Industrie pharmaceutique

Médiapart - Essai clinique de Rennes : le mensonge d’Etat

Octobre 2016, par Info santé sécu social

Par Michel de Pracontal

L’accident mortel de l’essai clinique mené par Biotrial à Rennes serait, selon les autorités sanitaires, un événement imprévisible qu’aucun signal d’alerte n’avait annoncé. Cette version officielle relève, selon notre enquête, du mensonge d’État.

L’omerta entretenue depuis janvier par les autorités sanitaires et la société bretonne Biotrial sur l’essai clinique mortel de Rennes va-t-elle enfin être brisée ? Le député socialiste Gérard Bapt, membre de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, qui avait contribué à faire éclater l’affaire du Mediator, s’y emploie. Il vient de solliciter la ministre de la santé, Marisol Touraine, attirant son attention sur la communication « insuffisante » du ministère, « s’agissant d’une affaire dont l’importance augmente et qui pourrait avoir un caractère déflagratoire ».

Jusqu’ici, la loi du silence prévaut. Depuis l’accident mortel survenu en janvier 2016 pendant l’essai de la molécule BIA 10-2474 conduit par le laboratoire Biotrial à Rennes, les autorités sanitaires martèlent que ce drame est survenu comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. L’agence du médicament, son comité d’experts, ainsi que l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) ne cessent de répéter que l’essai a été autorisé à juste titre, que rien ne laissait prévoir la toxicité de la molécule, que Biotrial a fait montre d’un professionnalisme exemplaire et qu’aucun signe avant-coureur ne s’est manifesté avant ce dimanche fatal où Guillaume Molinet a commencé à voir flou, avant de se retrouver aux urgences du CHU de Rennes, dans un état gravissime

Cette version officielle est mise à mal par les informations de Mediapart et du Figaro, ainsi que par les documents confidentiels mis au jour par l’enquête préliminaire des gendarmes de l’Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique). Plus les révélations s’accumulent, et plus le récit des autorités sanitaires apparaît pour ce qu’il est : un mensonge d’État.

Nos investigations démontrent que l’essai n’aurait jamais dû être autorisé ; que le protocole ne protégeait pas suffisamment les patients ; que même ce protocole insuffisant n’a pas été respecté par Biotrial ; que la société rennaise a commis de graves fautes professionnelles ; que les médecins de Biotrial ont été incapables de percevoir les signaux d’alarme qu’ils avaient sous le nez ; et que les autorités, après avoir laissé réaliser un essai qu’elles auraient dû bloquer, ont systématiquement couvert Biotrial, au point qu’il est permis de s’interroger sur les raisons qui peuvent valoir au laboratoire rennais une telle protection, jusqu’aux plus hautes autorités de la santé.

Le 15 janvier dernier, lors d’une conférence de presse tenue en urgence, Marisol Touraine, ministre de la santé, annonçait qu’un patient était en état de mort cérébrale au CHU de Rennes (il devait décéder deux jours plus tard), tandis que cinq autres étaient hospitalisés (voir notre article). Les six faisaient partie d’une cohorte de volontaires de l’essai du BIA 10-2474, molécule du laboratoire portugais Bial. Insistant sur le caractère « inédit » de cet « accident d’une exceptionnelle gravité », la ministre ne livrait guère d’explication, n’indiquant même pas le nom de la molécule pendant sa conférence. Pour le connaître, Mediapart a dû insister lourdement auprès du cabinet de Marisol Touraine, avant d’obtenir l’information vers 22 heures le 15 janvier, par un coup de fil de Dominique Martin, directeur général de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé).

Les mois suivants, l’ANSM s’est refusée avec constance à diffuser les documents de l’essai fournis par Bial et Biotrial, malgré une demande de scientifiques britanniques et internationaux (lire notre article). Les scientifiques travaillant sur des essais cliniques de molécules de la famille du BIA 10-24574 souhaitaient disposer d’informations aussi complètes que possible et aussi vite que possible. Mais pour l’ANSM, l’urgence était de respecter le secret industriel, qu’elle assimile apparemment au secret défense – même dans le cas d’un essai clinique où il y a eu mort d’homme.

Immédiatement après l’accident, Marisol Touraine a chargé l’Igas de mener une enquête. Depuis, l’inspection a rendu un rapport d’étape 3 début février et un rapport définitif le 23 mai. Ni le texte provisoire, ni le texte final ne mettent en cause l’ANSM. Les inspecteurs de l’Igas, Christine D’Autume et Gilles Duhamel, reprochent à Biotrial trois manquements majeurs. Les inspecteurs écrivent cependant que « la poursuite des essais chez Biotrial, ne paraît pas pour autant susceptible, aujourd’hui, de mettre en danger les personnes qui s’y prêtent compte tenu des conditions d’organisation, de fonctionnement et de professionnalisme dans lesquelles les essais sont conduits ».

De son côté, l’ANSM a désigné en février 2016 un comité d’experts, ou CSST (comité scientifique spécialisé temporaire), chargé d’analyser les causes possibles de l’accident. Ce CSST a rendu un rapport d’étape le 7 mars, puis un rapport définitif le 18 avril 3, concluant tous les deux à une absence de faute de l’ANSM comme de Biotrial.

Quelques jours avant que le CSST ne rende son rapport définitif, on a lu dans Le Figaro que l’agence du médicament avait été alertée par l’une de ses évaluatrices 3, avant d’autoriser l’essai, sur des risques de toxicité de la molécule pour le système nerveux central détectés chez quatre espèces animales : souris, rat, chien et singe (lire nos articles ici et là). Cette information n’a pas suscité de réaction particulière du ministère de la santé. Elle n’a pas été intégrée dans le rapport définitif du CSST, ni dans celui de l’Igas.

La directrice de l’évaluation de l’ANSM, Cécile Delval, avait de son côté rédigé un rapport confidentiel dans lequel elle notait que l’agence avait été alertée du risque chez l’animal et ne l’avait pas pris en compte. Ce rapport a été réécrit par l’agence, et Cécile Delval a quitté celle-ci quelques jours après la parution de l’article dans Le Figaro. Officiellement, par choix personnel et non parce qu’on l’a mise à pied.

Ce point laisse sceptique Gérard Bapt. Le député est membre du conseil d’administration de l’agence, et il estime que ledit conseil d’administration a été désinformé par la direction générale de l’ANSM. « On nous a menti par omission, sur trois points majeurs, explique le député. Primo, sur la toxicité révélée par les études sur l’animal. Secundo, sur le départ de Cécile Delval, la directrice de l’évaluation de l’ANSM. Et tertio, sur les effets secondaires observés chez les patients qui ont reçu des doses plus petites que le groupe de Guillaume Molinet, dont on ne nous a pas parlé. »

La présidente du conseil d’administration de l’agence, Catherine de Salins, et son vice-président, Claude Pigement, ont demandé une réunion avec le directeur général de l’ANSM, Dominique Martin, pour tirer ces points au clair. À ce jour, aucune date n’est prévue pour cette réunion.

« Je l’ai dit à l’infirmière, mais elle m’a répondu que ce devait être la fringale »

La molécule a été administrée à 104 volontaires sains, entre le 9 juillet 2015 et le 11 janvier 2016. Ces volontaires se répartissaient en 13 cohortes de huit personnes. Les volontaires des huit premières cohortes ont reçu chacun une dose unique du produit, graduée de 0,25 mg à 100 mg.

Dans les cinq autres cohortes, les volontaires ont absorbé une dose quotidienne pendant dix jours, sauf pour la dernière cohorte pour laquelle l’administration a été interrompue à la suite de l’accident. Huit patients ont eu des doses répétées de 2,5 mg, les huit suivants ont reçu 5 mg, et l’« escalade de dose » a ensuite conduit à administrer 10 mg quotidiens, puis 20 mg et enfin 50 mg, la dose qui a tué Guillaume Molinet (dans chaque cohorte, deux patients recevaient un placebo et six la vraie molécule).

Selon le récit construit par l’ANSM, le CSST et l’Igas, l’essai se serait déroulé sans problème jusqu’à l’accident. Et aucun indice n’aurait confirmé l’alerte de neurotoxicité lancée par l’évaluatrice de l’ANSM. Le CSST écrit même que « l’un des éléments les plus frappants du dossier BIA 10‐2474 est l’absence de toxicité […] de type neurologique, observée chez les volontaires de l’essai autres que ceux de la cohorte MAD n° 5 [celle de Guillaume Molinet – ndlr] ».

C’est tellement « frappant » que l’ANSM écrit exactement le contraire, dans un rapport confidentiel révélé par l’enquête préliminaire, et qui rend compte d’une inspection effectuée par l’agence au lendemain de l’accident (les 15 et 16 janvier 2016). Selon ce rapport d’inspection, trois volontaires de la cohorte à 10 mg et un de la cohorte à 20 mg ont eu des symptômes pouvant être dus à une atteinte du système nerveux central. Ces troubles sont, selon le rapport, « tous considérés comme reliés au médicament expérimental par l’investigateur », autrement dit par Biotrial.

En quoi consistent les symptômes ? Deux volontaires de la cohorte à 10 mg ont eu à deux reprises des troubles de la vision. Un troisième a eu des vertiges, des maux de tête et un malaise vagal. Dans la cohorte à 20 mg, qui précédait immédiatement celle de Guillaume Molinet, un volontaire a eu des maux de tête pendant un jour et 23 heures, également associés à la molécule.

D’après les témoignages des participants à l’essai, recueillis par Le Figaro 3, ce sont au moins trois volontaires de la cohorte à 10 mg qui ont eu des troubles de la vue. L’une, Nathalie, explique : « Pendant l’essai, j’ai eu des effets secondaires qui n’ont pas été notés, comme des problèmes de vision. C’était un matin. Je l’ai dit à l’infirmière, mais elle m’a répondu que ce devait être la fringale. Je sais que quand j’ai faim, ça ne m’éclate pas les yeux comme ça ! » Une autre participante dit avoir eu des problèmes d’équilibre, « mais on m’a dit que ce n’était pas lié ».

Aucun de ces événements n’a été considéré par Biotrial comme une alerte. Pourtant, des vertiges et troubles de l’équilibre avaient aussi été observés dans une étude préclinique sur le chien (lire notre article). Et surtout, on a découvert que l’un des volontaires atteints de troubles de la vision avait en fait eu un AVC (accident vasculaire cérébral) pendant la période où il recevait la molécule, environ deux mois avant l’accident fatal de Guillaume Molinet. Ce volontaire faisait partie de la cohorte qui a reçu des doses de 10 mg.

Le problème de l’AVC a été révélé par Le Figaro, qui a soumis à des experts externes 3 l’IRM du volontaire concerné (lire notre article). Un AVC peut indiscutablement être considéré comme un grave trouble d’ordre neurologique. Pour le CSST, aucune toxicité neurologique ne s’est manifestée avant la dose de 50 mg administrée à Guillaume Molinet. En fait, avec une dose cinq fois plus faible, il y avait déjà une atteinte grave.

L’ANSM affirme dans son rapport d’inspection définitif, non publié mais cité par Ouest-France 3 : « Aucun élément objectivant le fait que la société Biotrial avait connaissance de l’existence d’un risque particulier pour les volontaires de la recherche antérieurement au premier événement indésirable grave rencontré [c’est-à-dire l’accident de Guillaume Molinet – ndlr] n’a été mis en évidence. » Le fait est que les médecins de Biotrial ont été incapables de détecter l’AVC du volontaire de la cohorte 10 mg…

Pour la cohorte 20 mg, le rapport de l’ANSM fait état de légères céphalées chez un volontaire (céphalées qui ont tout de même duré deux jours). D’après les témoignages recueillis par Le Figaro, des volontaires ont eu de la fièvre, une grosse fatigue et/ou des céphalées pendant plusieurs jours. L’un d’entre eux a même été isolé dans une chambre à part.

Des effets plus légers, mais significatifs, ont été observés dans la cohorte à 5 mg. Une volontaire de cette cohorte a raconté à Mediapart qu’elle avait eu le hoquet de manière systématique, cinq heures après la prise du médicament, alors qu’elle n’est pas habituellement sujette au hoquet.

« Un jour, il y a eu un souci pour un prélèvement avec un volontaire. Il y avait du sang partout »

Assez sportive, cette personne est habituée à observer ses paramètres cardio-vasculaires. Elle s’est rendu compte qu’elle avait chaque après-midi, environ une heure après le hoquet, une baisse de tension et une accélération du rythme cardiaque. Quand elle en a parlé à un médecin de Biotrial, celui-ci lui a confirmé que ces effets avaient déjà été repérés sur d’autres volontaires et se produisaient régulièrement six heures après la prise du médicament.

Notre interlocutrice en a déduit qu’elle avait absorbé la vraie molécule et non le placebo (l’essai étant en aveugle, on ne lui avait pas dit ce qu’elle recevait). Le médecin de Biotrial ne l’a pas contredite. Mieux, elle a ensuite pu identifier, en se fondant sur la tension et le rythme cardiaque, qui parmi ses compagnons de cohorte avait eu la molécule et qui le placebo. Elle a donc « levé l’aveugle » empiriquement. Cela démontre que les effets de la molécule étaient suffisamment forts, même à une dose dix fois plus faible que celle reçue par Guillaume Molinet, pour que les volontaires puissent s’en rendre compte.

Les médecins de Biotrial n’ont même pas noté le hoquet de notre interlocutrice, jugeant cette manifestation banale alors que, dans ce contexte précis, il s’agissait sans doute d’un signal de toxicité neurologique.

Une anomalie supplémentaire s’est produite dans la cohorte à 5 mg : notre interlocutrice raconte que son groupe ne comportait que sept sujets, au lieu des huit prévus par le protocole de l’essai. Une huitième volontaire a reçu des doses de 5 mg, mais elle a été placée avec la cohorte à 10 mg, apparemment parce qu’il n’avait pas été possible de la faire entrer dans l’essai à la date prévue. Biotrial a donc commencé à administrer les doses de 10 mg sans connaître les résultats complets de la cohorte à 5 mg. En contradiction totale avec le protocole et avec la sécurité des volontaires. L’ANSM signale à ce propos un « écart majeur », ce qui revient à un blâme formel, seuls les « écarts critiques » étant considérés par l’agence comme « totalement inacceptables ».

Aucun des effets secondaires n’a été considéré par Biotrial comme assez important pour justifier de ralentir la progression des doses administrées aux volontaires. L’ANSM relève que pour la cohorte à 10 mg, la « faible intensité » des troubles, « l’absence de critère de gravité ainsi que le caractère rapidement résolutif n’ont pas remis en cause l’escalade vers la cohorte MAD 4 [celle à 20 mg – ndlr] ». Signalons tout de même que le volontaire de cette cohorte qui a eu des vertiges et des céphalées a eu mal à la tête pendant un jour et cinq heures. « Rapidement résolutif », comme dirait l’ANSM…

Les troubles de la vision observés chez deux volontaires ne se sont pas non plus résolus si rapidement que cela : ils ont duré, d’après l’ANSM, entre une heure et deux heures et demie. Un peu trop pour le CSST, qui croit savoir que ces épisodes ont duré, « à chaque fois, entre 10 et 30 minutes ». Il semble que la qualification d’un expert du CSST ne requière pas qu’il soit capable de relire un rapport de l’ANSM…

Qu’aurait-il fallu pour que Biotrial considère qu’il y avait une alerte ? Plusieurs symptômes désignaient le système nerveux central, s’agissant d’une molécule qui s’était révélée neurotoxique chez la souris, le rat, le chien, le singe et même le lapin. Certes, ils n’étaient pas très intenses – même si l’on peut difficilement considérer un AVC comme anodin –, mais l’intérêt d’une alerte n’est-il pas, précisément, d’alerter avant que la situation ne devienne grave ?

Au lieu de s’inquiéter des troubles visuels et des maux de tête qui se manifestaient chez les volontaires, Biotrial a accéléré l’escalade entre la cohorte 20 mg et celle de Guillaume Molinet, qui a reçu des doses de 50 mg. Jusque-là, le laboratoire avait doublé la dose d’une cohorte à la suivante ; il est passé à un facteur multiplicatif de 2,5. À se demander si la logique de l’alerte selon Biotrial ne consiste pas à accélérer lorsqu’on voit un feu orange ou rouge, et à ne s’arrêter que lorsqu’on rentre dans le mur. Et c’est bien ce qui s’est produit. Les volontaires à 50 mg ont eu, comme ceux à 20 mg, des troubles visuels et des maux de tête, mais beaucoup plus intenses et avec des conséquences beaucoup plus graves. Les mêmes effets en plus fort avec une dose deux fois et demie plus forte : n’était-ce vraiment pas prévisible ?

Quant au professionnalisme de Biotrial, salué par les inspecteurs de l’Igas, ce qu’en disent les volontaires est édifiant. Témoignage de Nina dans Le Figaro : « Dès le début, l’essai s’est mal passé […]. Je ne sais pas si c’était de la négligence mais il y a eu plein de petits détails qui n’allaient pas. Par exemple, les prélèvements étaient réalisés par des intérimaires, c’était écrit sur leur blouse. La nuit nous avions froid et il n’y avait pas assez de couvertures. On mettait des chaufferettes au micro-ondes, on allait les réchauffer au bout du couloir. Et comme il n’y en avait pas suffisamment, on se les passait entre nous […]. Comme il faisait froid, ils n’arrivaient pas à bien nous piquer. Pour ne pas être charcuté, on se réchauffait avec ce système. Un jour, il y a eu un souci pour un prélèvement avec un volontaire. Il y avait du sang partout. »

Ni l’inspection de l’ANSM, ni celle de l’Igas n’ont mis au jour ces faits qui ne plaident pas pour l’idée que les volontaires aient été en sécurité chez Biotrial. Il est vrai que l’ANSM, « compte tenu du contexte d’urgence de l’inspection », n’a procédé à « aucune visite détaillée des locaux », comme elle l’indique elle-même, et a encore moins cherché à contacter les volontaires.

Biotrial poursuit ses activités comme s’il ne s’était rien passé, avec la bénédiction de l’ANSM, de l’Igas qui loue ses qualités professionnelles et du ministère qui n’a pris aucune sanction contre le laboratoire rennais. Toutes les autorités semblent considérer comme allant de soi que l’accident ne pouvait pas être évité. Jusqu’à quand le mensonge d’État durera-t-il ?