Le social et médico social

Médiapart - Epargne et RSA ne font pas toujours bon ménage

Février 2017, par Info santé sécu social

“Des” abus, légaux et illégaux

Les procédures judiciaires évoquées plus haut sont effectivement rarissimes. Le procédé, « grossièrement illégal » selon Romain, est pourtant dénoncé inlassablement depuis des années par les forums d’allocataires sur Internet ou par des associations. Sur le site Actu chômage 3, Gilles, qui se décrit comme un ancien « travailleur au revenu modeste », devenu à 57 ans un « chômeur enraciné sous le seuil de pauvreté », réagit en février 2015 à une déclaration d’Emmanuel Macron 3 (le ministre avait dit : « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord »). Gilles, en réponse à Macron, détaillait alors : « Comme j’ai mis de côté 30 000 euros (en 33 ans de boulot) dans lesquels je pioche pour me tenir à flot, la CAF défalque de mon RSA annuel 3 % de ce montant (c’est la règle), c’est-à-dire 900 euros par an ou encore 75 euros par mois, sous prétexte que je touche des intérêts de mes “juteux placements”. En réalité, Monsieur Macron, mes 30 000 euros ne m’en rapportent pas la moitié. Mon RSA est donc amputé injustement de 500 euros par an que je n’ai jamais perçus. »

Pour un bénévole de la coordination des intermittents et précaires (CIP) d’Île-de-France, « ce sont des choses que l’on voit, des pratiques un peu systématiques ». Antoine Math, qui contribue à alimenter le Gisti 3 en informations sur la protection sociale des étrangers et des personnes en situation de précarité, confirme que « cette histoire d’épargne remonte régulièrement du terrain, via les listes d’échanges sur les droits sociaux ». Mais, « faute d’informations claires sur cette question et pour s’éviter des imbroglios administratifs et autres contrôles de leurs ressources, les “RSAstes” renâclent à contester cette taxation », explique également Yves Barraud, le responsable du site Actu chômage. En guise d’illustration, il rappelle l’affaire des « Recalculés de l’Unédic » 3, qui a concerné environ 800 000 chômeurs en 2004 et 2005. « Seule une petite quarantaine, à Paris et Marseille, ont engagé des actions qui, au terme d’une bataille juridique qui est remontée jusqu’au Conseil d’État, se sont soldées par la réintégration dans leurs droits des 800 000 concernés. » Soit 2 milliards d’euros débloqués par l’État.

Si certains allocataires se taisent, faute d’informations ou de moyens, d’autres laissent tomber, par culpabilité. Valérie (prénom d’emprunt), concernée par une taxation indue de son épargne, n’a pas réclamé son dû auprès de sa caisse d’allocations familiales. « La CAF a tous les droits et peut faire n’importe quoi, sans se justifier. Mais est-ce que quelqu’un qui, comme moi, a des sous de côté, il faut lui donner le RSA ? Ça me pose aussi des questions, cette histoire… » Quinquagénaire, Valérie a cependant toutes les peines du monde à trouver du travail dans son domaine, l’audiovisuel. Elle touche environ 400 euros par mois au titre du RSA. Pour compléter, elle grignote peu à peu son épargne.

« Le RSA est perçu par des individus ou des familles plongés dans la plus grande précarité et leur garantit un revenu minimum, rappelait le député Alain Tourret, membre du Parti radical de gauche, en 2014. Pourtant, la prise en compte de leur épargne dans le calcul du montant de RSA susceptible de leur être alloué semble aller en contradiction avec les principes qui le définissent. En effet, un individu qui a, alors qu’il travaillait, placé en épargne une partie de ses salaires, par exemple via un livret A, sera pénalisé s’il est amené à prétendre au RSA. » Même inquiétude chez son collègue socialiste, Michel Issindou, un an plus tard, toujours à l’Assemblée. « Le mode de calcul s’avère particulièrement pénalisant pour les nombreux allocataires placés dans cette situation et dont l’épargne disponible, bien souvent modeste, intègre de surcroît dès le premier euro l’assiette du taux de 3 % précité. »

La règle des 3 % appliquée à tout type d’épargne est loin d’être le seul problème auquel sont confrontés les allocataires du RSA. Les CAF ignorent également la règle qui permet de conserver son allocation pendant un trimestre, même en cas de reprise d’activité, pourtant pensée pour favoriser le retour sur le marché de l’emploi. Là encore, la théorie semble frappée au coin du bon sens. Lorsque l’on navigue entre des périodes d’emploi et de non-emploi, les rentrées d’argent et les dépenses ne coïncident pas forcément. De même, savoir qu’on ne perd pas son allocation à la minute où l’on signe un contrat peut inciter à reprendre le travail, même pour quelques semaines. De fait, le RSA prévoit deux dispositifs, le cumul intégral et la neutralisation (expliqués ici sur le site même de la CNAF 3), qui permettent aux allocataires de conserver leur allocation complète, même s’ils ont travaillé, pendant trois mois. Incités à déclarer leur retour à l’emploi par les CAF, nombre d’entre eux voient cependant leur RSA supprimé ou fortement diminué dès la première fiche de paye.

« La CAF nous demande de déclarer le moindre changement de revenu, mais dès qu’on travaille, ils paniquent, raconte Théo, qui vit à Toulouse. Que je travaille 4 heures ou dix jours le trimestre précédent, mon RSA s’arrête. » Théo assure qu’il arrive à avoir presque toujours gain de cause, en déposant quasi systématiquement des recours. « Je vais à la CAF avec une copie de l’article du code de l’action sociale et des familles en main, mais encore faut-il être au courant ! » « C’est tellement le cirque, un casse-tête sans nom, confirme Antoine Math, qui suit plusieurs dossiers de personnes au RSA. Je mets au défi quelqu’un de comprendre les modes de calcul. Les règles sont édictées par des économistes en chambre, elles sont incompréhensibles en droit dans le monde réel. »

Karim Mebarkia, membre de la CIP, interrogé sur la persistance de ces abus, est presque mal à l’aise pour répondre. « On parle d’affaires qui concernent des personnes qui ont la chance d’avoir une épargne ou qui ont trouvé un petit boulot. Les autres allocataires sont invisibilisés, sans aucun moyen de se défendre contre des règles, parfois légales, mais qui n’en sont pas moins violentes socialement. » Il cite l’exemple de cette mère de famille qui s’est suicidée en juillet 2016 3 après la perte (légale) d’une allocation pour sa fille souffrant de trisomie.