacité, l’agence ne préconise pas d’inspection, comme, pourtant, le prévoit la mission de son pôle médico-social.

En revanche, elle conseille de relever d’autres données, symptomatiques, selon elle, d’une « situation anormale » : le « taux d’hospitalisation anormalement bas en cette période épidémique », « l’absence de réponse aux questionnaires de l’ARS », ou encore « le signalement [fait] par équipes mobiles de gériatrie ».
« L’ARS se base sur des informations qu’elle reconnaît elle-même comme tronquées, explique un professeur en gériatrie qui a préféré garder l’anonymat. Les directions des Ehpad disent souvent que tout va bien. Mais au lieu de se déplacer, l’ARS reste derrière des chiffres qui ne veulent rien dire. »

Pour exemple, il rappelle que le taux d’hospitalisation n’est pas un bon indicateur. Ce taux est resté bas durant des semaines du fait des directives du ministère de la santé qui, le 19 mars, dans une note révélée par Le Canard enchaîné, suggérait de limiter l’admission en réanimation des personnes les plus âgées.

Le professeur François Boué de l’hôpital Antoine-Béclère se rappelle avoir reçu une liste d’Ehpad jugés prioritaires selon l’ARS, soit « quatre sur une quarantaine d’établissements. Non seulement le faible nombre interpelle. Mais aucun des quatre n’était pertinent. D’autres Ehpad étaient dans une situation bien plus préoccupante. Mais ces informations, contrairement à l’ARS qui se contente de déclaration des directions, nous les avons eues directement, par des alertes des personnels soignants de ces établissements ».

« Ce n’est pas notre rôle d’aller inspecter les Ehpad, précise-t-il. C’est compliqué d’arriver comme des carabiniers. Non seulement, nous n’avons pas les moyens humains pour le faire mais en plus, c’est à l’ARS de remplir cette tâche. »

« Finalement, c’est souvent nous qui avons informé l’ARS de situations d’urgence que les médecins coordinateurs des établissements nous faisaient remonter », confie François Boué.

Il déplore, également, que les renforts soient arrivés trop tard : « Le personnel soignant comme les résidents avaient été contaminés, et réaliser les tests massifs après la bataille n’a pas servi à grand-chose. »

« On tremble pour nos parents »
On ne peut que s’interroger sur les positions pour le moins surprenantes de l’ARS, sur ses absences d’inspection à l’intérieur des Ehpad, ou sur le transfert de ses propres missions vers d’autres acteurs. Ultime précaution, l’ARS a pris soin, dans ses recommandations rendues publiques le 17 avril, de faire disparaître tout élément suggérant qu’elle avait bien eu connaissance du manque de transparence sur les décès. Nulle trace des « biais de déclaration » des décès de la part des Ehpad.

La transparence n’est pas non plus toujours de mise auprès des familles. Ambroise Védrines a perdu sa grand-mère, dans un Ehpad de Seine-Saint-Denis. « Le directeur lui-même a avoué qu’il avait perdu le contrôle de la situation, avec plus de la moitié du personnel en arrêt, beaucoup d’intérimaires. Cela a manifestement secoué très fort, précise-t-il. Mais ma grand-mère est partie sans souffrir, dans la dignité, grâce à l’intervention d’un médecin de ville. »

Ce qui choque par contre Ambroise, « c’est qu’il n’y ait pas eu de tests, et pas moyen d’aller plus vite pour déceler ce qui n’allait pas », dans une toute petite structure quasiment dépourvue de moyens médicaux.

Dès le 13 avril, alors qu’il apprend que sa grand-mère est malade, il lance des messages de détresse sur Twitter, cherchant à rentrer en contact avec l’ARS Île-de-France, impossible à joindre par téléphone : « Ils ont répondu dans un langage semi-administratif et politique, que des tests allaient arriver… Mais nous avions besoin alors de réponses concrètes. »

Même canal de discussion et même type de réponse, alors qu’Ambroise Védrines informe l’ARS du décès de sa grand-mère, qui a péri comme une dizaine d’autres résidents dans un établissement d’environ 80 personnes, depuis le début de l’épidémie.

Ailleurs, près de Nancy, c’est ce proche qui, le 6 avril, demande à l’ARS du Grand Est si des tests sont prévus dans l’Ehpad où résident ses deux parents et où un premier décès vient d’avoir lieu. L’établissement se situe non loin de l’Ehpad de Bouxières-aux-Dames où douze résidents sont morts, et le tiers du personnel est testé positif au Covid.

« Le vendredi, j’appelle l’ARS, mais ils sont très durs à joindre, raconte ce proche. Puis j’essaye le samedi matin. Mais c’est le week-end de Pâques et personne ne va nous répondre. Je n’ai finalement l’ARS au bout du fil que le mardi matin et encore, je tombe vraisemblablement sur une plateforme d’appels. On me dit que les mesures ont été mal comprises, et que c’est aux Ehpad de se rapprocher des laboratoires pour mener ses tests… Pendant tout ce temps, on tremble pour nos parents. » Les tests seront finalement effectués plus d’une semaine après, à l’issue de plusieurs échanges d’informations contradictoires et sous la pression des familles.

Les agences de santé, surtout dans les régions où l’épidémie s’est propagée massivement, comme le Grand Est ou l’Île-de-France, ont eu, sans nul doute, fort à faire pour gérer une crise sanitaire sans équivalent. Cette administration décentralisée, bras armé du ministère, a d’ailleurs subi comme les autres une réduction de ses effectifs ces dernières années, tout en devenant l’interlocuteur unique sur le sanitaire pour tout le médical et le médico-social, à l’hôpital et en ville.

Les ARS ont également mené, dans cette crise du coronavirus, leurs actions au gré des directives, très changeantes, du gouvernement, sur les masques, les tests, les règles de confinement…

Elles doivent enfin piloter un véritable paquebot, l’accueil des personnes âgées réparties au sein de 7 000 lieux de vie de France, dans un secteur géré à la fois par des acteurs publics, associatifs ou privés. Les décisions sont donc loin de s’appliquer partout de la même manière.

Mais ces errements dans les consignes et cette incapacité à répondre alimentent les inquiétudes sur la capacité, voire la volonté de ces mêmes ARS à avoir une vision claire de ce qui se passe derrière les portes fermées des établissements. Dans un point de situation de la préfecture de police de Paris, en date du 9 avril, auquel Mediapart a eu accès, il est par exemple relaté que l’ARS d’Île-de-France indique avoir rappelé les consignes concernant le remplissage des enquêtes et déclarations aux Ehpad. « À ce jour, 62 % des Ehpad ont répondu à l’enquête », souligne le document. Quid des 38 % restants ?

Interrogée sur la viabilité de leurs remontées chiffrées, l’ARS Île-de-France, mais également les ARS Grand Est et Rhône, gros foyers épidémiques, n’ont pas répondu à nos questions. Selon l’ARS Hauts-de-France, également interrogée, la mise en place de la plateforme Noozavoo (voir notre article sur les chiffres des décès en Ehpad) par Santé publique France a permis « d’avoir une image proche de la réalité des établissements », même s’il peut subsister « quelques écarts sur la manière de déclarer certains décès et leur imputation ou non au Covid-19 » ou à cause « des délais de transmission ».

Michel Parigot, président de l’association Coronavictimes, s’inquiète néanmoins de « l’organisation du silence » qui a longtemps prévalu, favorisé par l’absence de visites des familles dans les Ehpad, jusqu’à très récemment. « L’absence de transparence vient probablement du fait qu’il est difficile d’assumer une situation que l’on a été incapable de gérer correctement, relève ce militant infatigable, notamment auprès des victimes de l’amiante. On ne peut pas faire porter la responsabilité sur chacun des Ehpad. Or tout le jeu du gouvernement, c’est justement de se reposer sur les autres pour ses erreurs. »

L’association, très remontée sur la perte de chance des personnes âgées, notamment dans son accès au milieu hospitalier, a déposé le 2 avril un référé liberté concernant le droit des malades atteints par le Covid-19, qui portait notamment sur le droit d’accès aux soins hospitaliers et à la réanimation, le droit à une fin de vie digne et sans souffrance et le droit d’accès à la cause du décès pour les familles. Il concernait plus particulièrement les résidents des Ehpad et les personnes malades laissées à domicile. Une demande rejetée, le 15 avril, par le Conseil d’État.