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Médiapart - Dépenses sociales : le gouvernement se soucie moins d’efficacité que d’économies

Juin 2018, par Info santé sécu social

31 MAI 2018 PAR ROMARIC GODIN

Le premier ministre a prétendu vouloir juger les dépenses sociales sur leur efficacité. Mais en réalité, la dépense sociale française joue globalement son rôle.

Le gouvernement a donc lancé cette semaine une révision du système de prestation sociale. Le soupçon évident est bien entendu celui de baisser le premier poste de dépense de l’action publique qui s’élève à 31,5 % du PIB en 2016 selon l’OCDE. Lorsque, comme l’actuel exécutif, on se montre obsédé par la baisse des dépenses publiques et qu’on lie le désendettement du pays à une baisse de cette dépense, on ne peut faire abstraction des transferts sociaux. Surtout quand, en parallèle, on multiplie les baisses d’impôt et que, pour couronner ce cocktail détonant, la croissance ralentit fortement (seulement + 0,2 % au premier trimestre).

Mais comme toujours avec l’exécutif actuel, l’action se veut pragmatique et fondée sur la recherche de l’efficacité. « La question n’est pas du tout de savoir s’il y a trop ou pas assez d’aides, mais si elles fonctionnent », a expliqué le premier ministre Édouard Philippe. En réalité, peu avant, il avait déjà pris une option sur la réponse en déclarant que « nous ne sommes pas au niveau de service et d’efficacité que nous sommes en droit d’attendre, alors que nous sommes le pays d’Europe avec le plus haut niveau de dépenses sociales ». La messe semble d’autant plus dite que Gérald Darmanin, mardi 29 mai sur RTL, affirmait que, tout en ignorant le nombre des prestations sociales, il savait qu’il y en avait « trop ». Enfin, dimanche 27 mai, Benjamin Griveaux dans Le Parisien fustigeait un « État-providence sans boussole » et défendait l’idée de réduire les transferts sociaux pour inciter « l’homme pauvre » à l’autonomie.

Le schéma de communication semble ainsi écrit à l’avance et cousu de fil blanc : on proclamera à coups d’études « indépendantes » que la dépense sociale est inefficace et, lors des prochains budgets, on procédera à une baisse nette des transferts, savamment mise en scène avec quelques hausses ciblées. Mais qu’en est-il en réalité ?
La France engage effectivement plus de dépenses sociales publiques que les autres pays de l’OCDE. Mais cela n’est qu’une partie de la réalité, car d’autres pays engagent des dépenses privées pour la même fonction. Ce qui n’est pas dépensé par l’État est souvent dépensé par les ménages, sans effet de redistribution, cette fois. La France affichait ainsi en 2013, selon les chiffres du Haut Conseil du financement de la protection sociale, un taux global de dépense sociale nette des prélèvements directs et des allègements fiscaux d’un peu plus de 30 % du PIB. C’est certes le plus important des pays de l’OCDE, mais le décalage n’est pas immense avec d’autres pays comme les États-Unis (un peu en dessous de 30 %) et la masse des autres pays de l’OCDE qui affichent un taux net proche de 25 %. La France dépense donc bien plus que les autres en transferts sociaux, mais son niveau de dépense social n’est pas aussi « aberrant » qu’on l’entend souvent.

La question de l’efficacité ne doit pas se limiter à la seule sphère publique, mais prendre en compte l’impact d’une privatisation de ces dépenses sociales. Toutefois, il reste un problème de taille que le gouvernement français contourne en permanence : de quelle efficacité parle-t-on ? Comment juger de l’efficacité de la dépense sociale ?

L’impact sur les inégalités

La première fonction – mais il faut pour cela l’assumer – est la fonction redistributive. Les dépenses sociales permettraient de réduire les inégalités. Le coefficient de Gini de l’OCDE, utilisé pour calculer les inégalités de revenus, n’est, de ce point de vue, pas très convaincant. La France, cependant, est assez bien placée avec un coefficient de 0,29, inférieur par exemple à celui des Pays-Bas, de l’Espagne, de l’Italie ou des États-Unis, où il apparaît un tiers plus élevé. Mais on chercherait en vain à faire un lien direct entre dépense sociale et ce coefficient qui prend en compte beaucoup d’autres éléments. La République tchèque et la Slovaquie sont ainsi les plus égalitaires des pays de l’OCDE sans dépenses sociales, mais avec une échelle de salaire très écrasée.

Ce qui est certain, c’est que la France dispose de bons résultats en matière de lutte contre la pauvreté. En termes généraux, le taux de pauvreté total français est le quatrième le plus faible de l’OCDE. Mais le taux de pauvreté des plus de 66 ans est le plus faible de l’organisation, ce qui est le fruit direct de l’importance des dépenses de retraites qui, avec 13,8 % du PIB, représentent une grande part des dépenses sociales publiques. L’efficacité de ce point de vue est indéniable. Ce qui est piquant, c’est que ce succès gêne précisément l’exécutif qui a pris cet élément comme prétexte à une politique où les retraités devraient contribuer davantage à la baisse du coût du travail. Le projet de retraite par points induit ainsi un ajustement sur le montant futur des pensions et donc sur ce transfert social. L’efficacité est bien ici un handicap pour la dépense sociale, preuve, du reste, qu’elle n’est pas un critère sérieux pour l’exécutif.

Plus généralement, l’Insee soulignait en 2016 que les prestations sociales contribuaient à hauteur de 65,1 % à la réduction des inégalités. Autrement dit, réduire les prestations sociales revient à creuser les inégalités en l’absence d’autres formes de redistribution. Or le gouvernement vient précisément d’organiser le transfert de 10 milliards d’euros de recettes publiques vers les plus riches et les entreprises. Certes, l’exécutif prétend que « la première des inégalités, c’est l’absence d’emplois ». Or non seulement rien n’assure (et surtout pas les modèles économiques, y compris à Bercy) que ces mesures créent des emplois, mais rien n’assure non plus que cette phrase est juste puisque avec un taux de chômage plus élevé, la France dispose d’un coefficient de Gini un peu inférieur aux Pays-Bas où le chômage est plus de deux fois moins élevé (4,2 % contre 9,2 %). Pourquoi ? Parce que les prestations sociales jouent leur rôle. Il faut être clair : toute coupe dans les prestations sociales se traduira par une hausse rapide des inégalités. C’est la preuve d’une forme d’efficacité de la dépense publique française.

Quelle efficacité ?

De fait, comme l’avait souligné l’OCDE, la France a été un des rares pays à voir son coefficient de Gini résister à la crise. Les données sont très parcellaires, mais on peut observer l’évolution de certains pays sur la période 2012-2016. La France voit son coefficient reculer de 0,305 à 0,295, tandis que celui des Pays-Bas passe de 0,285 à 0,303 et celui de la Suède de 0,266 à 0,278. Les dépenses sociales françaises ne sont pas inutiles : elles permettent de réduire les inégalités lorsque la tendance est inverse, y compris dans les pays à bas taux de chômage. On peut juger cela inutile, mais dans ce cas, il faut assumer que la baisse des inégalités n’est pas un critère d’efficacité.

Que dire des prestations familiales ? La France, selon l’OCDE, dépense 2,91 % du PIB dans ce domaine, soit 0,8 point de plus que l’Allemagne mais 0,7 point de moins que la Suède ou le Danemark. Or que constate-t-on quant à la démographie ? Si le taux de fécondité des Françaises a récemment reculé, il reste égal à celui des Suédoises (1,9 enfant par femme) et largement supérieur à celui de l’Allemagne (1,5 enfant par femme). Bref, la politique familiale semble clairement efficace dans ce domaine.

Concernant les dépenses liées au chômage, la France dépense 1,6 % de son PIB dans ce domaine, soit autant que les Pays-Bas. Mais on l’a vu, le taux de chômage néerlandais est de 5 points inférieur à celui de la France, tandis que les inégalités de revenus grimpent au pays de Rembrandt plus vite qu’au pays de Molière. Là encore, l’efficacité ne semble pas si mauvaise.

Reste un élément majeur : l’impact macroéconomique. En réduisant les inégalités et le taux de pauvreté, les transferts sociaux jouent un rôle d’assurance en cas de crise. Ce sont les fameux « stabilisateurs automatiques ». En 2009, cet effet apparaît clairement : la France a vu son PIB reculer au cours de cette année de 2,9 % contre 4,4 % en zone euro et 5,6 % en Allemagne. C’est l’effet de la dépense publique et, en partie, de la dépense sociale qui a permis à la consommation des ménages de progresser, malgré la tempête, de 0,2 % (contre une baisse de 1,1 % en zone euro).

À l’inverse, toute coupe dans les transferts sociaux aura des conséquences macroéconomiques. Les effets ont été visibles lors des grandes vagues d’austérité en 2010-2015. Là encore, la question de l’efficacité ne saurait faire l’économie de cette réflexion. Car si la France peut afficher en période d’expansion des taux de croissance un peu inférieurs à ceux de ses partenaires, son coussin de protections est important en cas de crise. Un coussin qui profite à ses partenaires, du reste. Un modèle économique se juge sur la durée et sur sa résistance aux crises. Entre 2007 et 2017, le PIB français a progressé de 7,72 %, soit 1,5 point de plus que la moyenne de la zone euro (+5,2 %). Autrement dit, c’est un modèle pas plus inefficace que la majorité des pays de l’union monétaire.

Mais la question demeure de savoir si la question de l’efficacité est un vrai critère pour un gouvernement obsédé par la baisse de la dépense publique en soi. La piste évoquée par Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, de la baisse de la prime d’activité est très parlante, de ce point de vue. Le ministre a prétendu que cette prime dissuadait les employeurs de relever les salaires. Le blogueur économique Stéphane Ménia a bien montré l’absurdité de cet argument dans le contexte d’emploi actuel, notamment selon le critère d’efficacité de la lutte contre les inégalités et l’accès à l’emploi. C’est d’autant plus absurde que le gouvernement entend continuer à réduire les cotisations sur les bas salaires et qu’il n’entend donc pas favoriser un relèvement de ces bas salaires, jugé négatif pour l’emploi des moins qualifiés. C’est pour cette raison que le CICE va être transformé en baisses de cotisation centrées sur le Smic, ce qui rendra le salaire minimum presque totalement exonéré. De plus, les ordonnances travail n’ont pas d’autres fonctions que de réduire le pouvoir des salariés sur la formation des salaires. Le but n’est donc pas de relever les bas salaires et l’argument de Gérald Darmanin ne saurait tenir alors que sa politique tire précisément dans le sens de la modération salariale. Le seul et unique but des coupes sociales n’est dès lors pas l’efficacité, mais la baisse des dépenses. Sans aucune vision sur les conséquences de cette politique, alors même que la croissance ralentit.

Du reste, récemment, une étude de France Stratégie, le think tank de Matignon, avait ainsi fort opportunément souligné que plusieurs pays avaient réduit la dépense publique en s’attaquant principalement aux dépenses sociales et aux dépenses de personnel. Fin décembre, ce même organisme avait pourtant souligné que la France n’était pas suradministrée mais qu’elle avait fait le choix d’une forte socialisation. Mais il est vrai que, depuis, la direction de France Stratégie a changé et a été confié à Gilles de Margerie, ancien du Crédit agricole et ancien membre du cabinet de la ministre de la santé, Agnès Buzyn… Progressivement, la politique du gouvernement apparaît donc dans sa réalité : celle d’une politique de réduction de la dépense publique centrée sur les transferts sociaux permettant de financer la poursuite des dépenses fiscales en faveur des entreprises et des plus fortunés.