Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Ehpad et aides à domicile : le mouvement se poursuit

Mars 2018, par Info santé sécu social

15 MARS 2018 PAR MATHILDE GOANEC

Ces personnels sont à nouveau mobilisés contre la réforme tarifaire qui touche leur secteur. Tous demandent une refonte du financement de la dépendance, incapable de faire face aux défis du vieillissement. Un rapport cosigné par une députée de la majorité va dans leur sens.

« Si nous étions des dockers, je peux vous dire que cela ferait longtemps que le problème serait résolu ! » Cette phrase de Pascal Champvert, président de l’AD-PA (Association des directeurs au service des personnes âgées), résume toute l’incongruité de la mobilisation autour du vieillissement et de la dépendance, repartie pour un tour jeudi 15 mars, après une journée qualifiée « d’historique » le 30 janvier dernier. Un directeur qui se rêve en “gros bras” du Havre, des syndicalistes CGT qui défilent dans la rue avec leurs patrons, et des médecins qui frayent même avec les infirmiers… « Le gouvernement peut légitimement être inquiet, poursuit Pascal Champvert. Dans ce secteur qui emploie beaucoup de travailleurs pauvres, des femmes seules avec enfants, souvent d’origine étrangère, normalement on ne descend pas dans la rue. C’est dire si les gens sont en colère pour qu’on réussisse à mettre en grève, en janvier, 30 % du personnel… »

Liant de ce front hétéroclite : le financement de la dépendance et du soin des personnes âgées, à domicile ou dans les établissements type Ehpad. La grève a débuté après le lancement de la réforme tarifaire du secteur, imaginée sous le quinquennat Hollande, mais mise en œuvre sous Macron. Depuis le premier janvier 2017, les établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes, les Ehpad, sont soumis à un nouveau mode de calcul. Les enveloppes financières dédiées au paiement des salaires des médecins, paramédicaux, infirmiers, aides-soignants sont assumées de 70 à 100 % par l’assurance maladie au nom du soin, et par les conseils départementaux au nom de la dépendance. Ces enveloppes étaient autrefois allouées dans le cadre de conventions tripartites entre les ARS (agences régionales de santé), les départements et les établissements, en fonction de leur nombre de résidents. « On avait des discussions avec chacun sur leurs dépenses, certains étaient mieux dotés que d’autres par tradition, et de gros écarts persistaient d’un établissement à l’autre », explique une source au ministère des solidarités et de la santé.

Depuis 2016, les règles sont renversées : deux allocations forfaitaires, pour le soin et la dépendance, ont été élaborées en prenant en compte le niveau moyen de perte d’autonomie et les besoins médicaux. Elles seront attribuées aux établissements en fonction du profil de leurs résidents, avec une moyenne fixée département par département. « L’idée est de monter, d’ici sept ans, tout le monde à un tarif plafond, avec une hausse de 430 millions d’euros du budget prévue pour compenser, explique notre source au ministère. On met donc plus d’argent sur la table, contrairement à ce que l’on entend un peu partout. »

Un effet de bord a néanmoins mis le feu aux poudres. La « convergence tarifaire » entre tous les établissements, qu’ils soient publics, privés à but lucratif ou non lucratif, fait des perdants, parmi lesquels les institutions publiques sont surreprésentées. La Fédération hospitalière de France estime que 20 à 25 % de ses membres vont y perdre sur le financement de la dépendance, fragilisant au passage 300 000 personnes âgées accueillies. La Fédération des établissements privés et d’aide à la personne du secteur non lucratif évoque de son côté des pertes de revenus de l’ordre de 150 000 à 200 000 euros par an pour certains établissements.

En catastrophe, la ministre a promis 50 millions pour les « établissements les plus en difficultés » et assuré vouloir « neutraliser » les effets de la réforme pendant deux ans, pour les perdants. « Chez nous, dans certains Ehpad, on va supprimer deux ou trois postes, alors qu’on croule déjà sous les problèmes, raconte Pascal Michaud, responsable syndical Sud Santé en Indre-et-Loire.

« La ministre de la santé Agnès Buzyn manipule les chiffres, ose même Pascal Champvert. Les 50 millions de rallonge sont pris dans le budget de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, le gouvernement ne lâche rien de neuf. Quant aux 430 millions d’euros, sur sept ans, pour 700 000 résidents en France, faites la division, c’est epsilon. Ce qu’on a obtenu en cinq mois de mobilisation, c’est simplement de pouvoir enfin rencontrer madame Buzyn… » Une entrevue entre les organisations mobilisées et la ministre semble effectivement être au programme jeudi soir. « Je pense que son cabinet a compris que tout ceci confinait au mépris, ils ne pouvaient pas continuer à ne pas nous recevoir », confirme Luc Delrue, secrétaire fédéral à la fédération des services publics et de santé FO.

Toutes les organisations semblent pour le moment sur la même longueur d’onde. Elles veulent un abandon de la réforme tarifaire mais aussi l’application, dans les Ehpad, d’un ratio prévoyant un salarié (y compris l’encadrement, l’administratif, la cuisine, etc.) pour un résident, contre environ 0,6 actuellement. Ce modèle du « un pour un » est une ligne rouge pour l’exécutif : « Ce taux que personne n’a jamais défini ni financé, je le dis en toute franchise, la France n’a pas les moyens budgétaires de le garantir, a répondu la ministre de la santé, devant le public des assises des Ehpad le 13 mars. Je pense d’ailleurs que nous ne disposerions pas non plus des ressources humaines pour l’atteindre. » Les organisations syndicales n’en démordent pas : « Le Danemark est à 1,2, tout comme la Norvège, rappelle l’AD-PA. Même le Luxembourg, mauvais élève, est à 0,9. En France, pour les handicapés, nous sommes déjà à 1 pour 1. Ce serait impossible pour les personnes âgées dépendantes ? »

« Un recours effarant aux contractuels, qui ne sont pas formés correctement »
Sur cette analyse, les contradicteurs du gouvernement ont reçu un soutien inattendu et plutôt embarrassant pour Matignon : mercredi 14 mars, deux députées, Caroline Fiat de La France insoumise et Monique Iborra de LREM, ont rendu un rapport, qui reprend et approfondit la « mission flash » réalisée en septembre 2017 après une grève de plusieurs mois dans un Ehpad du Jura, racontée par Florence Aubenas dans Le Monde. Les députés appellent eux aussi de leurs vœux un « changement de modèle », demandent « la suspension de la réforme de la tarification des établissements » et plaident pour la création d’un « ratio opposable de personnel par résident ». Même les plus fervents soutiens d’Emmanuel Macron à l’Assemblée nationale le savent : se montrer indifférent au sort des personnes âgées et au personnel qui les entoure présente un risque majeur auprès des électeurs.

Tous les partisans d’une remise à plat brandissent par ailleurs le plan Solidarité grand âge, présenté en 2006 et qui évoquait déjà la mise en œuvre de ce ratio du un pour un à l’horizon 2012, une préconisation reprise à leur compte successivement par Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. En 2011, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) proposait même des pistes de financement d’une telle mesure, comme une hausse de la CSG ou une taxe sur les successions. L’équipe gouvernementale actuelle en appelle quant à elle au réalisme budgétaire : impossible, à moins de dégager une nouvelle recette, de trouver les milliards nécessaires à un tel niveau d’encadrement.

« On doit revoir le modèle de fond en comble. Le gouvernement veut lancer une réflexion pour 2030 voire 2060, mais hors de question de repousser la question des effectifs aux calendes grecques ! Si c’est leur seule réponse, on rejoindra le mouvement le 22 mars », assure FO, en référence à la manifestation prochaine sur la défense des services publics. « Peu importe la tuyauterie, tout le monde est à bout de souffle, les personnes âgées, le personnel, les aidants, ce débat doit avoir lieu car il est sociétal », appuie l’AD-PA, qui rappelle par ailleurs le sous-financement chronique de l’aide à domicile, masqué par la bataille des Ehpad : « Une heure d’aide à domicile, l’État évalue son coût tout compris à 24 euros. Aujourd’hui, la tarification dans les départements tourne autour de 21 euros. Le secteur est donc asphyxié. »

La Caisse nationale de l’assurance maladie a effectivement tiré la sonnette d’alarme sur le taux alarmant d’accidents du travail dans le domaine, l’aide à la personne à domicile ayant dépassé pour la première fois le bâtiment, traditionnel mauvais élève en la matière. La DRESS parle aussi de « pénibilité physique prononcée » dans les maisons de retraite, une manière d’objectiver la litanie des plaintes du personnel, crûment mises en lumière par la grève du 30 janvier. En Indre-et-Loire, Pascal Michaud rappelle le corollaire d’une telle casse des personnels : « Un recours effarant aux contractuels, qui ne sont pas formés correctement. Sur certains établissements, on arrive à 25 % des salariés en CDD ou en intérim ! Mais même eux ne restent pas, qui a envie de faire un travail si pénible pour un tel salaire ? »

« L’effort financier qui est consenti sur les Ehpad paraît insuffisant, concède notre source au ministère, car il y a une confusion entre la réforme tarifaire et des problèmes réels de souffrance au travail, la question de la formation, de la pénibilité, des niveaux de salaire. On est sans doute au bout du modèle de la maison de retraite, qui concentre désormais les personnes les plus âgées, les plus dépendantes, avec un personnel pas forcément armé pour faire face. » « Si les maisons de retraite étaient plus vivables, peut-être que la question se poserait différemment, souligne à ce sujet la chercheuse Ilona Delouette, doctorante en socio-économie et auteure de deux études sur le sujet avec Laura Nirello, docteure en économie, rattachée au Clersé, à l’université de Lille 1. Ce choix politique et budgétaire du maintien à domicile n’est pas “naturel”, il est construit. »

La médicalisation accrue des maisons de retraite, devenues au fil du temps les Ehpad d’aujourd’hui, a de fait concentré en son sein les pathologies les plus lourdes, les personnes les plus dépendantes, au profit d’ailleurs des acteurs du privé lucratif, qui se sont engouffrés avec succès dans la brèche. « La perte d’autonomie intervient de plus en plus tard, avec des résidents qui arrivent dans nos établissements en fin de vie, avec parfois des troubles psychiatriques aigus, rappelle Pascal Michaud. Paradoxalement, la tarification forfaitaire pousse à recevoir les personnes qui ont ce type de profil, alors même que ni les équipes ni les établissements ne sont prêts à les recevoir. » Ilona Delouette résume le sentiment qui domine : « Les effets de la médicalisation ne sont pas anodins : le personnel était venu pour faire du care, du social, de l’accompagnement, il se retrouve à faire du soin, sans forcément en avoir les moyens ni l’envie. » Le gouvernement peut s’arc-bouter sur la technique de la réforme budgétaire, ses détracteurs veulent le pousser à s’interroger rapidement sur la fin de vie.