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Médiapart - En Suède, un chirurgien provoque un « Tchernobyl éthique »

Septembre 2016, par Info santé sécu social

En Suède, un chirurgien provoque un « Tchernobyl éthique »

Par Michel de Pracontal

Six morts à la suite d’opérations hasardeuses, dont deux à Stockholm, le plus « grand scandale de la médecine suédoise » selon le Washington Post, une enquête pour homicide involontaire, une tempête qui secoue le jury du prix Nobel : l’affaire Macchiarini, du nom d’un chirurgien italien charismatique qui s’est révélé un charlatan, tourne au cauchemar pour le prestigieux Institut Karolinska, la plus célèbre université médicale de Suède, sinon du monde.

C’est un comité de 50 professeurs du Karolinska qui désigne le prix Nobel de médecine et physiologie. Depuis février 2016, trois membres de ce comité ont démissionné ou ont été priés de le faire ; l’une de ces trois personnes est Harriet Wallberg-Henriksson, qui était chancelière des universités publiques suédoises, et a été démise de cette fonction par la ministre de l’éducation et de la recherche ; plusieurs autres dirigeants de l’Institut Karolinska ont été écartés, ainsi que l’ensemble du conseil d’administration.

Un « Tchernobyl éthique » : c’est ainsi que Bo Risberg, professeur de chirurgie émérite à Göteborg, qualifie l’affaire. Dans une tribune publiée par le journal médical Läkartidningen 3, Risberg estime que la crédibilité de l’Institut Karolinska est entamée, ce que confirme l’organisme d’enquêtes d’opinion TNS Sifo. D’après ce dernier, l’indice de réputation du Karolinska a chuté de 85 à 59 (sur une échelle de 0 à 100), faisant reculer l’institut de la quatrième à la douzième place parmi les universités suédoises. Risberg appelle le comité à observer un moratoire de deux ans pour l’attribution du prix Nobel. Cette suggestion n’a pas été suivie pour l’instant. Le 15 septembre, le gouvernement suédois a chargé un comité de nommer un nouveau conseil d’administration 3.

L’homme par qui le scandale est arrivé, Paolo Macchiarini, devait pourtant permettre à l’institut de Stockholm de se situer en bonne place dans un domaine très convoité de la recherche biomédicale, celui de la « médecine régénératrice ». Chirurgien star, Macchiarini avait effectué en 2008 la première transplantation d’une trachée ensemencée avec des cellules souches du patient. Le Karolinska l’a embauché en 2010 pour réaliser un projet révolutionnaire : greffer des trachées artificielles constituées d’une trame synthétique sur laquelle seraient cultivées les cellules du receveur.

Entre 2011 et 2013, Macchiarini a opéré trois patients à l’hôpital universitaire Karolinska, associé à l’institut du même nom. Deux des patients sont morts, et le troisième, une patiente, est encore en soins intensifs quatre ans après l’intervention de Macchiarini. L’hôpital a alors cessé les transplantations, mais le Karolinska est resté en contrat avec Macchiarini, lequel a poursuivi ses greffes en Russie où il a opéré cinq autres patients, dont quatre sont morts. Au total, il y a donc eu six décès sur huit patients opérés, et les deux survivants souffrent de graves complications. Les patients avaient été présentés comme des cas très graves, relevant de protocoles compassionnels, mais il est apparu que ce n’était pas le cas et qu’il n’était pas urgent de leur faire subir une intervention risquée. Or, selon Bo Risberg, Macchiarini a opéré sans prendre les précautions élémentaires qui s’imposaient, dans des conditions telles « qu’il faut remonter à la première moitié des années 1940 pour trouver quelque chose de semblable ».

Dans une lettre ouverte 3 adressée au site For Better Science (« Pour une science meilleure »), Risberg estime que Macchiarini « est apparemment dépourvu de boussole éthique », et affirme : « Pour moi, en tant que chirurgien universitaire expérimenté, c’est une histoire totalement incroyable. »

D’autant qu’elle ne met pas en cause le seul Macchiarini. Le Karolinska porte une lourde responsabilité. Au cours des deux dernières semaines, pas moins de quatre enquêtes ont révélé des faits accablants pour l’institut de Stockholm, rapporte la revue Science 3. L’une confirme que Machiarini s’est rendu coupable de nombreux faits de mauvaise conduite scientifique, et les trois autres dépeignent sous un jour peu flatteur le rôle de l’institut et de l’hôpital Karolinska.

Dès 2014, des médecins de l’hôpital universitaire ont demandé à l’Institut Karolinska d’enquêter sur de possibles irrégularités dans les articles scientifiques de Macchiarini et sur l’éthique du choix des patients, ainsi que les conditions dans lesquelles leur consentement avait été obtenu. Selon ces médecins, les patients n’étaient pas aussi malades que l’affirmait Macchiarini, et ses descriptions des améliorations produites par les greffes étaient falsifiées. Les dirigeants de l’institut ont chargé un professeur à la retraite de l’université d’Uppsala, Bengt Gerdin, d’examiner ces accusations. Gerdin a conclu qu’elles étaient fondées. Macchiarini a logiquement rejeté toutes les charges à son encontre. En août 2015, Anders Hamsten, alors vice-chancelier de l’Institut Karolinska, et membre du comité Nobel, a estimé que la réfutation de Macchiarini était convaincante et lui a maintenu sa confiance. Depuis, Hamsten a démissionné.

L’affaire a été relancée en janvier 2016 par un documentaire de télévision en trois parties qui relatait le traitement des patients par Macchiarini en Suède et en Russie, ainsi que la manière dont le Karolinska avait traité le problème. Après la diffusion de ce documentaire, l’Institut Karolinska a annoncé qu’il couperait les liens avec Macchiarini à la fin de son contrat, en novembre, et a demandé au CEPN (comité d’éthique national suédois) de réexaminer les accusations de mauvaise conduite. Le Karolinska a aussi chargé un comité indépendant d’enquêter sur les relations entre Macchiarini et l’institut, et l’hôpital a demandé une enquête similaire. En mars 2016, le conseil disciplinaire de l’université a jugé qu’il en savait assez pour licencier Paolo Macchiarini.

Les rapports d’enquêtes, divulgués entre fin août et début septembre, ont montré que Macchiarini n’aurait jamais dû être embauché, que son CV était falsifié et que certains de ses précédents employeurs avaient donné sur lui des appréciations très négatives.

Le rapport du CEPN, publié le 9 septembre, a fait apparaître des données falsifiées ou incohérentes dans au moins un article du chirurgien italien. Selon Bo Risberg, Macchiarini a utilisé pour ses trachées synthétiques un matériau qui n’avait jamais été testé sur l’homme, et seulement une fois sur des moutons, mais pas pour une trachée.

Au total, le scandale contient, selon Risberg, « tous les ingrédients d’une série télévisée : absence d’éthique, fraude et falsifications, mort et mutilation, déni, couverture, menaces contre les lanceurs d’alerte, incompétence, irresponsabilité… ».

Pour beaucoup de scientifiques, la question est de comprendre comment le professionnalisme de l’Institut Karolinska a pu être à ce point mis à mal par un charlatan. Il est probable que le désir de maintenir l’institut en tête de la compétition scientifique et l’attrait de résultats spectaculaires ont joué un rôle.

Il semble aussi que Paolo Macchiarini soit un grand séducteur doublé d’un mythomane. Le magazine Vanity Fair lui a consacré une enquête 3 qui a révélé, entre autres, que Macchiarini avait raconté à une productrice avec qui il avait une liaison qu’il avait soigné de nombreux chefs d’État ainsi que deux papes… Il aurait aussi convaincu son amante que le pape François allait les marier…

Hans Rosling, un professeur du Karolinska à la retraite, a confié à Science que l’article de Vanity Fair avait mis la puce à l’oreille de la direction de l’institut, en lui faisant réaliser qu’il y avait « un profond problème de personnalité avec Macchiarini ».

Cette grande découverte psychologique ne consolera pas les victimes et leurs familles. Ces dernières attendent toujours réparation de la justice, selon un article de la journaliste Anna Bösen paru le 11 septembre dans le quotidien suédois Expressen. De son côté, Macchiarini, qui fait l’objet d’une enquête pour homicide involontaire et coups et blessures, a constamment nié toute faute.