Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Décès dus au reconfinement tardif : « Le chef de l’État doit assumer »

Juin 2021, par Info santé sécu social

18 JUIN 2021 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

La décision de repousser le troisième confinement à début avril aurait engendré un coût humain de plus de 14 000 morts, d’après de premières estimations avancées par Le Monde notamment. Pour l’ex-corapporteur de la commission d’enquête du Sénat, Bernard Jomier (apparenté socialiste), Emmanuel Macron a pris cette décision seul et contre les scientifiques.

Le 29 janvier dernier, le chef de l’État a décidé, en Conseil de défense, de ne pas suivre l’avis du Conseil scientifique qui préconisait de reconfiner le pays de manière préventive. Le troisième confinement n’a finalement été acté que le 31 mars, en raison de la saturation de l’hôpital. Or, ce vendredi 18 juin, Le Monde a publié une première estimation du coût humain de cette décision : plus de 14 000 décès, près de 112 000 hospitalisations, dont 28 000 en réanimation, et environ 160 000 cas de Covid-19 long supplémentaires, selon les calculs du quotidien. Un travail réalisé « sous le contrôle de l’équipe de l’épidémiologiste Pascal Crépey, à l’École des hautes études en santé publique de Rennes ».

Le sénateur de Paris Bernard Jomier, apparenté socialiste, réagit à ces premiers chiffres. Il a été le corapporteur de la commission d’enquête parlementaire du Sénat chargée de faire la lumière sur la gestion de la crise sanitaire, qui a rendu un rapport sévère pour le gouvernement. Désormais, il préside une mission d’information sénatoriale chargée d’évaluer les mesures de confinement et de restriction d’activité.

14 000 morts du Covid, 112 000 hospitalisations liées au retard de deux mois dans la mise en place d’un troisième confinement : est-ce que ces chiffres du Monde vous paraissent solides ?

Bernard Jomier : C’est une première tentative d’analyse des conséquences de la décision du président de la République fin janvier de repousser le confinement. Cette estimation du nombre de morts, d’hospitalisations, de Covid longs, mérite d’être confirmée, mais elle ne me surprend pas. J’avais moi-même évoqué le chiffre de 10 000 morts à l’époque. Mais il faut attendre les travaux des épidémiologistes.
À partir de la fin du mois de décembre, le président de la République a changé de stratégie : il a choisi de maintenir le pays sur un plateau haut de contaminations, donc d’hospitalisations et de décès. Il était évident que cette stratégie aurait des conséquences en termes de mortalité. Bien sûr, dans l’arbitrage, il y avait d’autres paramètres, en particulier les conséquences d’un confinement, au niveau économique, social, pour la santé mentale de la population. Le problème, c’est que cet arbitrage devait être fait de façon partagée, dans la transparence.

Fin janvier, un homme seul, le chef de l’État, a estimé que la population ne supporterait pas de nouvelles mesures de restriction. Elle les a pourtant acceptées trois mois plus tard, quand le gouvernement a été contraint de reconfiner parce que l’hôpital s’est retrouvé submergé, à nouveau contraint de trier les malades, puisque de nombreuses opérations ont été déprogrammées. Il faudra des années pour évaluer toutes les conséquences de cette décision, notamment les décès indirects, liés à la saturation de l’hôpital.

Quand nous avons révélé les courbes truquées présentées par Jean Castex aux parlementaires fin janvier, vous aviez qualifié la stratégie du chef de l’État de « néotrumpiste »...

On m’a reproché ce terme. Pour le chef de l’État, comme pour Trump, les vies humaines sont devenues un paramètre parmi d’autres. L’impératif de « sauver des vies » lors de la première vague a disparu du discours officiel. Il fallait bien sûr intégrer les conséquences économiques et sociales dans l’arbitrage politique, mais il ne fallait pas les opposer aux conséquences sanitaires. Or, elles étaient inéluctables. On savait qu’on aurait une troisième vague, portée par le variant britannique, que la vaccination ne serait pas assez rapide. On savait que les hôpitaux allaient être saturés, que les décès seraient nombreux.

Le Conseil scientifique l’a écrit dans son avis du 29 janvier. Cet avis a été rendu public avec plusieurs semaines de retard, ce qui est illégal. La loi d’urgence sanitaire prévoit que les avis du Conseil scientifiques soient rendus publics sans délai. Les parlementaires n’ont pas été destinataires de cet avis, car il ne fallait pas qu’il soit débattu. Fin janvier, le président de la République a fait un pari personnel. Il doit aujourd’hui l’assumer dans toutes ses conséquences.
Les parlementaires ont-ils été assez offensifs face aux décisions solitaires du chef de l’État ?

Les parlementaires ont sans cesse essayé d’obtenir plus de transparence, de concertation, au Sénat surtout. L’Assemblée nationale a bien plus souvent suivi le gouvernement, sans exercer ses prérogatives, à une seule exception : quand les députés de droite et de gauche ont boycotté le vote du 1er avril qui entérinait le reconfinement annoncé par le président de la République la veille.

Cette épidémie a mis à l’épreuve tous les systèmes politiques. En France, on l’a géré dans le contexte de la Ve République, d’une manière centralisée et verticale. Le président de la République a poussé jusqu’à la caricature les excès de ce régime politique. Parmi les sénateurs, même les plus fervents défenseurs de la Ve République en sont venus à une lecture critique de nos institutions, c’est frappant.

Or, pour faire face à une épidémie, les principes de santé publique sont orthogonaux avec ceux de la Ve République. La gestion de crise aurait dû être participative, au plus près du terrain, pour permettre à la population de se l’approprier. C’était d’autant plus important que le caractère social de cette épidémie est apparu très vite : j’ai travaillé en unité Covid pendant la première vague, on voyait arriver beaucoup de malades pauvres, d’origine africaine ou antillaise. Il fallait mettre en place des politiques territoriales, au plus près des populations, avec les acteurs locaux.

Comment analysez-vous le rôle du Conseil scientifique ? La légitimité des scientifiques ne sort-elle pas abîmée de cette crise ?

La création du Conseil scientifique en mars 2020 procède du seul fait du chef de l’État. Au cours de notre commission d’enquête, nous avons reconnu que cette décision était justifiée. Le panorama des institutions sanitaires était trop embrouillé pour offrir une vision claire de la situation. Santé publique France, la Haute Autorité de santé ou le Haut Conseil de santé publique ont des compétences qui se croisent et s’entremêlent. Aucune n’était en mesure de guider l’exécutif dans cette crise. Santé publique France est une agence récente, aux crédits diminués ces dernières années, qui manque de moyens et de compétences, et qui reste sous la coupe tatillonne du ministère de la santé.

Le président de la République, donc, a créé le Conseil scientifique, puis il l’a discrédité quand ses avis ne lui plaisaient pas. C’était délétère, car il a signifié, en creux, que les scientifiques ne sont pas dignes de confiance, même ceux qu’il a choisis. Il a participé à un discours anti-science, c’est une erreur lourde. Jamais le Conseil scientifique n’a prétendu diriger le pays, il rendait simplement des avis.

Le débat scientifique a été parasité par la multiplication de paroles sans fondement scientifique, ou qui visaient les faits scientifiques. Face à ces paroles, le chef de l’État a été ambigu, par exemple lorsqu’il a rendu visite à Didier Raoult à Marseille. Est-ce que la France est protégée de dérives comme celles des États-Unis de Trump ou du Brésil de Bolsonaro ?

Quel rôle va jouer la nouvelle mission d’information sénatoriale que vous présidez ?

Nous avons commandé une étude à l’ANRS-Maladies infectieuses émergentes, Nous espérons ainsi améliorer le lien entre la science et les politiques. modélisation de l’épidémie dans les prochaines semaines, qui prend en compte l’effet de la vaccination. Est-ce qu’elle suffira ou est-ce que des mesures de freinage devront persister ? Nous allons la rendre publique le 1er juillet. C’est la première fois que des parlementaires passent commande d’une étude auprès d’une agence publique. Nous pourrons ainsi évaluer, d’une manière indépendante, la stratégie du gouvernement. Nous espérons ainsi améliorer le lien entre la science et les politiques.