Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Ehpad : des privatisations s’enclenchent à bas bruit

Novembre 2019, par Info santé sécu social

12 NOVEMBRE 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

De la région parisienne au Puy-de-Dôme, Mediapart a enquêté sur une « petite » série de privatisations d’Ehpad publics vétustes et incapables de financer des travaux. Pas encore une vague. Mais un mouvement inédit.

La ministre de la santé a finalement tranché : le petit hôpital de Longué-Jumelles (Maine-et-Loire), en fait un gros Ehpad avec juste quelques lits d’hôpital, restera public. Si la ministre s’en est mêlée, c’est que sa possible privatisation a bénéficié d’une médiatisation nationale. Mais bien d’autres projets de privatisations d’Ehpad n’ont pas attiré l’attention d’Agnès Buzyn.

Rien que sur la région Auvergne-Rhône-Alpes, « il y a une vague de privatisations larvées d’Ehpad publics, estime Serge Malacchina, délégué régional de la Fédération hospitalière de France (FHF), qui défend les intérêts du public. Ce sont des établissements vétustes, dans des impasses financières pour financer leur reconstruction. Ce problème est national ».

« Je ne peux parler que de mon département mais les Ehpad publics y sont dans un état catastrophique, confirme Frédéric Raynaud, directeur général de la Mutualité française Puy-de-Dôme (la Mutualité française, l’un des principaux acteurs du médico-social en France, relève du « privé non lucratif »). Si les pouvoirs publics n’ont pas les moyens d’investir, il faut bien trouver des solutions. »

Des solutions de financement, le privé en trouve. « Nous avons en tout cas identifié sept privatisations d’Ehpad public, qu’elles soient réalisées, en cours ou bien envisagées, relayées par les médias locaux ou simplement évoquées par nos interlocuteurs. Il en existe sans doute beaucoup plus. »

« Nous n’avons aucun mal à monter des projets de reprise, de reconstruction d’Ehpad, poursuit ainsi Frédéric Raynaud. Nous trouvons des partenaires et nous obtenons l’accord des banques, car il n’y a aucun risque financier. »

Le médico-social est en effet une activité rentable, et même très lucrative pour les intervenants privés, à l’image du leader français et européen Korian, coté en bourse, qui ambitionne un chiffre d’affaires en croissance de 8 % pour 2019 (3,3 milliards d’euros en 2018), et une marge de plus de 14 %.

Si le privé lucratif possède « seulement » 22 % des places d’Ehpad en France, il apparaît comme le plus dynamique : + 12 % de places entre 2011 et 2015.

Avec 28 % des places, le privé non lucratif progresse lui aussi, d’environ 7,5 %.

Tandis que le public, qui possède encore la moitié des places d’Ehpad en France, semble en perte de vitesse, avec seulement + 2,8 % an.

Car les règles du jeu budgétaires ne sont pas les mêmes pour ces trois acteurs. Tous bénéficient d’argent public, celui de l’Objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam) pour le médico-social (21,6 milliards d’euros en 2020). Mais si le privé lucratif s’avère rentable, c’est parce qu’il a le droit de fixer ses prix de journée (qui couvrent l’hôtellerie), à la charge des résidents. En moyenne, il facture 80 euros par jour, soit 2 400 euros par mois. Dans le public, pendant ce temps-là, la quasi-totalité des places est éligible à l’aide sociale, qui ouvre droit à une prise en charge du prix de journée par le département, sous condition de ressources. Le prix de journée est donc fixé par le département, autour de 54 euros par jour en moyenne dans le public…

Le privé non lucratif, de son côté, joue aussi assez largement le jeu de l’aide sociale, avec des tarifs autour de 60 euros par jour.

Si le privé lucratif s’avère si rentable, c’est aussi que le taux d’encadrement des résidents (donc les charges en personnel) y est plus faible : 55 personnels pour 100 résidents dans le privé, contre 59 dans le privé non lucratif, et 68 dans le public. Et le privé bénéfice en prime d’un allègement des cotisations sociales d’assurance-maladie de 6 %, aménagement du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) de François Hollande.

« Ces inégalités de traitement dans le médico-social deviennent insupportables, estime Marc Bourquin, conseiller stratégique de la Fédération hospitalière de France. Le secteur public est étranglé. »

Comme le budget de l’hôpital, le financement public du médico-social n’augmentera que faiblement en 2010, de 2,8 %. « Cette enveloppe est juste suffisante pour maintenir l’offre existante et faire face à l’augmentation de la dépendance des résidents, explique l’économiste Laura Nirello, spécialiste de la prise en charge des personnes âgées. Il y a de moins en moins d’autorisations de création d’Ehpad. »

Ainsi, « une des seules manières pour les groupes de se développer est de racheter des Ehpad », complète Jean Arcelin, ancien directeur dans un groupe privé dont il tait le nom, et qui a tiré un livre de son expérience (Tu verras maman, tu seras bien, chez XO Éditions). L’auteur y décrit l’obsession de la rentabilité de ces groupes, ainsi que leurs techniques de marketing : « Au siège, il y a une délégation spécialisée dans les relations avec les pouvoirs publics. Avant un rachat, comme avant un mariage, tout est magnifique. Ils sont très forts pour séduire. »

Or, les Ehpad publics, parfois rattachés à des centres hospitaliers mais plus souvent autonomes, ou alors propriétés de communes, ne sont pas armés pour affronter ces grands groupes. Pas plus pour mettre en œuvre « des normes de plus en plus exigeantes, souligne l’économiste Laura Nirello. Tout cela accompagne la privatisation du secteur. Les quelques enveloppes financières publiques qui existent pour moderniser un établissement sont accordées sur appel à projet. Et les grandes structures, elles, ont des chargés de mission dont l’unique travail est de répondre à ces appels à projet ».

Dans le privé non lucratif, l’économiste observe la manière dont les petites associations indépendantes gestionnaires d’Ehpad cèdent toutes peu à peu leur activité à de grands groupes : la Mutualité française, la fondation Cémavie, le groupe SOS, Doctegestio, etc. Et d’après notre enquête, ce mouvement de concentration touche à leur tour les Ehpad publics, menacés d’être avalés par de grands groupes privés.

À Riom (Puy-de-Dôme), par exemple, l’un des sites de l’Ehpad de 188 lits, qui appartient à l’hôpital, n’est plus du tout aux normes. Le maire Pierre Pécoul (droite) insiste sur l’inertie des pouvoirs publics : « Le ministère du budget a refusé que le centre hospitalier de Riom, très endetté, emprunte pour reconstruire. J’ai dû prendre la responsabilité de le laisser ouvert malgré un avis défavorable de la commission de sécurité. C’est trop facile de laisser un maire porter une telle responsabilité. En cas d’incendie, il y aura des morts. On a été contraints de chercher des repreneurs privés. »

« Pas d’autres solutions que de céder l’Ehpad au plus offrant »
La Mutualité française Puy-de-Dôme a ainsi monté une offre de reprise de l’activité, avec un bailleur social qui construirait le nouvel Ehpad. Elle s’est engagée sur des prix bas de « 66 à 67 euros la journée », soit environ 2 000 euros, contre 1 800 euros aujourd’hui, indique le directeur général Frédéric Raynaud. Et sur une habilitation totale à l’aide sociale, ce qui assure un contrôle des prix par le département.

En Seine-et-Marne, le Grand hôpital de l’Est francilien vend son Ehpad (basé à Meaux), au 1er janvier, au groupe lucratif LNA (anciennement Le Noble Âge). Là encore, l’établissement apparaît vétuste, et doit être entièrement reconstruit par le repreneur.

Ici, c’est une privatisation totale de l’immobilier et de l’activité de l’Ehpad, qui compte 87 lits, et ce transfert s’accompagne d’une autorisation de développement de l’activité de soins de suite, avec 126 lits supplémentaires créés au 1er janvier.

Nous avons pu consulter le projet, tel que présenté aux syndicats, en Comité technique d’établissement. Sur le volet social, les fonctionnaires sont « mis à disposition » d’un groupement de coopération sanitaire constitué par toutes les parties prenantes. Mais ils resteront employés par l’hôpital. Les contractuels, eux, sont transférés aux repreneurs.

Deux syndicalistes se sont exprimés, de manière anonyme. L’un a voté pour la vente, l’autre contre. Le premier explique à Mediapart que « c’est un bon projet, qui va augmenter les capacités d’accueil. Il y a un accompagnement social, travaillé depuis plusieurs mois. Je dis aux agents que leurs conditions de travail seront meilleures dans le privé, tant elles sont déplorables sur l’hôpital ».

Le second syndicaliste conteste : « Il ne faut pas exagérer, ne pas perdre de vue que nous vendons au privé lucratif. Nous avons voté contre cette privatisation. Mais nous avons choisi d’accompagner ce projet, puisque c’est, hélas, l’avenir. Partout, le public est en train de perdre du terrain dans le médico-social. Et nous avons besoin de l’argent de cette vente pour rénover et reconstruire en partie l’hôpital. »

Si les syndicats sont rassurés sur le volet social, l’établissement n’est pas transparent sur les conditions de la vente : les syndicats ne savent rien de son montant, ni des promesses d’investissement, ni des conséquences pour les résidents. « On nous a assuré, oralement, que rien n’allait changer pour les résidents sur le prix de journée, comme sur la part des lits à l’aide sociale. Mais que va-t-il se passer dans quatre ans ?, indique le second syndicaliste. On n’a aucune garantie. »

Le projet qui leur est présenté indique simplement que les repreneurs doivent « maintenir l’accessibilité financière pour tous les patients et les personnes âgées dépendantes du bassin territorial ».

À Montbrison (Loire), l’Ehpad de 209 lits est tout aussi « vieillissant, plus adapté aux nouvelles normes, il faut faire quelque chose », explique le syndicaliste CGT Hervé Perret. Seulement, là encore, « le centre hospitalier est très endetté et n’a plus les moyens d’emprunter. L’Agence régionale de santé, qui a déjà versé 15 millions d’euros d’aide à l’hôpital, ne veut plus mettre un sou. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’autres solutions que de céder l’Ehpad au plus offrant. Sur proposition du maire, le conseil de surveillance a adopté le principe d’une cession. Le cahier des charges est en train d’être écrit ». Serait sur les rangs, là encore, la Mutualité, cette fois représentée par Eovi MCD, un groupe mutualiste à la tête de 160 établissements, très implanté dans la Loire.

À 35 kilomètres de là, à Saint-Étienne, le groupe mutualiste possède déjà la Clinique mutualiste chirurgicale, et va bientôt inaugurer une ambitieuse « Cité des aînés », mélangeant un Ehpad, une résidence autonomie et des logements indépendants. Ce projet est en réalité le regroupement sur un même site d’un Ehpad mutualiste… et de deux Ehpad publics rachetés à la municipalité.

Et l’histoire se répète. En Mayenne, à Cossé-le-Vivien, l’Ehpad est si dégradé qu’« on craint une fermeture administrative, alerte Jérôme Fauvel, syndicaliste FO. Notre chaudière a 40 ans, elle peut lâcher à tout moment ». Est évoqué, depuis de nombreuses années, un projet de fusion-reconstruction. Un projet mutualiste est là encore mentionné, soutenu par la municipalité.

Enfin, à Saint-Pierre-le-Moûtier (Nièvre), on tombe bien sur un projet de reconstruction de l’Ehpad par le Centre hospitalier de Nevers, mais « le département et l’ARS ne veulent pas donner et se renvoient la balle, raconte la syndicaliste CFDT Aline Lopez. L’ARS évoque une délégation de service public confiée au groupe privé Âge Partenaires. On ne sait pas si un appel d’offres a été déposé, aucune information ne passe ».

En fait, le secteur public a-t-il les moyens de sauver ces établissements ? Il peut « être réactif, innovant », assure le délégué régional de la FHF en Auvergne-Rhône-Alpes, Serge Malacchina. En copiant les méthodes du privé, en se regroupant, en mutualisant leurs moyens, au sein d’un Groupement de coopération sanitaire et médico-sociale (GCSMS), une première en France. Une quinzaine d’Ehpad de la région ont déjà rejoint ce groupement, assure le délégué de la FHF. Ensemble, ils sont en train de monter une contre-offre de reprise pour l’hôpital de Riom. Ils n’ont eu, eux aussi, « aucune difficulté à obtenir l’accord des banques ».

Amelia Vieira, syndicaliste CGT, ne cache pas son enthousiasme : « Ce serait un projet régional public, une vitrine au niveau national. » Lequel bénéficie du soutien de la population : « Nous avons organisé une manifestation le 18 juin. Les commerçants ont baissé leur rideau pour nous soutenir. »

« On nous oppose souvent que la Mutualité, ce n’est pas de la privatisation, regrette Serge Malacchina. Dans le passé, c’est vrai, nous étions cousins. Mais la Mutualité a beaucoup évolué. » Dans la course aux regroupements, les acteurs mutualistes se marient avec d’autres acteurs, plus ou moins lucratifs. Par exemple, le groupement mutualiste Eovi MCD, très présent autour de Saint-Étienne, fait partie d’un plus grand groupe mutualiste, Aésio, en cours de rapprochement avec la Macif, certes mutualiste, mais assureur et banquier. Autour des maisons de retraite, les fonds de pension rôdent.