Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Dans les quartiers populaires de Marseille, « vacciner est un travail de fourmi »

Septembre 2021, par Info santé sécu social

4 SEPTEMBRE 2021 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Parmi les arrondissements défavorisés de Marseille, le 13e est mieux vacciné que les autres. À la maison régionale de santé, un médecin et une association injectent à tour de bras. Ils écoutent les hésitants, décortiquent les peurs, parviennent à en convaincre beaucoup.

Marseille (Bouches-du-Rhône).– À 8 heures du matin, ce mercredi 1er septembre, dans le quartier Malpassé, la salle d’attente de la maison régionale de santé est bondée, des dizaines de personnes y attendent d’être vaccinées. Aux commandes de cette opération, un seul médecin, Slim Hadiji.

Le Covid, ce généraliste en fait « une affaire personnelle », sa nouvelle « spécialité ». « J’ai perdu trois patients pendant la première vague. L’une d’elles, que je considérais comme une amie, a laissé trois orphelins. Je m’en sens aujourd’hui responsable. »

Le médecin est sur tous les fronts : il consulte le jour dans son cabinet de médecine générale situé à quelques pas, tient des permanences de soins d’urgence, en soirée, à la maison régionale de santé. Il y vaccine désormais tous les mercredis.

La maison régionale de santé est à l’ombre de la cité des Lauriers, intimidant colosse alignant dix blocs de quinze étages dans le 13e arrondissement. Autour, d’autres cités ont fait parler d’elles récemment : Corot, livrée aux marchands de sommeil et envahie par les rats, les Flamands, où ont eu lieu des règlements de comptes liés au trafic de stupéfiants cet été. Sur quelques kilomètres vivent des dizaines de milliers de personnes.
« Il y a ici une concentration de problèmes : de logement, d’éducation, de pauvreté, d’accès aux soins », énumère Yazid Attalah, le président de l’association Sept (Santé et environnement pour tous), qui organise cette journée de vaccination, sans rendez-vous, au cœur des quartiers populaires. Slim Hadiji en est le médecin coordonnateur. À ses côtés travaillent un infirmier libéral et deux médiatrices en santé.

En une journée, l’équipe va vacciner 96 personnes à Malpassé, à domicile, puis l’après-midi dans la cité Air Bel, dans le 11e arrondissement. Elle fait de l’« aller vers », cette démarche de vaccination au plus près des populations, avec une efficacité sidérante. Le 13e arrondissement est le mieux vacciné dans les quartiers nord. Slim Hadiji et Yazid Attalah y sont doute pour quelque chose.

À Marseille, en matière de vaccination aussi, la fracture sociale est béante. Au 22 août, dans le 8e arrondissement, le plus riche de la ville, les moins de 40 ans sont deux fois plus vaccinés que dans les 14e, 15e et 16e arrondissements. Dans les classes d’âge plus avancé, ces quartiers pauvres accusent 15 à 20 points de retard : dans le 16e arrondissement, 62,9 % des 75 ans et plus sont vaccinés, contre 79,5 % dans le 8e arrondissement.

Dans les Bouches-du-Rhône, l’épidémie frappe fort. Parmi les patients de Slim Hadiji, vingt-six sont actuellement hospitalisés à domicile, sept sous oxygène. 218 malades du Covid sont en réanimation dans les hôpitaux du département, une vingtaine y sont admis chaque jour.

« Dans les réanimations de nos hôpitaux, se trouvent une majorité d’habitants des quartiers nord, explique Michèle Rubirola, adjointe à la santé de la mairie de Marseille. Les inégalités sociales de santé sont manifestes. On le savait. On part de loin. »

La mairie, les hôpitaux de Marseille et l’Agence régionale de santé tentent de déployer des médiateurs anti-Covid, d’installer des barnums en pied d’immeuble. « La crise nous a appris une chose : seuls, on n’arrive à rien faire. Hôpitaux, ville, associations, médecins libéraux, il faut travailler ensemble », insiste Michèle Rubirola.

Là aussi, dans les premiers temps de la vaccination, la fracture numérique a fait des ravages : « J’ai perdu un patient éligible et volontaire à la vaccination : il n’avait pas accès à Internet, je n’ai pas réussi à prendre rendez-vous pour lui, ne décolère pas le docteur Hadiji. Sur les quartiers nord, ce sont des gens d’Aix qui sont venus se faire vacciner. Les centres sociaux auraient dû prendre des rendez-vous pour nos habitants. On a réclamé des bus de vaccination, car il faut parfois prendre trois bus pour rejoindre le centre de vaccination du Vélodrome. C’est d’abord resté lettre morte. On était très mal préparés, c’est lent l’administration… »

L’Agence régionale de santé est finalement venue en soutien et finance l’association Sept, qui salarie douze médiateurs en santé. Les jours de vaccination, le docteur Hadiji et les médiateurs de Sept portent tous une veste siglée du logo de l’ARS.
Slim Hadiji pense qu’il pourrait faire plus s’il n’était pas limité dans ses capacités de vaccination : « En tant que médecin libéral, on a droit à un seul flacon de Moderna, soit dix doses par semaine ! Mais j’ai trouvé l’astuce : on fait une commande groupée pour la soixantaine de médecins qui interviennent dans la maison de santé. J’arrive à obtenir jusqu’à vingt flacons par semaine. Jusqu’à peu, on ne pouvait pas vacciner les mineurs en cabinet. Ce sont autant de grains de sable dans la machine, alors qu’il faudrait accélérer. »

Pourquoi est-ce honteux, en France, de faire une campagne multilangues ?
Slim Hadiji, médecin généraliste

Pour le médecin, aucune campagne de communication efficace sur les vaccins n’a été conduite, rien de « clair, compréhensible. Certains ignorent même que le vaccin est gratuit. Au Maroc, on parle du vaccin en berbère, en arabe, en français. Pourquoi est-ce honteux, en France, de faire une campagne multilangues ? Les gens finissent par s’informer sur les réseaux sociaux, c’est une catastrophe. Ici, il n’y a pas beaucoup d’anti-vaccins, il y a un défaut d’information. Moi, je parle français, arabe, anglais, italien, je comprends le comorien. Les médiateurs de l’association, tous issus des quartiers, parlent aussi plusieurs langues ».

Face aux vaccins, il voit quatre tranches de population : « Les convaincus qui se sont précipités, ceux qui ont eu du mal à prendre rendez-vous, les hésitants, les réfractaires. On est dans les troisième et quatrième tranches, les plus difficiles. Vacciner est aujourd’hui un travail de fourmi, qui va prendre du temps. »

Slim Hadiji déteste les heures perdues en réunions. Il a trouvé avec l’association Sept des alliés pour agir vite. « L’association est née de la mobilisation en 2012 contre la fermeture de l’hôpital militaire Laveran, dans le 13e arrondissement, explique son président, Yazid Attalah. On a alors réalisé à quel point l’accès aux soins sur nos quartiers populaires était difficile. Nos professionnels de santé de ville sont submergés. La moitié de la population marseillaise vit dans les quartiers nord. Mais ne s’y trouvent que 28 % des lits d’hôpitaux. Puis on s’est mobilisés sur la santé environnementale – la pollution de l’air, de l’eau, des sols, sonore –, l’alimentation des enfants. »

Depuis mars 2020, l’association Sept est entièrement tournée vers la lutte anti-Covid : d’abord le dépistage, l’aide à l’isolement, les gestes barrières, avec des distributions de masques ou de gel, de colis alimentaires pendant le confinement, qui a laissé une partie de la population sans aucune ressource. Depuis le mois de mars dernier, l’association vaccine aux cœurs des quartiers populaires de Marseille, à Malpassé, La Castellane, l’Estaque ou Air Bel.

Dans la salle d’attente de la maison régionale de santé, presque tous sont des retardataires de la vaccination. Ils s’expliquent volontiers. Mehdi Tir, gardien d’immeuble, a « attendu le dernier moment ». Il explique le faire pour « les parents, l’entourage, les enfants ». Pour ses deux enfants de 18 et 15 ans, il « attend un peu, leur maman ne veut pas ».
Mdechezi, qui parle très mal français, est contente d’être vaccinée près de chez elle, car elle n’a pas à « payer le bus ». Sa voisine Echata est illettrée. Le passe sanitaire, elle n’en a même pas entendu parler. C’est la pharmacienne qui lui a dit que « quelqu’un vaccine ici le mercredi ».

Odette, 26 ans, est livreuse pour Amazon. Elle se sent « forcée. Mais on le fait aussi pour nous, pour notre famille ». Aboudou, 30 ans, travaille comme intérimaire dans l’agroalimentaire en Bretagne. Entre deux missions, il est rentré à Marseille, chez sa mère. Il n’avait pas envie d’être vacciné : « Je le fais pour le travail et les voyages. Ma mère m’a dit que c’était facile ici. » Finalement, il n’est « ni content, ni en colère ».

Hoda, préparatrice à la pharmacie d’à côté, n’avait pas le choix non plus : « Tout le monde a peur de ce vaccin. Le docteur Slim nous a fait une bonne leçon, il m’a un peu convaincue. On attend de voir, peut-être qu’on aura de bons résultats. »

Parmi la vingtaine de personnes interrogées, seules Sophia, aide-soignante à l’hôpital, et sa mère, qui travaille en maison en retraite, ne cachent pas leur colère : « On n’avait pas le choix. Sinon on ne serait pas venues. On n’a pas assez de recul sur ce vaccin. »

Le docteur Hadiji nous aide à avoir de la clarté dans cette brume.
Makhlouf Belhaidouche, patient

Makhlouf Belhaidouche et ses deux grands enfants viennent d’Istres, pour le docteur Hadiji. Le père ne voulait pas du vaccin, mais « le docteur Hadiji [lui] a dit qu’il était vacciné, lui comme ses enfants. Il nous aide à avoir de la clarté dans cette brume ».
Le médecin confirme : « Je leur explique que je suis vacciné, que j’ai vacciné mes parents, ma femme, mes enfants. Ce que je veux pour les miens, je le veux pour mes patients. Je n’ai aucun conflit d’intérêts avec des laboratoires. Les patients nous font confiance pour leur bronchite, ils doivent pouvoir nous faire confiance pour le vaccin. »

Cette relation de confiance, cette certitude que l’autre leur veut du bien, en a convaincu beaucoup. Mohamed, garagiste dans le quartier, raconte sa discussion avec son « cousin médecin » : « Il est venu manger, il m’a dit qu’il fallait le faire, il m’a expliqué comment fonctionnent les vaccins, que c’est une sécurité pour le corps. Il y a tellement de paroles, des gens qui disent que les vaccins vont nous tuer… J’ai décidé de lui faire confiance, de me faire confiance. »

Ousmane, Ivoirien sans papiers, parle de son « ami anglais très cher, qui tient beaucoup à [lui] » : « Il m’a parlé. Pour lui, pour moi, j’ai décidé de le faire. Il m’a dit où me rendre. Je ne savais même pas que le vaccin était gratuit pour moi aussi. »

Quand le docteur Hadiji a réalisé les consultations pré-vaccinales, l’infirmier libéral Nassuf Mbae vaccine, à tour de bras. Il travaille à la maison régionale de santé, l’association Sept, il a aussi fait des vacations dans des centres de vaccination. Il estime avoir fait « entre 500 et 1 000 injections ».

Il raconte l’ambiance qui se tend ces dernières semaines dans les centres de vaccination : « Aujourd’hui, la plupart le font sous la contrainte. Deux patients ont été violents verbalement, m’ont dit que j’étais le larbin du gouvernement. Je ne les juge pas, ils rejettent leur frustration sur les soignants. Ici, les choses se passent mieux, car nos liens avec les patients sont presque familiaux. Personne ne peut penser qu’on lui veut du mal. »

C’est parfois le deuil qui fait basculer des familles. De véritables drames se jouent. Yazid Attalah se rendra, dans l’après-midi, à l’enterrement d’un homme de 67 ans. « Sa famille l’a découragé de se faire vacciner. Il a fait très attention, mais il a été contaminé pendant le mariage de sa fille. C’est un deuil énorme. »

Les thèses complotistes se propagent comme une flamme dans les quartiers.
Nassuf Mbae, infirmier libéral

L’infirmier Nassuf Mbae raconte que « les thèses complotistes se propagent comme une flamme dans les quartiers. En ce moment, beaucoup de jeunes filles ont peur de devenir stériles. La fille d’une patiente est terrorisée, elle pleure tous les jours. Elle est caissière, si elle ne se décide pas, elle sera mise à pied ».

« Il faut saisir la peur, essayer de la décortiquer, comprendre sur quoi ils bloquent : le vaccin expérimental, la 5G, la stérilité. On doit répondre. Les gens sont comme des enfants qui ont peur du noir, cela ne sert à rien de leur crier dessus. »

Les vaccinations à la maison de santé terminées, l’équipe de vaccination, menée par le docteur Hadiji, fait quelques vaccinations à domicile, là où il y a encore des personnes très fragiles, favorables à la vaccination, qui n’y ont toujours pas eu accès.
C’est le cas de Berta, 79 ans. Handicapée à la suite d’un AVC, elle ne sort presque plus de chez elle. Son médecin, 80 ans, ne se déplace plus non plus. Ses seules visites sont ses aides-ménagères et ses infirmiers, dont Nassuf Mbae. C’est lui qui l’a conduite à la vaccination, ou plutôt qui l’amenée jusqu’à elle. Douze étages à pied, l’ascenseur est en panne. Berta ne sait plus comment remercier : « Ça fait du bien d’être vaccinée. Quand je regarde les infos, je vois que tout le monde est vacciné. Mais moi, je ne pouvais pas me déplacer. »

L’après-midi, direction le quartier Air Bel, à l’autre bout de Marseille. C’est Djamila Haouache qui reçoit. Elle est la présidente de l’association des locataires. Elle parle des deux médecins qui exercent dans ce quartier de 5 000 habitants, qui ont fermé leur cabinet pendant le confinement, des personnes sans ressources auxquelles elle a distribué des colis alimentaires, du centre de vaccination du Vélodrome, à 25 minutes de bus.

Et de tout ce qu’on entend sur le vaccin : « Ça embrouille, ça donne le stress, ça devient psychique. Aujourd’hui, certains changent d’avis, parce qu’il faut le passe sanitaire pour aller au centre commercial Auchan. Mais d’autres sont prêts à perdre leur salaire. »

Repérée par Yazid Attalah, elle a été formée et embauchée comme médiatrice de santé par l’association Sept. Le barnum de vaccination est monté à quelques mètres d’un « réseau », un point de vente de drogues.
« Sans Djamila, c’est impossible de faire cela. Dans tous les quartiers où nous allons, nous avons des médiateurs qui font au préalable le travail de prévention du Covid et de sensibilisation au vaccin. »

Bien calé sur sa chaise, Mohammed, 11 ans, jeune réfugié syrien, rigole avec le docteur Hadiji, en arabe, de « cette rumeur qui dit que si tu te vaccines, t’es mort. C’est rien du tout, c’est pas vrai ». Ses parents sont venus se faire vacciner. Mais sa grande sœur, elle, doute encore.