Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - En Seine-Saint-Denis, le piège des clusters familiaux

Avril 2020, par Info santé sécu social

16 AVRIL 2020 PAR NEJMA BRAHIM

Dans le département le plus pauvre de France, des familles entières se retrouvent hospitalisées. La surpopulation des appartements favorise les contaminations.

Chaque jour est une nouvelle bataille. Dans son appartement situé entre Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Katia jongle avec les activités de ses enfants, un bébé dans les bras. « J’en ai six alors il faut les occuper, sourit-elle tout en rappelant à l’ordre l’aîné. On vit dans ce F3 depuis deux ans. » Dans le petit salon, un canapé d’angle convertible sert de lit à Katia et son mari. Les deux chambres accueillent chacune trois enfants : un lit gigogne et un landau prennent tout l’espace.

La famille attend un logement social depuis 2007. « On a fait des demandes en dehors du 93, car on sait qu’on n’aura jamais rien ici. » Depuis le début du confinement, ils ne sont pas sortis. Katia souffre d’un asthme sévère qui lui provoque des bronchites. Pâtisserie, dessin, jeux et devoirs rythment leur quotidien pour éviter de prendre le moindre risque à l’extérieur.

« Ça va faire un mois et ça commence à devenir difficile », confie la trentenaire. Si l’enfermement et la promiscuité deviennent pesants, c’est la situation de son époux qui la préoccupe le plus : il est caissier chez Auchan. « Chaque jour, j’ai peur qu’il nous ramène le virus à la maison et qu’on soit tous contaminés. Comment je pourrais gérer si on tombait tous malades ? » Le personnel de son magasin a dû continuer de travailler, pendant un temps, sans aucun moyen de protection.

La mère de famille lui a signifié qu’elle préférait qu’il s’arrête, quitte à perdre leurs revenus. Mais le chômage partiel lui a été refusé. « Je trouve très injuste d’envoyer quelqu’un sur le terrain alors qu’il ne le veut pas. » Seule victoire, des vitres en Plexiglas ont depuis été installées aux caisses et du gel hydroalcoolique ainsi que des masques sont distribués par la direction.

Lorsque son mari rentre à 20 heures, un processus s’enclenche au pas de la porte. « Il laisse ses chaussures dehors, se déshabille et va à la douche. Je mets ses vêtements à laver à 60 degrés et il ne touche aucun des enfants avant d’être décapé », plaisante Katia. D’après elle, plusieurs collègues de son mari auraient été infectés par le Covid-19 et sont en arrêt maladie. « La direction ne le dit pas clairement pour ne pas effrayer les autres employés. »

Pour Stéphane Troussel, président du département de la Seine-Saint-Denis, les clusters familiaux peuvent être un facteur explicatif du nombre important de décès et de patients malades sur ce territoire. « Pour des familles nombreuses qui vivent dans un petit espace, il est plus difficile d’isoler un malade. Cela peut expliquer que les contaminations intrafamiliales soient plus nombreuses qu’ailleurs. »

S’il n’y a pas de données scientifiques, Yasmina, infirmière aux urgences de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis, a pu le constater à son échelle. « On a eu des familles, d’abord un parent puis l’autre ou parfois les deux en même temps. »

Et la surmortalité explose dans le département. Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, l’a d’abord annoncé le 2 avril. « Sans aucune tentative d’explication », pointe Stéphane Troussel, peu après que les quartiers populaires ont été injustement accusés de ne pas respecter le confinement. « Après tout ce qui avait été insinué avant, c’était insupportable. » Le lendemain, les chiffres de l’Insee tombent : le département enregistre une hausse de 63 % du nombre de décès entre la semaine du 14 au 20 mars et celle du 21 au 27 mars, contre 47 % dans le Val-d’Oise ou 32 % à Paris.

Mais le plus significatif pour Stéphane Troussel reste la comparaison entre mars 2019 et mars 2020, où le nombre de décès augmente de 47 %. « Le territoire va payer un des plus lourds tributs. Les inégalités aggravent les conséquences de cette pandémie », insiste-t-il. Dans une étude publiée en février, l’Insee revient sur les difficultés sociales persistantes du département. Le taux de pauvreté atteint le triste record de 27,9 %, soit le double de la moyenne nationale. Un tiers des ménages est locataire du parc social. « Il y a aussi le non-recours aux soins malgré des pathologies lourdes et maladies chroniques comme le cancer, le diabète, l’asthme ou l’obésité. »

Un phénomène qui se serait accentué durant cette crise : les patients n’iraient plus se faire soigner de peur d’encombrer les salles d’attente. « Le 93 est un désert médical qui compte 1,6 million d’habitants, rappelle Yasmina, habitante de Saint-Denis. Il n’y a qu’un seul CHU et trois fois moins de lits de réanimation qu’à Paris. »

Errance médicale, comorbidité, métiers précaires exposés… « On était au bord du précipice et on nous a poussés dans le vide. Les chiffres de mortalité sont une honte. » Madjid Messaoudene, élu à la Ville de Saint-Denis, estime que l’État a abandonné le département depuis longtemps. « On partait avec un lourd handicap, il n’y a qu’à voir le nombre de lits à l’hôpital pour le nombre d’habitants ! » 42 pour 10 000 habitants.

Gwendoline, une mère célibataire de trois enfants, vit dans un quartier populaire du Haut-Montreuil. Son immeuble HLM a été classé en insalubrité en février dernier et son logement est d’une superficie de 32 mètres carrés. Elle se dirige vers le calendrier accroché au mur et remonte le temps. « Le 29 février, mon fils est tombé malade. Des petits de son école maternelle revenaient de Taïwan et ça a été l’escalade. » Son dernier, âgé de trois ans, souffre d’une maladie auto-immune appelée le syndrome néphrotique.

Il est suivi par l’hôpital Trousseau à Paris et traité par micro-chimiothérapie. « Le moindre microbe peut lui être fatal. Il avait de la fièvre et une toux infernale qui l’empêchait de respirer. L’hôpital a refusé de le prendre, affirmant que Montreuil avait déjà des cas de Covid. » Son médecin traitant se déplace et pense au coronavirus, sans pouvoir le tester. Les symptômes durent huit jours et c’est ensuite au tour de ses deux filles de tomber malades.

« C’est le gros problème ici : dans nos petits logements, si l’un d’entre nous est contaminé, tout le monde suit ! J’ai eu les symptômes moi aussi. » Son T1 est déguisé en deux pièces grâce à une fine cloison en bois ajoutée par le bailleur. « J’ai eu la place de mettre un lit superposé dans la “chambre” où les filles dorment. Je dors avec le dernier dans le salon, sur le clic-clac. »

Cela fait huit ans que cette demandeuse d’emploi au RSA est sur liste d’attente pour un logement social plus adapté. Elle n’est pas prioritaire selon le bailleur, qui ne reconnaît pas la suroccupation des lieux. Elle n’est pas la seule, sa voisine vit avec sept enfants dans un F2. « Le confinement est respecté. Quand il nous arrive de voir des mères de famille ou des enfants dehors, on sait que ce ne sont pas les habitants des pavillons mais ceux qui étouffent et sombrent dans la déprime. »

Non loin de là, dans le secteur Jules-Ferry à Montreuil, une autre famille a été touchée par le coronavirus. « Il s’agit de nos gardiens, précise une habitante du HLM. Ils n’avaient ni masques ni gants alors qu’ils étaient exposés au virus chaque jour. » Poubelles, ménage, colis… Le couple était aussi le contact privilégié des locataires les plus âgés. À mesure que leur état s’est dégradé, les cinquantenaires ont tous deux été hospitalisés mais le père de famille n’a pas survécu.

« La mère était en réanimation et a pu sortir en fin de semaine dernière. Les enfants, qui ont la vingtaine, ont fait le deuil de leur père seuls. » Le logement dans lequel la famille vit est « très petit ». Au point que le cadet a aménagé un débarras pour pouvoir laisser la seule chambre à sa sœur. « Certains vivent dans des conditions lamentables et les gardiens ne sont pas mieux lotis », dénonce la voisine. La demande qu’ils ont faite pour un logement plus grand n’a rien donné.

« J’ai trop peur de contaminer ma mère »
« Ce cercle vicieux de la précarité nous détruit, dénonce Gwendoline. Je ne comprends pas pourquoi on oublie les gens comme ça dans le 93, on y injecte pourtant beaucoup d’argent. » Le budget du département atteint deux milliards d’euros cette année, mais 700 millions d’euros sont réservés aux trois allocations sociales du RSA, de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH). « Le budget de la collectivité ne comble pas les inégalités liées à l’éducation, la santé, le logement, la police et la justice. On a des ratios dégradés sur tous ces points ! », réagit Stéphane Troussel.

Yasmina le savait : tout allait se compliquer si le Covid-19 venait « percuter » les problématiques de la Seine-Saint-Denis. « On a attendu des moyens supplémentaires mais on a vite déchanté vu qu’il n’y avait déjà pas assez de matériel de protection », assène l’infirmière. Ses collègues sont en grande partie issus du territoire et plusieurs sont tombés malades. « On était inquiets de transmettre le virus à nos proches. Ma mère réunit tous les facteurs de risque, on a dû l’éloigner car on pense que ma sœur l’a eu. » Depuis quelques jours, Yasmina est arrêtée pour une suspicion.

À la cité de la Noue à Montreuil, Bilal, 34 ans, redoute plus que tout le cluster familial. « Ma mère est âgée. Elle a le cœur fragile et souffre de diabète et d’hypertension. » Ancien animateur jeunesse pour la Ville, le père de famille décide de faire une pause dans sa carrière lorsqu’il a son premier enfant. Très vite, la famille s’installe chez la mère de Bilal, qui occupe un F3.

« La cohabitation est difficile, cela fait cinq ans que j’espère un logement, précise Bilal, qui dort avec son épouse et sa fille dans une chambre. On a essayé de placer deux lits comme dans Tetris ! » Le couple attend un second enfant mais n’a pas osé l’annoncer. Depuis le début de l’épidémie, les membres du foyer ont déserté le salon. « J’ai trop peur de contaminer ma mère, alors on reste enfermés dans nos chambres et on s’envoie des SMS quand l’un d’entre nous veut aller à la cuisine. »

À son retour des courses, Bilal désinfecte tout avec l’aide de son épouse sur le palier. Il limite ses sorties et n’oublie jamais son masque et le gel hydroalcoolique qu’il glisse dans sa poche. « Jusqu’à présent, personne n’a eu de symptômes. Cette crise accentue toute la précarité de notre territoire », assure-t-il, ajoutant que le médecin traitant de la cité a fermé son cabinet.
Du côté de La Courneuve, plusieurs cas de contaminations intrafamiliales ont été détectés. Aly est président de l’Amicale des locataires AMF-CLCV à la cité des 4000. Il dénonce une « situation difficile » dans une commune où 3 000 personnes attendent un logement. « Grands ensembles ne veut pas dire grands logements. Des familles de huit vivent dans des F2. » Dimanche, il apprenait que les parents d’un foyer étaient en réanimation et leurs enfants mis en quarantaine. « Un grand-père est décédé et deux autres pères de famille sont en réanimation dans un état grave. »

D’abord hospitalisés à Delafontaine, ils ont été transférés à l’Estrée (Stains) et à Tenon (Paris XXe). « Heureusement, l’épidémie est traitée par-delà les frontières départementales. Cela montre à quel point tous les domaines de l’action publique qui relèvent de l’État sont défaillants », note le président du conseil départemental.

À la cité des 4000 comme partout en Seine-Saint-Denis, nombreux sont les infirmières, aides-soignantes et caissières ; les brancardiers, éboueurs et livreurs. « Ce sont les laissés-pour-compte des politiques menées par la France alors qu’ils se mettent en danger en continuant de travailler », conclut Madjid Messaoudene. « C’est une réalité, abonde Aly. Les petites mains, qui sont aujourd’hui en première ligne, viennent des quartiers. » Soulignant l’urgence d’un nouveau contrat social et sanitaire en Seine-Saint-Denis.