Luttes et mobilisations

Médiapart - Dans les hôpitaux psychiatriques au bord de la rupture, la crise ne faiblit pas

Septembre 2018, par Info santé sécu social

6 SEPTEMBRE 2018 PAR MATHILDE GOANEC

Une manifestation a réuni les différents collectifs en lutte pour la défense de la psychiatrie publique dans la capitale, le 6 septembre, alors que les trois établissements parisiens pourraient fusionner.

Ils sont tous là : les « perchés » du Havre, les « blouses noires » de l’hôpital du Rouvray en Normandie, les grévistes de l’hôpital Pinel à Amiens, leurs dessins de Shadoks atterrés dans le dos. Venus soutenir leurs collègues parisiens, qui se bagarrent contre le projet de fusion des trois hôpitaux psychiatriques de la capitale, l’hôpital Maison Blanche, Perray-Vaucluse et Sainte-Anne. Mercredi 6 septembre, après une assemblée générale sur les marches de Sainte-Anne dans le XIVe arrondissement, ils ont défilé ensemble dans les rues de Paris derrière une banderole noire explicite : « Buzyn, Philippe, Macron, partout l’hôpital crève ».

Les mobilisations hospitalières, parfois spectaculaires, s’additionnent les unes aux autres, dans un chapelet interrompu depuis le printemps. Si tout le secteur de la santé est suspendu aux annonces du président de la République, qui présentera son plan pour l’hôpital le 18 septembre, la psychiatrie a pris les devants, dénonçant des conditions budgétaires intenables et un soin dégradé, dangereux pour le personnel, les patients, et la société.

À Paris, les agents se lancent dans la grève pour protester contre la création d’un GHU (groupement hospitalier universitaire), projet qui prévoit de revenir notamment sur le temps de travail journalier, le faisant passer de douze ou huit heures selon les hôpitaux à 7 h 30, ce qui signifiera pour les soignants et les administratifs moins de jours de repos (voir l’onglet Prolonger). La fusion implique aussi, selon les syndicats, de supprimer une partie des avantages sociaux du personnel et de revoir le fonctionnement des instances et des œuvres sociales. « L’enjeu, c’est aussi de dénoncer ce qui se passe dans la psychiatrie publique, qui ne peut plus accueillir tout le monde, et se décharge en partie sur le privé, rompant le principe d’égalité, rappelle Étienne Charenton, délégué syndical Sud Santé à Maison Blanche, hôpital psychiatrique du nord-est parisien. Nous avons des problèmes à Paris, mais la colère et la souffrance couvent un peu partout en France. »

« Nous sommes épuisés, explique Laëtitia, infirmière à Maison Blanche. On a déjà du mal à avoir deux jours d’affilée à la maison tous les quinze jours, comment va-t-on faire avec des repos en moins ? » La question de la prise en charge des patients se pose de manière contiguë : « Actuellement, entre les équipes du matin et celles du soir, nous avons deux heures seulement pour faire les transmissions, organiser les visites à domicile avec des problématiques d’insalubrité et de précarité très lourdes, gérer les entrées et les sorties. Si on change notre temps de travail, ce temps disparaîtra, et on devra encore rogner sur le soin. »

Cette réorganisation parisienne s’ajoute à la longue litanie des fermetures de postes et de services, qui concerne l’hôpital en général, et la psychiatrie en particulier, même si Paris reste encore mieux loti que nombre d’hôpitaux dans le reste de la France. Mais dans la capitale comme ailleurs, il n’est pas rare d’avoir un seul soignant là où deux ou trois travaillaient dans le passé. « Nous passons notre temps à reporter, à dire aux patients qu’on passera dans leur chambre dans cinq minutes, dans dix minutes, dans une heure…, se plaint une infirmière, gréviste à Sainte-Anne. En réalité, nous passons de moins en moins. »

Les protocoles administratifs se sont également sérieusement renforcés depuis la loi de 2011, qui portait sur l’hospitalisation sous contrainte. « La paperasse s’est beaucoup alourdie, le temps passé sur l’ordinateur aussi, ce sont des obligations légales auxquelles nous ne pouvons nous soustraire, sans avoir obtenu plus de personnel, bien au contraire, détaille Laëtitia. Pour faire plus de choses avec moins de monde, qu’est-ce que l’on sacrifie en premier ? L’heure de discussion avec le patient, bien sûr, ce qui est pourtant l’essentiel en psychiatrie. » À Paris, comme au Havre ou à Amiens, les médecins deviennent une denrée rare et les postes restent vacants. Ceux qui exercent encore à l’hôpital se retrouvent surchargés de travail et sont nombreux à vouloir jeter l’éponge de la psychiatrie publique.

En aval, dans les structures extra-hospitalières, les délais d’accueil s’allongent inexorablement pour la psychiatrie adulte et enfant : « Nous envoyons nos patients en Belgique, faute de places, s’insurge Géraldine Doriath, l’une des grévistes exerçant en CMP (centre médico-psychologique) dépendant de l’hôpital Maison Blanche. Nos locaux sont parfois insalubres, certaines unités de soins ne sont plus aux normes et on grignote sans cesse sur l’humain pour faire des économies de moyens. » Des embouteillages qui provoquent fatalement une augmentation des hospitalisations, faute de places en ambulatoire, dans des établissements déjà saturés.

Au sein de la délégation venue de l’hôpital psychiatrique Philippe-Pinel, en grève depuis plus de 80 jours et 50 nuits, la lassitude commence à poindre. « Heureusement qu’on est venus à Paris aujourd’hui, ça permet de s’aérer », confie Alexandra. À Amiens, une partie du personnel campe de jour comme de nuit devant les grilles de l’hôpital, pour réclamer plus de postes, la réouverture des services, l’embauche des employés en contrats précaires… La demande de table ronde, réclamée depuis des semaines à l’ARS (agence régionale de santé), pourrait être en passe d’aboutir. C’est le seul point clair à l’horizon, et il est bien maigre. « Pour le reste, c’est toujours le statu quo, explique Marie Lefèvre, infirmière très impliquée dans le mouvement. Nous sommes tous fatigués, mais ce n’est pas ça qui nous fera lâcher. »

Les récentes victoires des agents de l’hôpital du Rouvray ou du Havre mettent du baume au cœur des grévistes, même si les résultats restent très incertains. Paul, membre du collectif des blouses noires, défini comme « un groupe de soignants lassés de la décrépitude de l’humanité, de notre système de santé et portant le deuil sur nos uniformes comme symbole », est plus que circonspect : « Le protocole de sortie de crise a bel et bien été signé, mais rien n’est encore lancé. »

Sur les trente postes promis par la direction à l’issue de deux mois de conflit et d’une grève de la faim de deux semaines, aucune embauche n’est en réalité encore effective. « C’est peut-être un effet de calendrier, dû aux vacances, on va laisser aux administratifs le temps de faire leur travail, relève sa collègue, Émilie. Ou alors on s’est fait piéger... Ces deux hypothèses sont aussi crédibles l’une que l’autre. » Sans avancées plus concrètes dans les jours à venir, la grève pourrait reprendre à l’automne.

Au Havre, les « perchés » se méfient tout autant de ces protocoles d’accord signés sous la pression, pour éteindre les incendies. Sur la soixantaine de postes réclamés, les grévistes du centre hospitalier en ont obtenu environ 35 en campant sur le toit des urgences pendant plusieurs jours, attirant caméras et politiques. Pour l’heure, une vingtaine d’embauches ont eu lieu… Mais en CDD, comme c’est désormais la règle à l’hôpital public. « Nous avons des craintes, d’autant plus que l’ARS n’a jamais accepté d’être notre interlocuteur, malgré nos demandes répétées, or c’est elle qui tient les cordons de la bourse, souligne Frédéric Le Touze, infirmier, délégué syndical Sud Santé, et l’un des sept « perchés » du Havre.

Interrogée par les soignants sur le financement de ces postes, la direction de l’hôpital du Havre a reconnu qu’elle répondait à la demande par du « déficit supplémentaire », celui que creuse l’hôpital année après année en raison de dotations budgétaires en général inférieures au fonctionnement réel. « Donc, il n’y a pas de raison que cela ne recommence pas l’an prochain, s’inquiète Frédéric Le Touze. Mais quand nous sommes redescendus, c’était très clair pour nous : la lutte n’était pas finie, elle était simplement suspendue. »

Agnès Buzyn, ministre de la santé, pourrait faire quelques annonces spécifiques le 18 septembre sur la psychiatrie, qui bénéficie par ailleurs d’un mode de financement un peu particulier au sein de l’hôpital public et qui a une tradition ambulatoire bien plus ancienne que la médecine somatique. Suffiront-elles à éteindre ces contestations protéiformes ? « Il y a une sorte d’hyper-vigilance collective en ce moment, confirme Géraldine Doriath, alors que le cortège parisien passe devant les portes de l’hôpital Sainte-Anne. Tout le monde souhaite une refonte large et profonde de la psychiatrie, mais on peut prendre le problème dans tous les sens, il nous faut des moyens, du personnel. » Frédéric Le Touze, « perché » du Havre, ne désespère pas : « Je suis là depuis 1989, j’ai participé à un certain nombre de mouvements dans ma vie… Mais ce que nous avons vécu cette année était historique. »