Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Ehpad : le groupe Korian fait pression sur des familles de résidents décédés

Mai 2020, par Info santé sécu social

Après le deuil, des familles de victimes passent à l’attaque contre le premier opérateur français de maisons de retraite médicalisées, où le Covid-19 a fait des ravages, provoquant la mort de 606 personnes. À ce jour, au moins quatorze plaintes ont été déposées par des parents de personnes âgées mortes après avoir contracté le virus dans des établissements Korian.

Dix plaintes ont été enregistrées par le parquet de Grasse pour les décès survenus dans l’Ehpad La Riviera de Mougins, dans les Alpes-Maritimes, le plus touché, où 37 personnes ont été emportées par le virus. Les tests réalisés le 6 avril à Mougins sur les 73 survivants sont accablants : 23 personnes sont indemnes, soit seulement un cinquième de l’effectif initial. 31 sont positives et les tests réalisés sur les 19 autres n’ont pas été concluants, en raison de la difficulté de les pratiquer sur des personnes âgées, souvent malades ou démentes.

La dernière plainte en date a été déposée par Antonino Sinicropi, dont la mère Yvette, âgée de 85 ans, est décédée le 26 mars à Mougins. La famille avait commencé à s’inquiéter deux jours plus tôt, lorsque le frère d’Antonino avait téléphoné pour prendre des nouvelles. Une infirmière lui avait répondu que sa mère mangeait peu et dormait beaucoup. Le 26 mars au matin, l’établissement a contacté l’époux d’Yvette pour lui dire qu’elle ne se sentait pas bien et lui demander quelle entreprise de pompes funèbres il fallait solliciter. Deux heures plus tard, la famille était prévenue du décès.

« Mon client déplore que Korian ne lui ait donné aucune information sur le réel état de santé de sa mère, ni sur les causes et les circonstances de son décès. Il semblerait qu’aucun dépistage du Covid-19 n’ait été réalisé. C’est par les pompes funèbres que la famille a appris que le certificat de décès mentionnait “suspicion de Covid-19” », précise Fabien Arakelian, l’avocat d’Antonino Sinicropi et de plusieurs autres proches de victimes.

Dans les doléances des personnes endeuillées, l’absence d’information sur l’état de santé des malades revient comme une antienne. Josy B., dont le père, âgé de 93 ans, a été l’une des premières victimes du Covid-19 à Mougins, reproche à la direction de ne pas l’avoir alertée à temps. « Le 16 mars, j’ai appelé pour avoir des nouvelles de mon père, que je voyais chaque semaine avant l’interdiction des visites. On m’a dit qu’il était tombé, qu’il s’était ouvert le front et avait un peu de fièvre, sans me dire que, la veille, un premier résident était mort du Covid-19. Le lendemain, mon père est tombé dans le coma et a été transporté à l’hôpital de Cannes. C’est là qu’il a été testé positif. Il est mort cinq jours plus tard. Lorsque j’ai téléphoné à la maison de retraite, le 23 avril, pour les informer du décès de mon père, j’ai demandé s’il y avait d’autres malades. On m’a répondu que non », déplore Josy B., qui s’apprête à porter plainte à son tour.

Le parquet de Grasse a ouvert une enquête préliminaire des chefs d’homicides involontaires et d’omission de porter secours à des personnes en péril, dès la réception de la première plainte, le 2 avril. Trois services d’enquête de la gendarmerie ont été saisis : la brigade de recherche de Cannes, la section de recherche de Marseille, et l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP). Leur mission ? Identifier les violations éventuelles des obligations de sécurité et de prudence, établir l’éventuelle relation avec les décès constatés.

« Il n’y a eu aucune violation des obligations de sécurité et de prudence qui s’imposaient à l’établissement La Riviera, ainsi que le démontrera l’enquête préliminaire. Bien au contraire, tout ce qui pouvait être fait a été mis en œuvre grâce à la mobilisation et au dévouement du personnel de l’établissement », répond Korian.

Peu connu du grand public, l’OCLAESP dispose d’une expertise pointue. Il a participé aux investigations sur les plus grands scandales sanitaires de ces dernières années : viande de cheval dans les lasagnes de Spanghero, lait contaminé aux salmonelles de Lactalis, prothèses mammaires de PIP, Mediator de Servier…

Ses enquêteurs connaissent déjà le groupe Korian. Depuis mars 2019, ils sont chargés d’une enquête pour homicides involontaires et blessures involontaires, sous l’autorité de deux juges toulousains, ouverte à la suite d’une intoxication alimentaire mortelle survenue dans l’Ehpad La Chêneraie, à Lherm (Haute-Garonne), géré par Korian. Dans la nuit du 31 mars 2019, aussitôt après leur dîner, un tiers des résidents s’étaient retrouvés à l’hôpital, pris de vomissements et de diarrhées. Cinq en sont morts.

Le choc avait été brutal, provoquant la visite, dès le lendemain, de la ministre de la santé Agnès Buzyn, et l’ouverture immédiate d’une enquête judiciaire. « Les premières expertises demandées par les juges Benoit Couzinet et Fabien Terrier, co-saisis de l’instruction judiciaire, ont mis en évidence de nombreux manquements aux règles d’hygiène et de sécurité, estime Nicolas Raynaud de Lage, l’avocat de plusieurs familles de victimes. Les gestes d’hygiène élémentaires n’étaient pas respectés dans les cuisines, où un matériel défectueux ne permettait pas de respecter la chaîne du chaud. Mais une fois les manquements listés, reste à pointer les responsabilités. »

Korian réfute, là encore, avoir commis une quelconque faute : « Aucun manquement à la loi ou au règlement ne peut être reproché à l’établissement La Chêneraie. » Un an après le drame, les familles sont encore dans le flou le plus total. « Les morts sont morts, les malades sont guéris, personne n’est mis en examen… Nous attendons toujours les résultats d’expertises complémentaires. C’est trop lent. Les familles se sentent laissées-pour-compte », déplore l’avocat.

Les familles des victimes du Covid-19 qui ont porté plainte ces derniers jours doivent s’attendre, elles aussi, à un long parcours du combattant, d’autant que la crise sanitaire provoque des retards considérables de la machine judiciaire.

Dans les Hauts-de-Seine, où l’Ehpad Bel-Air de Korian à Clamart a également été contaminé, deux familles ont adressé des plaintes au parquet de Nanterre. Mais celui-ci se montre plus lent à la détente qu’à Grasse et n’a encore ouvert aucune enquête. « Le service du courrier est à l’arrêt. Nous n’avons enregistré qu’une seule plainte concernant un décès à la maison de retraite de Chaville, qui nous est parvenue par Chronopost. Mais que les familles se rassurent : les délais de prescription de l’action publique ont été prolongés en raison de la crise sanitaire », indique un porte-parole du parquet.

Concernant son établissement Bel-Air, Korian affirme qu’« au regard de l’ensemble des mesures mises en œuvre au sein de l’établissement de Clamart, tant en prévention qu’en réaction à la crise sanitaire, aucune faute ou négligence ne saurait nous être reprochée. Nous nous tenons naturellement à la disposition de la justice dans l’éventualité où une enquête serait ouverte sur ces plaintes ».

En attendant que la justice donne suite à leurs plaintes, les familles endeuillées de la région parisienne doivent faire face à un autre stress : les pressions dont elles sont l’objet de la part du groupe Korian. Car depuis l’onde de choc provoquée par les premiers articles de presse consacrés à l’hécatombe dans ses maisons de retraite, le groupe a engagé une contre-offensive méthodique, destinée à faire taire les critiques et redresser une image abîmée. Un impératif pour une entreprise cotée en bourse, dont le cours a perdu 30 % de sa valeur depuis le début de la crise… Le groupe, très rentable et en forte croissance, a réalisé en 2019 un bénéfice net de 136 millions d’euros, en progression de 10,4 % sur l’année précédente, pour un chiffre d’affaires de 3,612 milliards.

Des syndicats divisés en interne

Son conseil d’administration avait prévu de proposer à ses actionnaires, lors de la prochaine assemblée générale, le versement d’un dividende de 0,66 euro par action, en hausse de 10 % par rapport à 2018. Les principaux bénéficiaires devaient être les deux plus gros actionnaires de Korian : Predica, la filiale d’assurance-vie du Crédit agricole, et le groupe de protection sociale Malakoff Médéric, détenteurs à eux deux d’un tiers du capital. Mercredi 29 avril, dans la soirée, Korian s’est décidé à y renoncer, « afin de pouvoir mobiliser tous les moyens de l’entreprise au bénéfice de nos parties prenantes », d’après un communiqué.

Pour l’aider à gérer sa communication de crise, Korian a recours, depuis 2019, aux services de l’agence de communication Havas, en la personne de Vincent Deshayes, directeur au sein du pôle influence de Havas après avoir exercé pendant six années comme conseiller en communication, d’abord à l’Élysée sous la présidence de François Hollande, puis dans plusieurs cabinets ministériels.

Après des semaines d’une communication limitée au strict minimum, le groupe a ouvert ses portes à quelques médias soigneusement sélectionnés, pour une visite très cadrée. Le 9 avril, France 3 Côte d’Azur, Nice Matin et Libération ont été invités à venir faire un reportage à l’Ehpad La Riviera de Mougins. Les journalistes ont pu parler brièvement avec des résidents bien portants et des membres du personnel et poser leurs questions à Marion Artz, la directrice de la formation de Korian, qui avait pris les rênes de l’établissement pendant le congé pour maladie du directeur touché par le virus dès la mi-mars, Michaël Montagné. Celui-ci, de retour à son poste, n’avait pas l’autorisation de répondre aux « questions sur la polémique », comme l’a relaté Libération.

Dans la foulée de cette opération portes ouvertes, Sophie Boissard, la directrice générale de Korian, a annoncé le 27 avril que le groupe ferait désormais montre de transparence, en rendant publiques les statistiques sur les décès liés au Covid-19 dans ses 308 Ehpad. À quoi elle s’est empressée d’ajouter, dans Le Parisien : « Notre groupe est l’objet d’attaques inqualifiables qui ont choqué toute l’entreprise. Je ne laisserai pas salir notre entreprise et nos personnels qui sont de vrais héros. »

Ce ne sont pas de vains mots. Le 20 avril, Korian a annoncé son intention de porter plainte en diffamation contre Libération, suite à l’enquête parue ce jour-là sous le titre « Dans les Ehpad Korian “engloutis par la vague” du Covid 19 ».

En outre, selon nos informations, deux proches de personnes décédées à l’Ehpad Bel-Air de Clamart ont reçu des courriers menaçants de la part d’un cabinet d’avocats parisien missionné par la directrice de l’établissement, pour s’être permis de critiquer publiquement la manière dont Korian avait géré l’épidémie… Dans l’un de ces courriers, que Mediapart a pu consulter, l’avocat de Korian reproche au membre de la famille d’avoir diffusé « un courriel auprès de l’ARS ainsi qu’auprès de nombreuses personnes extérieures au groupe, dont des journalistes, dans une volonté manifeste de le rendre public et de nuire […] Cette situation inédite m’oblige à vous mettre en demeure de cesser de telles pratiques et de cesser de proférer de telles accusations portant atteinte à la réputation du groupe ».

Dans l’autre, l’avocat développe le même argumentaire : « Les propos que vous tenez publiquement portent atteinte à l’honneur et à la considération de l’établissement Bel-Air, de ses salariés et de son encadrement. Si le groupe peut mettre les propos que vous tenez sur le compte d’une émotion en raison de la situation particulière que nous vivons actuellement, elle ne peut admettre que vous diffamiez publiquement le groupe alors que ce dernier est pleinement mobilisé pour lutter contre cette pandémie. »

Le groupe Korian justifie ainsi ces courriers : « Il importe de laisser faire la justice et ne pas sombrer dans une guerre médiatique et des polémiques qui ne peuvent qu’être préjudiciables à la sérénité de la procédure judiciaire. » Ces pressions risquent évidemment d’atteindre le but inverse de celui recherché et suscitent l’indignation de leurs destinataires. « Ils essayent de nous faire taire, de nous intimider. Comment un mastodonte tel que Korian peut-il se comporter ainsi vis-à-vis de familles endeuillées, confinées et isolées ? », dit l’un d’eux, qui souhaite conserver l’anonymat, compte tenu du contexte litigieux.

De nombreux membres du personnel de Korian craignent désormais de s’exprimer, d’autant qu’une fracture s’est dessinée entre leurs représentants. Tandis que l’UNSA, le syndicat majoritaire, affiche ouvertement son soutien à la direction, un front CGT-SUD-FO fait entendre de vives critiques. « Korian est dans le viseur médiatique pour sa supposée gestion catastrophique de la crise sanitaire […] L’UNSA Korian dénonce l’acharnement et le traitement particulièrement à charge contre elle qui jette le discrédit sur ses personnels. Le doute s’insinue, la calomnie fait ses choux gras… », écrit l’UNSA dans un communiqué diffusé le 24 avril.

La CGT, particulièrement active depuis le début de la crise sanitaire, notamment par l’intermédiaire du blog « Le Fruit des amandiers », se sent mise en cause. « Dès la mi-mars, nous avons donné la parole à des salariés qui réclamaient des masques et des tests de dépistage. Et maintenant, on nous accuse de dénigrer les salariés ! Mais c’est la direction que nous critiquons, en utilisant notre droit d’expression, pas les salariés qui sont en première ligne face au virus. Ce que nous mettons en cause, c’est la logique mercantile de cette entreprise cotée en bourse qui sacrifie les salariés sur l’autel de la rentabilité », proteste Albert Papadacci, délégué syndical central CGT Korian.

Pendant que les syndicats s’écharpent, d’autres familles de victimes mettent la dernière main à leur plainte. En espérant que le groupe Korian leur rende un jour des comptes sur la manière dont leurs proches ont succombé au virus.