Le droit à la santé et à la vie

Médiapart - En Seine-Saint-Denis, la médecine de ville sans personne à son chevet

Avril 2019, par Info santé sécu social

7 AVRIL 2019 PAR LATIFA OULKHOUIR (BONDY BLOG POUR MEDIAPART)

Un maillage médical insuffisant, une difficulté d’accès aux droits : soigner en Seine-Saint-Denis s’apparente à un sacerdoce. Pourtant, des médecins ont fait le choix d’exercer sur ce territoire où la précarité est la norme.

Un après-midi de décembre, Ali* (les prénoms marqués d’un astérisque ont été modifiés), Bondynois de 34 ans, est appelé par la crèche pour venir récupérer son fils, âgé de moins d’un an à l’époque, souffrant. Douleurs et fièvre sont au rendez-vous. Il fait le tour des médecins de la ville : personne n’est disponible. Il contacte donc SOS Médecins. « Ça décroche plutôt rapidement, je tente de leur expliquer l’état de santé de mon fils, mais on me coupe très rapidement en me demandant mon lieu de résidence. La réponse est quasi automatique : “Désolée monsieur, aucun médecin n’est disponible sur votre zone ce soir.” »

Ali s’agace, demande quoi faire. « Appelez le 15 », lui rétorque-t-on. Ali appelle, bien qu’il soit conscient qu’il ne s’agit pas d’une urgence, ce qu’il précise dès qu’il a le 15 au bout du fil. Il est plutôt surpris par la réponse que lui donne l’agent du SAMU : « Je vais vous dire les choses telles qu’elles sont, monsieur, et j’en suis désolé. SOS Médecins vous a renvoyé vers le 15 tout simplement parce qu’ils ne viennent plus en Seine-Saint-Denis. Ou du moins très peu. Ils ne le disent pas directement, évidemment, mais c’est la vérité. Alors, ils redirigent les gens vers nous. Sauf que nous, on n’en peut plus, on est sous l’eau. »

L’agent du SAMU prend tout de même le temps de le rassurer, lui explique que ça peut attendre le lendemain et lui déconseille les urgences au risque « d’y choper un autre microbe ».

Le lendemain, Ali appelle SOS Médecins depuis le domicile de sa belle-mère qui réside dans les Hauts-de-Seine. Cette fois, pas de problème pour qu’un médecin se déplace. « Une inégalité territoriale aussi flagrante en 2019, c’est surréaliste ! Qu’est-ce que ça veut dire ? En Seine-Saint-Denis, on n’a pas le droit d’être malade ? »

SOS Médecins filtrerait-il les appels en provenance de certains endroits ? Force est de constater qu’après avoir passé une dizaine d’appels depuis plusieurs villes de Seine-Saint-Denis, nous obtenons, à chaque fois, la même réponse : « Aucun médecin n’est disponible sur votre zone, appelez le 15. » « Je ne sais pas quoi vous dire, s’il n’y a pas de médecins, il n’y a pas de médecins », indique à brûle-pourpoint Serge Smadja, président de SOS Médecins Grand Paris. « Nous recevons 800 000 appels par an qui donnent lieu à 400 000 actes. Sur ces 400 000 actes, 10 000 sont réalisés en Seine-Saint-Denis, 30 000 dans le Val-de-Marne, 30 000 dans les Hauts-de-Seine et le reste dans Paris intra-muros », précise-t-il.

Comment expliquer cette sous-représentation de la Seine-Saint-Denis ? La faute à la « démographie médicale », selon Serge Smadja qui reconnaît que « la difficulté est plus importante dans le 93 ». « Je ne suis pas hypocrite, ajoute-t-il, la situation est critique dans ce département parce que nous n’avons pas assez de médecins. Si nous en avions, nous irions. Par ailleurs, à Paris, nous avons l’obligation d’intervenir selon les zones de garde définies par l’Agence régionale de santé. En Seine-Saint-Denis, nous n’avons pas l’obligation d’intervenir. » Et de rappeler que la médecine générale et libérale est en crise, trop peu d’étudiants se destinant à ces carrières, avec pour conséquence des manques sur le terrain.

Une autre raison peut expliquer le peu d’empressement de SOS Médecins à se rendre en Seine-Saint-Denis : la présence dans ce département du Service d’urgences médicales de la Seine-Saint-Denis (SUR 93), composé d’une équipe de médecins travaillant avec le Samu.

Ce jour-là, dans les locaux du SUR 93 situés dans le quartier de Bondy Nord, une dizaine de médecins se répartissent le planning des prochaines semaines. Dans un département où 37 communes sur 40 manquent de docteurs, les membres de l’équipe sont évidemment extrêmement sollicités. Certains sont au bord de la rupture. Tous disent comprendre les confrères refusant de s’installer sur ce territoire. Tous continuent pourtant d’y exercer. Par choix.

Lorsqu’on les interroge sur les causes de cette désaffection, tous évoquent le « sentiment d’insécurité ». « Dans plein d’endroits, il est difficile d’intervenir de nuit. Les agressions sont rares, ça fait plusieurs années que l’on n’en a pas eu, mais il y a des vols, des dégradations de véhicules. Nous, on intervient dans les quartiers, dans les caravanes. Appelez SOS Médecins et dites-leur que vous êtes dans un quartier ou dans une caravane, et on va voir s’ils vont venir », lance Bertrand*, la cinquantaine, le doyen ce jour-là.

Samir*, qui a grandi à Tremblay-en-France, déplore : « Quand tu arrives dans une cité et qu’un gamin te demande qui tu es, alors que ça fait 8 heures que tu travailles dans le coin, c’est fatigant. Pourquoi un gamin de 19 ans me demande-t-il de montrer patte blanche ? » Il s’agace mais continue à faire son travail : « Ça fait trente ans que j’habite à Tremblay, j’ai fait douze ans d’études, ce n’est pas pour me barrer tout de suite. »

Mehdi*, à l’autre bout de la table, déclare que « si on est encore là, c’est parce qu’on est des gentils ». Le comportement de SOS Médecins, il le comprend : « Les médecins ont le droit de ne pas vouloir se déplacer dans des zones où ils pourraient potentiellement se faire agresser. Après, la plupart des gens nous accueillent très bien. »

Zishan Butt, lui aussi médecin, l’interrompt pour souligner l’ambivalence : l’insécurité d’un côté, la chaleur des habitants de Seine-Saint-Denis de l’autre. « C’est paradoxal, ce département, c’est là où il y a le plus de problèmes, mais aussi celui qui est le plus attachant. Celui où les gens nous reçoivent avec des sourires, où ils ne veulent pas nous laisser partir si on n’a pas bu ni mangé quelque chose. Ceux qui ont fait Paris, ils vous diront que là-bas ce n’est pas comme ça. Ici, la population est chaleureuse et ouverte et c’est aussi ce qui fait qu’on reste. » Il raconte la fois où, appelé à intervenir dans un bidonville, les habitants Roms ont refusé de le laisser marcher dans la boue et l’ont porté jusqu’au chevet de la personne à soigner parce qu’« un médecin, ça ne doit pas marcher dans la boue ».

« On a des problèmes pour se faire régler une fois sur trois »
Au bout du compte, les griefs des médecins du SUR 93 se concentrent davantage sur le désengagement de l’État et les dysfonctionnements du système de Sécurité sociale que sur l’attitude de Séquano-Dionysiens. Mehdi reprend la parole : « On a des problèmes pour se faire régler une fois sur trois. On doit faire une ou deux consultations gratuites chaque jour. Une fois, on m’a ouvert en me disant : “Excusez-moi, je vous accueille dans la misère”. Ils se sont excusés de leurs conditions de vie, c’est ça aujourd’hui la France. »

En colère, il poursuit : « Pourquoi irait-on faire un travail qui n’est pas valorisé ? Est-ce qu’aujourd’hui la société estime que ce que l’on fait, aller au chevet des gens pour les soigner est quelque chose d’important ou pas ? Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. La tarification fait qu’on se déplace, on prend des risques, avec notre voiture. L’État ne nous finance en rien. Pourquoi est-ce à nous d’aller voir les gens quand le SAMU n’a pas assez de camions ? L’État a abandonné nos quartiers, c’est immoral », s’emporte-t-il. « Je pourrais très bien travailler dans un petit cabinet dans le XVIe arrondissement de Paris, chez un pédiatre qui prend 180 euros la consultation, voir des gens qui n’ont pas de problèmes sociaux et ne pas me casser la tête pour aider les gens. Nous tous, on est là pour aider des gens qui sont dans la précarité. On applique le tiers payant. On prend sur notre trésorerie pour avancer des frais que la Sécu ne nous rembourse pas parce qu’elle estime que leurs droits ne sont pas à jour. Quand vous voyez 20 patients et qu’il y en a 5 qui n’ont pas de droits, je vous laisser calculer le manque à gagner. Est-ce qu’aujourd’hui, être médecin, c’est avancer de la trésorerie à nos patients pour qu’ils se soignent ? »

Ce constat est partagé par les plus anciens. Le docteur Pierre-Étienne Manuellan exerce la médecine depuis plus de vingt ans dans le département et travaille aujourd’hui au centre municipal de santé de Montreuil : « Moi, la Seine-Saint-Denis, je trouve ça sexy, mais tout le monde n’est pas de mon avis. L’image du département freine les installations. Pourquoi s’emmerder à aller au fin fond d’une cité de Seine-Saint-Denis où on va mettre trois plombes à trouver l’immeuble et monter plusieurs étages à pied puisque l’ascenseur est en panne ? Ça ne justifie pas mais ça se comprend. »

La branche maladie de la Sécurité sociale a vocation à assurer la prise en charge des dépenses de santé des assurés et à garantir l’accès aux soins. Si elle est liée aux situations professionnelles de chacun, il existe une couverture maladie universelle pour les personnes n’ayant pas d’affiliation professionnelle et résidant en France de manière régulière depuis au moins trois mois. Seulement, il peut arriver que, pour diverses raisons tenant aux démarches administratives par exemple, des personnes éligibles ne bénéficient pas de ce service public. Ainsi, 30 % des personnes éligibles à la CMU-C (couverture maladie universelle complémentaire) n’y recourent pas et cela notamment en raison de la complexité des démarches. C’est pour cela que depuis le 1er avril 2019, la CMU-C est reconduite automatiquement pour les allocataires du RSA sans qu’ils aient à produire les justificatifs habituels.

Marie-Anne Mazoyer est chargée de projet sur les questions de santé et de précarité au sein de la mairie de Saint-Denis. Elle explique qu’à la suite d’un diagnostic qui a été fait avec plusieurs acteurs du domaine de la santé dans le département, l’accès aux droits a été identifié comme le premier point sur lequel il fallait agir.

« Ce qui conduit les gens à renoncer aux soins, ce sont les raisons économiques, certaines personnes n’ont pas les moyens d’avancer les frais, donc en nous occupant de l’ouverture des droits à la Sécurité sociale, on résout ce problème », indique-t-elle. « Notre rôle, c’est d’accompagner les personnes dans leur accès aux droits, il peut y avoir des pertes de droits suite à du chômage de longue durée, des départs en retraite… », ajoute-t-elle.

Elle souligne également la perte de repère vis-à-vis des organismes de soins. « Il y a par exemple 11 foyers de travailleurs migrants à Saint-Denis. Dans un de ces foyers vivent 350 personnes. Parmi elles, 150 ont plus de 60 ans. Ces personnes ont leurs habitudes. Lorsque leur médecin part à la retraite, il n’est le plus souvent pas remplacé et c’est comme ça que les gens arrêtent d’aller chez le médecin. On dit que l’on va simplifier les choses en proposant des rendez-vous par Internet, mais pour nos populations, ce n’est pas simple, ce n’est pas la solution. »

Le non-remplacement des départs à la retraite s’ajoute aux départs vers d’autres territoires. En 2017, le rapport de l’Ordre des médecins de Seine-Saint-Denis se concluait de manière éloquente : « Le nombre d’inscriptions au tableau est inférieur au nombre de sorties de tableau aboutissant à une diminution de 92 praticiens en activité sur le département. »
Pour pallier ces difficultés, la mairie a mis en place des permanences d’accès aux droits. Au sein des centres municipaux de santé, les patients peuvent se faire avancer les frais dans l’attente de l’ouverture de leurs droits. Il s’agit aussi de leur redonner des repères. « Souvent les gens sont bien accueillis, ils se sentent bien, donc ils reviennent et quand leurs droits se terminent, ils vont d’eux-mêmes au CCAS pour le renouvellement. On essaie de créer un réseau et de sensibiliser les personnels », indique Marie-Anne Mazoyer.

Que ce soit en raison d’un problème d’accès aux droits ou en raison d’un manque de médecins, l’absence d’un suivi administratif et médical peut s’avérer désastreuse dans un département aux multiples fragilités. Sur le plan économique, une personne sans droits à jour et ne bénéficiant pas d’un suivi médical ne se rendra chez le médecin qu’au dernier moment et nécessitera des soins plus importants et donc plus coûteux.

Sur le plan sanitaire, la Seine-Saint-Denis cumule d’inquiétants records. Le taux de tuberculose y est plus élevé que dans le reste de la France métropolitaine. Le département est aussi l’un de ceux qui concentrent le plus de maladies chroniques telles que le diabète ou l’hypertension, soit des maladies nécessitant un suivi régulier pouvant être source de complications graves si elles ne sont pas surveillées. Chez les hommes résidant dans les communes métropolitaines les plus défavorisées, la prévalence du diabète est 1,3 fois plus élevée que chez les hommes vivant dans les communes les plus favorisées. Pour les femmes, ce ratio est de 1,7, selon le bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH). Selon un rapport de l’Académie de médecine, « le risque de dépression est multiplié par 2,4 parmi les plus précaires, celui de maladies métaboliques par 2,9, de maladies cardio-vasculaires par 1,4 ». Le Centre d’expertise de la mort subite a, quant à lui, mené une étude au terme de laquelle il a été constaté que la chance de survie en cas d’arrêt cardiaque est deux fois moins élevée en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne que dans les Hauts-de-Seine et le centre de Paris.

Une inégalité qui se prolonge même dans la mort. Zishan Butt du SUR 93 raconte être intervenu auprès d’une jeune femme désemparée qui ne trouvait personne pour venir faire le certificat de décès de sa grand-mère. Un médecin parti en vacances non remplacé, des appels à SOS Médecins et à d’autres praticiens se sont avérés vains, personne ne voulant se déplacer. Et les pompes funèbres qui, elles, ne se déplacent qu’une fois le certificat de décès rédigé par un médecin. Une situation ubuesque et touchant à la dignité de la personne. « Si son pharmacien ne me connaissait pas et ne lui avait pas dit de m’appeler, combien de temps cette jeune femme serait-elle restée avec le corps de sa grand-mère sous les yeux ? » s’interroge le médecin.