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Médiapart - Emmanuel Macron met la France sous hypnose

Avril 2020, par Info santé sécu social

14 AVRIL 2020 PAR CHRISTIAN SALMON

Le chef de l’État a enfilé lundi soir un nouveau costume, celui de l’hypnotiseur d’une France inquiète. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut jouer tous les rôles à la fois. Le brouillard de la pandémie, lui, s’est encore épaissi.

Dans son intervention, Emmanuel Macron s’est essayé à un nouveau rôle, celui d’hypnotiseur. On attendait Churchill, on a eu Charcot. On attendait de Gaulle, ce fut Giscard. Le président a regardé la France confinée au fond des yeux. De son regard de velours, il l’a couvée et cajolée dans toute son étendue géographique, de la métropole et jusqu’aux outre-mer, dans sa structure sociale inégalitaire, dans sa pyramide des âges diversement exposée face à la maladie, dans ses professions médicales en première ligne et mal équipées, mal rémunérées.

Il l’a scrutée jusque dans ses recoins les plus sombres ne laissant rien au hasard, brassant héros et victimes, confinés et surveillants. On la mettrait bien sous sédatifs ou en coma artificiel mais les médocs et les lits manquent. Reste l’hypnose. Endormir la France pendant un mois. C’est un nouveau rôle pour celui qui affectionne les distributions théâtrales. Un rôle d’hypnotiseur pour une France inquiète, dépressive, voire traumatisée.

Échec de la métaphore guerrière. Place à la thérapie des États anxieux. Jean-François Lyotard parlait de la « fonction hypnotique de la forme » à propos des grands récits d’émancipation... Les grands récits ont disparu, mais la « fonction hypnotique de la forme » continue de s’exercer. « Rien de rassurant dans ce qu’il a dit d’exact. Rien d’exact dans ce qu’il a dit de rassurant », résumait récemment une journaliste américaine à l’issue d’un discours de Trump. La remarque vaut pour le discours de Macron.

Le théoricien de la guerre Karl von Clausewitz a forgé l’expression « brouillard de guerre » pour désigner le climat d’incertitudes qui prévaut pendant les guerres. Le discours d’Emmanuel Macron n’a pas dissipé le brouillard de pandémie, il l’a épaissi. Sur les taux d’infection, de létalité, sur les courbes de progression des décès, le rôle exact des masques, des tests, les modes de déconfinement, les formes de la rentrée des classes et de la reprise du travail, « rien de rassurant dans ce qu’il a dit d’exact. Rien d’exact dans ce qu’il a dit de rassurant ».

Depuis son élection, Macron a changé de personnage si souvent qu’on a du mal à s’y retrouver. L’exercice du pouvoir ne va pas sans incarnation, selon Emmanuel Macron, mais avec lui l’incarnation est devenue une pure distribution. Les commentateurs en ont le tournis, contraints de réécrire chaque soir la critique théâtrale d’un pouvoir costumé, virevoltant. À chaque intervention, le décor, les costumes, le scénario, le langage, changent. La fonction présidentielle n’est plus seulement un enjeu de pouvoir, soumis sous la Ve République aux lois de l’alternance, elle a acquis avec Emmanuel Macron une fonction vicariante, capable de suppléer à l’insuffisance fonctionnelle de tous les organes du pouvoir, des gesticulations, des simulacres des ersatz présidentiels.

On l’a cru gaullien le soir de son élection de 2017 mais c’était un mème. On l’a vu au Congrès de Versailles, écrasé comme Sarkozy ou Hollande, par le faste monarchique des lieux, on l’a vu gesticulant en acrobate au stade de Krestovski à Saint-Pétersbourg pour la victoire des Bleus en 2018, on l’a vu avec Didier Raoult la semaine dernière scrutant un écran invisible comme le cliché célèbre d’Obama suivant la prise de Ben Laden avec son équipe. On l’a vu dans les rues de Jérusalem, imitant Chirac jusqu’à l’accent. Mitterrandien en diable au Burkina Faso, devisant avec le fantôme de Thomas Sankara…

L’écrivain Jerome Charyn a inventé un mot pour désigner le « besoin pathologique de se mettre constamment en scène ». C’est le mot « mytholepsie », une sorte de dérèglement de la représentation de soi qui consiste à inventer sans cesse de nouvelles mises en scène, à changer d’angles et de discours, si bien qu’il devient impossible de distinguer le vrai du faux, le personnage et son modèle.

Macron c’est le « président mytholepse », un atelier théâtre à lui tout seul. Il joue tous les rôles à la fois comme au temps du lycée. Il aurait tort de se limiter aux deux corps du roi. Il en a des dizaines. Tout un musée Grévin de Macrons présidents. Impossible de savoir où commence, où finit la comédie présidentielle… Un idéalisme sans doute déplacé qui consiste à vouloir écrire sa propre légende, devenir le narrateur de soi. Et comment le faire sans tenter d’héroïser une fonction présidentielle qui, tout en restant confiscatoire et abusive dans le périmètre restreint de ses attributions et tyrannique sur les hommes, a perdu tout pouvoir sur les choses.

Autour de lui, les costumiers s’agitent en tous sens, les accessoiristes jonglent avec les attributs, les scénaristes ne savent plus sur quelle version du script ils sont en train de travailler. Sa porte-parole s’embrouille dans les différentes versions du verbe présidentiel. Les mots volent comme des copeaux sur la scène, convoquent les timing, bouscule le calendrier, les cent jours, l’acte II, la mi-mandat, l’entrée en campagne. Le nouveau personnage macronien est attendu à chaque étape comme une nouvelle collection, à la fashion week de Paris ou de Milan, sauf qu’avec la pandémie la « fashion week » présidentielle, c’est toutes les semaines. La figure présidentielle n’est plus qu’un avatar au costume fatigué.

La politique suit le chemin de la mode, elle se démode.

Dans son best-seller Génération X, qui a donné son nom à toute une génération dont Macron est le contemporain, Douglas Coupland a dressé un tableau clinique de cette mutabilité des idéaux types. Il l’appelait le « mixage des décennies ». Les marchés aux puces, ces gigantesques cimetières des modes passées avec leurs galeries hantées de fantômes en habits, vont devenir un des lieux privilégiés de ce « mixage des décennies ».
Le symptôme le plus général de cette génération née dans l’impasse narrative des années 1990, entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, est décrit avec une grande clarté dès les premiers pages du roman par l’un des personnages : « Il n’est pas sain de vivre la vie comme une succession de petits moments cools isolés… Soit nous faisons de notre vie un roman, soit on ne s’en sortira jamais. » Macron a fait un roman de sa vie présidentielle. Il est en quête de héros. « Notre société a besoin de récits collectifs, de rêves, d’héroïsme, afin que certains ne trouvent pas l’absolu dans les fanatismes ou la pulsion de mort. » Emmanuel Macron « croit » en « la reconstruction d’un héroïsme politique », assurait-il au Point en août 2017.

De là à souhaiter que « le tragique s’invite en Europe » pour offrir « une nouvelle aventure » à ce vieux continent, comme un réalisateur prie le ciel qu’il fasse beau ou qu’il pleuve pour coller au scénario, il n’y a qu’un pas, qu’Emmanuel Macron a franchi un jour sans sourciller. « Paradoxalement, ce qui me rend optimiste, c’est que l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique. » Des mots qui n’ont l’air de rien sur le moment – il les avait prononcés dans un entretien accordé à La Nouvelle Revue française, en 2018 – mais qui finissent pas peser lourd quelques mois plus tard.

Le virus s’attaque aussi au corps social
On sent bien qu’après avoir retardé au maximum le confinement de leur population, les responsables politiques s’apprêtent, en dépit de l’avis des experts en santé publique, à l’écourter afin d’anticiper la reprise normale de l’activité économique. On parie, on spécule à propos des retombées de la pandémie sur l’activité économique ou sur la soutenabilité du système de soins. Combien de morts pour un point de croissance ?

« Interdire aux gens de se parler, disait l’économiste Daniel Cohen sur France Culture, ampute le PIB de 3 % par mois. » Faisant un lien explicite entre le mutisme sociétal et la baisse du PIB. « 3 %, 6 %, 9 %. En rythme annuel cela fait 30 %. » En fixant la sortie du confinement au 11 mai, le président a fixé la chute du PIB à moins de 10 %.

Mais quel est le plan après le réveil, monsieur l’hypnotiseur ? Lundi soir, Emmanuel Macron avait beau mettre dans son regard toute l’intensité voulue, l’hypnotiseur n’avait pas de réponse. Rien de rassurant. Car il se pourrait bien que faute d’être combattue à temps, l’épidémie du coronavirus s’installe parmi nous, dans la durée, en une série de répliques aux conséquences imprévisibles.

La France fuit de partout, dans ses quartiers confinés, ses campagnes désolées, ses villes évidées. Partout le Covid-19 vide les sociétés, évide les consciences. « Il faudra revoir tout ça après », a dit le président gérant. On évaluera. Celui qui a bradé les bijoux de famille industriels, Alstom, pourrait bien redorer le made in France. La marque est à prendre. D’ici 2022, il a encore le temps de se forger une nouvelle identité narrative. Au vestiaire, il y a encore une tenue de Colbert. Va pour Colbert.

« Un homme officiel est un ventriloque qui parle au nom de l’État », disait Pierre Bourdieu dans son Cours au Collège de France (1989-1992), Seuil, « Raisons d’agir ». Il prend une posture officielle – il faudrait décrire la mise en scène de l’officiel –, il parle en faveur et à la place du groupe auquel il s’adresse, il parle pour et à la place de tous, il parle en tant que représentant de l’universel. Il ne peut pas ne pas théâtraliser, ne pas mettre en forme, ne pas faire des miracles. Le miracle le plus ordinaire, pour un créateur verbal, est le miracle verbal, la réussite rhétorique ; il doit produire la mise en scène de ce qui autorise son dire, autrement dit de l’autorité au nom de laquelle il est autorisé à parler. »
Chez Macron les retournements stratégiques sont nombreux et rapides, et la valse des métaphores obéit aux fluctuations d’une opinion rétive, imprévisible, car la situation change sur le terrain. Les renseignements s’inquiètent de la colère qui monte sous le confinement. Les sondages confirment un discrédit croissant dû aux mensonges répétés concernant l’état de l’épidémie.

C’est qu’il ne s’agit plus seulement d’endiguer l’épidémie, de mobiliser un front dont la ligne est nulle part mais de soigner « l’arrière » qui est partout, de la base jusqu’au sommet, du nord au sud et d’ouest en est. Une France pulvérisée en parcelles confinées. En îlots gaulois. « Il y a ici beaucoup de misère cachée qui voudrait parler, beaucoup de soir, beaucoup de nuages, beaucoup d’air épais ! comme le disait si bien Zarathoustra. Le désert croît. Et le pouvoir le sait ou le sent : Malheur à celui qui recèle des déserts ! »

L’expression des temps de guerre « Combien de divisions ? » résonne différemment dans ce nouveau contexte : combien de divisions sociales, géographiques, générationnelles, professionnelles. On sait comment se font les nations, mais qui sait comment elles se défont ? L’implosion nationale gagne du terrain. La souveraineté de l’État se délite en des points stratégiques, l’école, l’hôpital, les Ehpad. C’était prévisible.

Mais le pouvoir loin de l’ignorer a organisé sa propre débâcle sanitaire, éducative, culturelle. La rationalisation des choix budgétaires était au programme de l’agrégation d’économie et de sciences sociales, début des années 1980. Cela a si bien marché que l’État a perdu en trente ans non seulement ses services publics, mais ses yeux et ses oreilles. Ses capteurs sont endommagés. Où sont ses « analyseurs », ses prospectivistes, ses planificateurs ? Il gère l’épidémie au fil de l’eau, il gère le manque et le trop-plein. « La commande est passée », a dit le président. On entendit : « Le temps en est passé. »

Car le virus ne s’attaque pas seulement à l’organisme, aux fonctions du corps, mais au corps social qu’il désorganise, déstabilise, menace dans ses fonctions essentielles de protection, d’alerte, de secours et de coordination des activités. Il s’attaque à la représentation, ses instances, ses assemblées (les élections municipales maintenues puis annulées resteront le symptôme de cet ébranlement) mais aussi à nos représentations culturelles qu’il déstabilise. Rapport au corps, au temps et à l’espace. Mais aussi au langage, à sa capacité de fluer l’expérience, de symboliser notre rapport au corps, au temps et à l’espace. Rituels de la vie en commun. L’épidémie de coronavirus n’est pas seulement une crise sanitaire, c’est une crise de la parole publique. Face aux dénis des gouvernants, le coronavirus a imposé son histoire au monde.

Qui se souvient d’un discours de campagne d’Emmanuel Macron à Clermont-Ferrand appelant les Français dans une formule surprenante, empruntée au philosophe Alain, à « penser printemps ». Le candidat avait déclaré, le 10 janvier 2017 : « Évidemment, il y a les vœux de santé, il y a les vœux pour vous, vos proches, vos familles, il y a des vœux de mobilisation, indispensables parce que notre combat est collectif pour redresser notre pays. Mais les vœux que je veux formuler pour vous, ils tiennent en deux mots : “penser printemps”. » « Le printemps sera à nous. Parce que ce printemps sera progressiste ! Parce que ce printemps sera celui de notre conquête ! »
Trois ans plus tard, la formule fait mal. Le printemps n’est pas celui d’une conquête mais d’un dessaisissement. Il n’apporte pas le regain tant attendu mais la mort. Pire, on a l’impression de suivre son enterrement, dans les rues désertes du monde. Comme un appartement déserté par la disparition d’un être cher, le monde est en deuil de printemps. Nous le portons en terre avec les milliers de morts du coronavirus. Et ce massacre sans récit nous laisse sans voix.

Bien sûr qu’on « pense printemps » plus que jamais, mais c’est dans un autre sens. Votre métaphore nous revient en boomerang, monsieur le président. Nous sommes privés de ses plaisirs, de ses parfums dispersés, gaspillés, en pure perte. Et nous qui pensions avoir tout vu, tout prévu, nous sommes en deuil du printemps. 2020, avis de décès du printemps.

Ce printemps a un goût amer de coronavirus, il n’est pas progressiste, il est futuriste, il s’étire dans le temps, il risque de se prolonger indéfiniment, en faux espoirs et vraies répliques. Il nous faudra vivre avec, en misant non pas sur l’hypnotisme du pouvoir mais sur les formes vitales du devenir. La littérature qu’on évoque beaucoup n’est pas un passe-temps mais un vecteur de vie, « amour de la vie » comme la nouvelle de Jack London.

Comme ces quelques lignes de James Joyce, dans Ulysse, qui me reviennent à l’esprit au moment de conclure et que je jette ici au bas de cet article, en hommage à l’été qui vient :
« Corps parfumés, tièdes, fermes. Tous baisés, donnés : dans les prés profonds de l’été, herbes couchées enchevêtrées, dans les couloirs suintants des maisons de pauvres, sur des divans, des lits qui craquent.
– Jack, mon amour !
– Chérie !
– Embrasse-moi, Réggy !
– Mon petit !
– Mon amour !
Le cœur en branle il poussa la porte du restaurant Burton. L’odeur le saisit à la gorge : sauce de viande pénétrantes, lavasses de légumes verts. Le repas des fauves.
Des hommes, des hommes, des hommes. »