Le droit à la santé et à la vie

Médiapart - Enfants en manque de soins médicaux dans les quartiers populaires : « On laisse pourrir la situation »

Juin 2021, par Info santé sécu social

17 JUIN 2021 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Dans un quartier prioritaire de la ville de Rennes, des professionnels de santé lancent une alerte pour les enfants atteints de troubles du comportement et de handicap. Dans un système de soins saturé, ils sont victimes de graves retards, parfois de ruptures de soins.

Le vaste quartier Villejean-Beauregard, à la périphérie de la ville de Rennes, compte 20 000 habitants, plus jeunes, plus pauvres, plus souvent étrangers. En son cœur se trouve la « dalle Kennedy », avec le métro, des jeux pour enfants, des commerces nombreux, des passants, et quelques trafics.

Le quartier n’est pas relégué, notamment parce qu’il a la chance d’avoir été investi, dans les années 1970, par des médecins libéraux militants, engagés auprès de la population. Ces généralistes, pédiatres, gynécologues ont su passer la main à une nouvelle génération, en montant une impressionnante maison de santé, qui réunit aujourd’hui 90 professionnels libéraux répartis sur 24 sites dans le quartier. Ils partagent un projet de santé commun, dont les deux axes sont la santé des enfants et la santé mentale.

Fin avril, la maison de santé a officiellement lancé une « alerte sur la dégradation de la santé des enfants du quartier » liée aux « effets délétères de la crise sanitaire » : « aggravation des difficultés du comportement, retard dans les apprentissages ou désinvestissement total, agressivité envers les pairs, les adultes, autoagressivité, surpoids, addiction aux écrans... », énumèrent les soignants. « Nous observons également l’augmentation des informations préoccupantes envoyées aux services sociaux, » complètent-ils.

« La vocation d’une maison de santé, c’est de favoriser l’accès aux soins, d’identifier des problèmes de santé publique, et d’agir », explique le médecin généraliste Emmanuel Allory, membre de la maison de santé. « Or nous constatons que toutes les institutions censées prendre en charge gratuitement ces enfants sont saturées. »

Les « institutions » normalement dédiées aux enfants qui présentent un handicap ou des troubles du comportement sont les centres médico-psychologiques (CMP), qui dépendent de l’hôpital public, les centres médico-psycho-pédagogiques ou encore les centres d’action médico-sociale précoce (CAMPS), souvent associatifs. Si les troubles ou le handicap sont graves, qu’une scolarisation normale n’est plus possible, les enfants sont accueillis dans des établissements médico-sociaux, comme les instituts médico-éducatifs (IME). À Rennes, il y a d’un an et demi à deux ans d’attente pour accéder au CMP, au CMPP, au CAMPS, à l’IME, depuis de nombreuses années. La situation de la capitale bretonne n’a rien d’exceptionnel en France.

« Pour un enfant, une attente de 1 à 2 ans n’est pas acceptable, les troubles s’aggravent », explique Emmanuel Allory. Les familles pourraient se tourner vers l’offre libérale, mais « toutes les familles ne peuvent pas payer 30 ou 50 euros pour des séances de psychomotricité, de psychologie ou d’ergothérapie, encore moins dans notre quartier », précise le médecin généraliste. Ces professions de santé, aux diplômes reconnus par l’État, sont accessibles gratuitement en CMP, CMPP ou CAMPS. En libéral, en revanche, elles ne sont pas prises en charge par la Sécurité sociale.

Les listes d’attente sont si longues qu’elles s’imposent même aux situations d’urgence. Virginie est la mère de deux enfants de 5 et 9 ans. Sa grande fille a tenu des propos à l’école qui ont justifié une information préoccupante transmise au conseil départemental. « Avec mon mari, nous avons été choqués par les propos, et aussi par le signalement, raconte la mère de famille. On m’a dit que ma fille devait être suivie par un pédopsychiatre. Dans mon entourage, certains me l’ont déconseillé, en me disant que mes enfants pouvaient être placés abusivement, surtout parce que je suis voilée. J’ai essayé de rester rationnelle, j’ai fait confiance, je ne le regrette pas, ils ont beaucoup aidé ma fille. »

Mais le parcours a été semé d’embuches : un an d’attente pour consulter un pédopsychiatre au centre médico-psychologique, qui lui prescrit un bilan psychologique. Mais le psychologue du centre est débordé, Virginie doit donc se tourner vers un psychologue en libéral, non remboursé : « J’en ai trouvé un qui me fait un prix d’ami, 30 euros la séance, chaque semaine. Mais cela a un coût quand même : je suis aide à domicile, j’ai perdu des heures de travail avec le Covid. Est-ce que je dois payer 300 euros pour le sport de mes enfants ou pour un psychologue ? » Le bilan met en évidence les problèmes de graphologie et de motricité de la petite fille, et des séances de psychomotricité lui sont prescrites. Mais au CMP, « il y a 500 enfants suivis, et un seul psychomotricien, lui aussi sur liste d’attente », explique Virginie. Elle trouve finalement une solution en libéral, avec sa mutuelle et une aide de l’assurance maladie. La petite fille a des troubles mineurs, sa mère est jusqu’ici parvenue à s’orienter dans les méandres du système de santé.

Nicolas Dély et sa fille Leïa, 9 ans, y sont au contraire pris au piège. Le père confie son histoire sans se cacher derrière l’anonymat. « Comme je ne suis pas beaucoup aidé, je n’ai pas grand-chose à perdre », dit-il avec amertume. Leïa, 9 ans, est atteinte d’une maladie rare, le syndrome de West, une forme très grave d’épilepsie qui frappe les nourrissons et peut laisser des séquelles. Aujourd’hui, Leïa est très en retard dans ce développement, son handicap s’apparente à un autisme sévère. « Personne ne nous a dit à quel point tout cela serait un parcours du combattant », dit le père.

D’abord, les choses ne se passent pas si mal : la petite fille est prise en charge au CAMPS jusqu’à ses 6 ans. Elle y suit des séances de psychomotricité et d’orthophonie qui ont eu un « effet positif », estime le père.

Seulement, la prise en charge au CAMPS s’arrête aux 6 ans de l’enfant. « C’est là que les vrais ennuis ont commencé. Personne ne nous a prévenus que l’inscription au CMPP, qui se situe pourtant dans les mêmes locaux, n’était pas automatique, et qu’il y avait deux ans d’attente. » La petite fille se retrouve en rupture de soins, Nicolas Dély doit réorganiser la prise en charge de sa fille en libéral : elle voit une orthophoniste, prise en charge par la Sécurité sociale, et une psychologue, en partie prise en charge par la mutuelle et la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH).

Il consacre beaucoup d’énergie à l’incroyable paperasserie du monde du handicap : « Le dossier de la MDPH, c’est comme une feuille d’impôts, mais sans la notice. Et il faut attendre 3 à 4 mois la réponse », raconte-t-il. De la MDPH dépendent pourtant beaucoup de choses essentielles : la reconnaissance du handicap, qui ouvre le droit à des aides et à la prise en charge de certains soins, l’attribution d’un AESH qui accompagne l’enfant à l’école, la compensation de la perte de revenus des parents, etc. « Et tous les ans, il faut refaire le dossier », soupire le père.

L’école est un autre parcours d’obstacles : « On a attendu deux ans l’admission en classe ULIS », ces classes dédiées, au sein de certaines écoles, aux élèves handicapés. « On l’a appris la veille de la rentrée en septembre 2019. Au départ, cela s’est très bien passé. »

« J’ai fini par conduire ma fille aux urgences, pour la faire hospitaliser »
Mais le Covid a bouleversé la vie de Leïa, l’enfant a été profondément perturbée par les mois d’enfermement dans l’appartement de 70 mètres carrés : « On a très vite laissé tomber la classe à la maison, raconte le père. C’était trop difficile avec mon travail et nos deux autres enfants. Puis Leïa a eu très peur de ressortir. Et à l’école, la situation s’est dégradée : elle est devenue ingérable, violente, elle ne supporte pas le masque, ne veut plus aller à l’école. C’est si difficile que nous sommes en retard tous les matins. Elle est aussi devenue violente avec ses sœurs. Ma femme a fait une dépression fin 2020. Je me suis retrouvé seul avec mes enfants, sans aide, sans soutien. En décembre, j’étais au bout de mes forces. J’ai fini par conduire ma fille aux urgences. L’hôpital a accepté de l’hospitaliser une semaine, pour que je puisse récupérer. »

Entre-temps, en mars 2020, après deux ans d’attente, Leïa a enfin obtenu une place au CMPP. Mais le secours attendu n’est pas venu. Des consultations ont été proposées au père : « Je dois encore raconter notre histoire, nos relations avec ma fille, notre vision de son handicap. Mais ils ne nous proposent aucun soin ! J’ai eu 7 rendez-vous comme ça. » Le père est très critique vis-à-vis de l’« approche psychanalytique des médecins du CAMPS et du CMPP, qui posent des questions métaphysiques au lieu de s’occuper des enfants ».

En fin de compte, le CMPP lui annonce, en avril 2021, que Leïa ne relève pas de soins à l’intérieur du centre, mais d’une « prise en charge en institution ». Ils renvoient le père et sa fille vers une inscription en institut médico-éducatif (IME). Seulement, pour une place en IME, il y a, au minimum, deux ans d’attente.

Dans le même temps, le CMPP a transmis une information préoccupante au département, justifiée par le récit des crises de violence de Leïa, notamment vis-à-vis de ses sœurs, et par l’épuisement du père : « Monsieur Dély se dit “fatigué”, en détresse, il a peur de taper sa fille, il questionne s’il doit se tuer pour que les choses bougent », écrit la pédopsychiatre du CMPP.
Dans des échanges mails, le père renvoie l’institution à sa responsabilité : « En refusant des soins à notre enfant, puisque la liste d’attente est d’au minimum deux ans dans les IME, vous condamnez donc ma fille à 5 ans sans soins ! Pourquoi avoir attendu 3 ans pour nous dire que notre fille ne relève pas de soins en ambulatoire ? »

En réponse à nos questions, la directrice du CMPP, Émilie Chiron, explique « ne pas vouloir s’exprimer sur une relation particulière, qui relève du secret médical ». Mais elle répond indirectement aux reproches formulés par le père de Leïa : « Maintenant, nous essayons d’analyser assez rapidement chaque demande pour voir s’il n’y a pas de ré-orientation possible ou pour amorcer des soins plus rapidement dans d’autres services ou en libéral. »

La directrice du CMPP confirme l’engorgement et la difficulté de hiérarchiser les demandes : « Toutes sont urgentes. Et nous n’avons que 9,5 postes pour 362 enfants suivis. C’est le budget qui nous est alloué. »

Elle admet que les parents ne sont pas toujours informés de l’engorgement et des délais d’attente dans la suite du parcours des enfants : « Il est parfois difficile d’anticiper, des années avant, l’orientation d’un enfant. Pour autant, nous essayons au mieux d’accompagner les parents dans l’anticipation de demande de relais, parfois deux ans avant la sortie. »

Le centre médico-psychologique (CMP) impose la même attente aux enfants. Les médecins n’ont pas répondu à nos sollicitations, et le centre hospitalier Guillaume-Régnier de Rennes, dont dépend le CMP, a refusé tout entretien.

Alexandra Carvalho et son mari sont tous deux au RSA. Ils ont été contraints d’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs triplés, nés prématurés : deux garçons qui présentent des troubles du comportement et des difficultés d’apprentissage, et une fille diagnostiquée autiste, qui souffre de terreurs nocturnes et ne dort souvent que quelques heures la nuit. Les trois enfants ont des prises en charge hachées, éclatées entre de multiples intervenants. La petite fille handicapée est la plus ballottée : « Elle a une heure et demie d’école par semaine, mais dans une classe surchargée, alors que le bruit provoque chez elle des crises. Elle va deux demi-journées par semaine dans un hôpital de jour, à 40 minutes de route avec les bouchons. On a réussi à trouver une place dans un institut médico-éducatif, mais seulement le lundi. Et on voit des psychomotriciens et des orthophonistes en libéral. Nous, les parents, on transpire. On mène un combat hallucinant. »

Face à de telles situations de défaut, voire de rupture de soins des enfants, d’épuisement et de mise en danger de familles entières, « notre devoir est d’essayer de trouver des alternatives », explique le médecin généraliste Emmanuel Allory. La maison de santé a imaginé un dispositif expérimental en 2018 : « À l’intérieur de la maison de santé, nous avons des professionnels de santé libéraux – ergothérapeutes, psychomotriciens –, des psychologues qui peuvent aider ces enfants. On a donc proposé un dispositif d’intervention précoce, de premier niveau, sans frais pour les parents, sous condition de ressources. On essaie d’intervenir dès que se manifestent de premières difficultés, avant qu’elles s’aggravent », explique Annie Guyot, infirmière coordonnatrice de la maison de santé.

Le dispositif a obtenu un petit budget, alloué par l’Agence régionale de santé : 8 250 euros par an pour aider 10-15 familles. « Au départ, nos partenaires craignaient une concurrence de notre part, puis ils ont eu connaissance de notre budget », soupire l’infirmière. En ce début juin 2021, « toute l’enveloppe de l’année a été consommée, on essaie d’obtenir une rallonge, car les demandes ne cessent d’arriver ».
Ce tout jeune dispositif, censé répondre rapidement, est à son tour saturé : des listes d’attente se forment aux portes des professionnels, les situations des enfants sont de plus en plus lourdes.

L’orthophoniste Amélie Loisel explique avoir « six mois d’attente. Je ne prends en urgence que les enfants de 3 ou 4 ans qui ne parlent pas, les bégaiements et tous les enfants qui présentent des signes évocateurs de troubles autistiques ». La neuropsychologue impose 6 mois d’attente, l’ergothérapeute 2 à 3 mois, le psychomotricien 6 mois. « L’idée de Pepito, c’était de répondre rapidement », se désole la neuropsychologue Mathilde Roussel. « Perdre 4 à 6 mois, dans la vie d’un jeune enfant, c’est énorme, insiste la psychomotricienne Laura Leroux. On sait que les prises en charge précoces sont les plus efficaces. Avec tous ces délais, c’est incroyable tout ce qu’on perd. Des enfants finissent par être hospitalisés, placés. »

Début juin, le gouvernement a lancé le nouveau dispositif PsyEnfantAdo, qui permet aux enfants de 3 à 17 ans, présentant « une souffrance psychologique d’intensité légère à modérée », de bénéficier de 10 séances gratuites en libéral, de manière transitoire. Seulement, des milliers de psychologues ont manifesté dans toute la France, jeudi 10 juin, protestant notamment contre le niveau de prise en charge des séances : 32 euros la première séance, puis 22 euros. La neuropsychologue Mathilde Roussel explique que ses séances durent « une heure : 45 minutes avec l’enfant, 15 minutes avec les parents. Si on travaille au prix proposé par l’assurance maladie, on met la clé sous la porte ».

« Ce défaut de soins bousille des familles, des enfants, l’école, disent ensemble la neuropsychologue, l’ergothérapeute, l’orthophoniste et l’infirmière coordonnatrice de la maison de santé. En France, on laisse moisir les situations, qui finissent aux urgences. Tout cela rend fou. »