Industrie pharmaceutique

Médiapart - Essai de Rennes : comment Biotrial s’est moqué de l’Igas

Avril 2016, par Info santé sécu social

24 avril 2016 | Par Michel de Pracontal

Après le décès d’un volontaire le 17 janvier, Biotrial, la société de Rennes qui a réalisé l’essai clinique fatal, a dissimulé des informations cruciales aux inspecteurs de l’Inspection générale des affaires sociales, et prétendu avoir reçu un coup de téléphone rassurant de l’hôpital qui avait admis le patient, ce que dément le CHU.

Guillaume Molinet aurait eu 50 ans ce 23 avril, s’il ne s’était porté volontaire pour un essai clinique mené à Rennes par la société Biotrial sur la molécule BIA 10-2474, qui a provoqué sa mort le 17 janvier. Il aurait eu une chance de fêter son anniversaire, si les cachotteries de Biotrial ne l’avaient conduit à supposer qu’il ne prenait pas de risque grave en testant un produit présenté comme sans grand danger. En réalité, une « molécule poubelle », sans intérêt médical démontré mais dont les risques neurologiques s’étaient manifestés chez l’animal.

Selon le témoignage de sa compagne, Florence, recueilli par Mediapart, Guillaume ne devait même pas participer au test du BIA 10-2474, produit du laboratoire portugais Bial. Il avait été recruté pour un autre essai, qui n’a finalement pas été autorisé. Il s’est alors proposé pour tester la molécule de Bial. Les volontaires étant choisis par ordre de candidature, il n’était que l’un des deux remplaçants retenus en cas de défection d’un des participants prévus, un « joker » selon le terme utilisé chez Biotrial.

Le mardi 5 janvier, on lui a dit qu’il participait à l’étude, un de ses devanciers ayant eu un malaise. Le « joker » a accueilli la nouvelle sans inquiétude. Il avait signé la « lettre d’information » de Biotrial sur la molécule. Elle ne signalait rien de très inquiétant.

Le mercredi 6, Guillaume, le « volontaire 2508 », a reçu sa première dose de BIA 10-2474, en même temps que cinq autres volontaires. Deux autres ont eu un placebo. Guillaume ne savait pas, à ce stade, s’il prenait la vraie molécule ou le placebo, mais il a appris que la dose quotidienne avait été fixée à 50 mg, au lieu des 40 mg initialement prévus, et pour 10 jours. Il a raconté à Florence que l’équipe de Biotrial avait décidé d’augmenter la dose administrée chaque jour à la cohorte de six volontaires « parce qu’ils ont estimé qu’il n’y aurait pas assez d’effets avec 40 mg ».

Des documents du dossier médical de Guillaume Molinet, consultés par Mediapart avec l’autorisation de sa famille, montrent qu’il a commencé à avoir de graves symptômes le dimanche 10 janvier vers 15 h 30. Il a été hospitalisé dans la soirée au CHU Pontchaillou à Rennes, où un médecin a diagnostiqué un « probable AVC ». Son état s’est aggravé dans la nuit, il est tombé dans le coma le lundi 11 et il a été déclaré en état de mort cérébrale le 14 janvier.

Cette chronologie contredit le rapport d’étape établi par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et publié le 5 février 3. Ce rapport a reconstitué le déroulement de l’après-midi en se basant sur les témoignages et déclarations écrites de l’équipe de Biotrial. Il expose que les symptômes graves du « volontaire 2508 » auraient été constatés seulement vers 18 h 30, après une sieste (lire notre article). Auparavant, il n’aurait eu que des symptômes banals, aurait été vu par le médecin de garde de Biotrial « déambulant » entre 15 heures et 16 heures, mais n’aurait « pas été examiné alors ».

La version exposée par Biotrial à l’Igas est en contradiction avec plusieurs passages du dossier médical du volontaire, établi par le service des urgences médico-chirurgicales du CHU de Rennes, dirigé par le professeur Claude Ecoffey. On lit dans ce dossier : « Apparition le matin d’un flou visuel. A pu aller se promener normalement cet après-midi puis a fait une sieste. Au réveil de sa sieste vers 15 h 30 le patient se réveille dysarthrique céphalalgique [le patient a du mal à parler et a mal à la tête – ndlr] avec une majoration de ses troubles visuels. »

La sieste de Guillaume Molinet s’est donc apparemment déroulée nettement plus tôt que ce qu’indique le rapport de l’Igas. Un autre passage du dossier médical confirme : « 15 h 30 ce jour : céphalée brutales en casque + dysarthrie majeure + somnolence + troubles de l’équilibre. »

Florence se souvient d’avoir reçu un appel de son compagnon dans l’après-midi, vers 15 heures. « Il m’a dit qu’il avait mal à la tête, voyait flou, qu’il ne se sentait pas bien et avait mal dormi, raconte-t-elle. Il pensait avoir passé trop de temps sur son ordinateur portable. Je lui ai répondu que ce n’était pas la première fois qu’il le faisait. »
« Je lui ai dit :“Tu es là parce qu’on cherche les effets secondaires de la molécule”, poursuit Florence. Il faut que tu ailles signaler ce qui ne va pas. Il m’a dit qu’il allait le faire et qu’il me rappellerait. Il ne m’a jamais rappelée. »

La compagne de Guillaume Molinet se souvient aussi d’un détail crucial : « En parlant, il a buté deux fois sur un mot, ce qui ne lui arrivait jamais. » Elle confirme donc que la difficulté à parler était déjà présente l’après-midi, sans que le médecin de garde de Biotrial ne s’en préoccupe.

Un deuxième médecin de garde a pris le relais à 18 heures, d’après le rapport de l’Igas. Le dossier médical confirme que Guillaume a été vu à ce moment-là. Pourquoi le volontaire n’a-t-il pas été sérieusement examiné avant 18 heures ? Pourquoi Biotrial a-t-il communiqué à l’Igas une chronologie inexacte ? On attend toujours les explications de la société rennaise. Biotrial se refusant à communiquer les noms des deux médecins de garde en activité le dimanche 10 janvier, nous n’avons pu connaître leur version des faits.

Le médecin de Biotrial « ne connaît pas le nom de la molécule testée  »

Toujours est-il que le médecin du soir a jugé l’état du « volontaire 2508 » assez alarmant pour l’envoyer aux urgences du CHU. Il a tout de même dû obtenir l’autorisation de son supérieur hiérarchique chez Biotrial, le médecin investigateur. En fait, deux médecins investigateurs se sont prononcés, d’après le rapport de l’Igas, et Guillaume n’a quitté le centre Biotrial qu’à 21 h 10, pour arriver à 21 h 20 aux urgences de Pontchaillou.

La fiche de liaison du Samu porte les indications suivantes : « Pas bien depuis ce midi » ; « dans les vapes » ; « cerne » ; « pâleur » ; « 5ème jour de traitement ; système cannabinoïde » ainsi que « flou visuel/ diplopie/céphalée/dysarthrie majeure. »

Le dossier médical contient un avis donné peu après l’hospitalisation au CHU par un neurologue de l’hôpital : « Troubles depuis plus de 4 h donc pas d’alerte thrombolyse. » Cet avis confirme donc que les troubles graves étaient présents avant 18 heures, et que beaucoup de temps a été perdu avant que Biotrial se décide à transférer le volontaire au CHU.

Le dossier médical précise aussi que le patient est « actuellement hospitalisé à Biotrial Rennes pour une étude sur une molécule intéressant le système cannabinoïde [les neurotransmetteurs analogues au principe actif du cannabis – ndlr] », et qu’il est « adressé par le médecin de garde de l’établissement ».

Ce médecin de garde est appelé, peu après l’hospitalisation de Guillaume, par un interne du CHU qui demande des précisions sur la molécule. Selon le dossier médical, le médecin de garde de Biotrial « ne connaît pas le nom de la molécule testée, dit qu’elle est testée pour […] l’anxiété, [les troubles] de l’humeur, les [douleurs] neuropathiques, maladie de Parkinson, sep, maladie de Huntington… ».

Les médecins du CHU ne sont donc pas informés de manière précise sur la molécule par leur collègue de Biotrial. Ils se demandent si le patient souffre d’un « CAC » (choc anaphylactique) et ajoutent : « mais molécule inconnue. »

Il est extrêmement regrettable, pour ne pas dire plus, que le CHU n’ait pas été tout de suite lancé sur la piste des effets neurologiques de la molécule (cette piste ne sera suivie que le lendemain, beaucoup trop tard). Pourtant, Biotrial aurait pu et dû orienter immédiatement le CHU sur un possible risque neurologique, et cela pour deux raisons.

La première, c’est que, comme nous l’avons écrit précédemment, avant même l’autorisation de l’essai, l’agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) avait été alertée par l’un de ses propres évaluateurs scientifiques de risques de la molécule de Bial pour le cerveau. L’évaluateur s’appuyait sur les données des études précliniques chez l’animal, qui faisaient apparaître des effets neurologiques chez le chien, le singe, la souris et le rat. Or, l’ANSM n’a pas tenu compte de cette information et a autorisé l’essai sans signaler le problème (lire notre article).

Mais Biotrial, qui a assisté Bial pour rédiger le protocole de l’étude, avait aussi accès aux études précliniques et aurait pu, en principe, faire la même analyse que l’évaluateur de l’ANSM. Pourtant, la lettre d’information rédigée par la société rennaise pour les volontaires ne contient aucune information alarmante concernant les études animales. À cette lettre est annexé le formulaire de consentement qui devait être obligatoirement signé par les participants à l’essai.

Guillaume Molinet a signé ce formulaire en toute tranquillité. Dans les douze pages de la lettre d’information, que Mediapart s’est procurée, on ne trouve pas trace d’une mention des effets neurologiques sur les animaux.

La lettre dit seulement que les études sur l’animal ont montré un effet antidouleur et anti-inflammatoire. On y lit que les études sur les animaux « n’ont révélé aucun effet sur l’état comportemental, sur le transit gastro-intestinal et sur la fonction rénale ». La suite est tout aussi rassurante : « De plus, aucun effet majeur sur les signes vitaux (pression artérielle et fréquence cardiaque) et sur les électrocardiogrammes (ECG : enregistrement indolore de l’activité électrique du cœur) n’a été détecté suite à l’administration du BIA 10-2474. »

Et enfin : « D’après les études précliniques, le BIA 10-2474 n’a révélé aucun effet génotoxique/mutagène (qui peut entraîner des lésions de l’ADN chez l’être humain). Au vu des études pré-cliniques, des volontaires hommes et femmes […] peuvent être inclus dans cet essai clinique… »

Aucune allusion aux effets sur le système nerveux central détectés chez quatre espèces différentes, ni aux lésions pulmonaires qui ont entraîné l’euthanasie de chiens, ni à la pathologie qui a conduit à sacrifier des singes (lire notre article). Cette lettre tient plus de la désinformation que de l’information. Si Biotrial a vraiment analysé les études précliniques, comment la société a-t-elle pu arriver à une conclusion opposée à celle de l’évaluateur de l’ANSM ? Et sinon, comment Biotrial peut-elle laisser entendre que les études sur l’animal ne montrent aucun effet toxique inquiétant ?

Il est évident que si la lettre d’information avait décrit plus en détail les effets secondaires chez l’animal, les volontaires, à commencer par Guillaume Molinet, ne l’auraient pas signée sans état d’âme.

« Probable AVC de fosse post/Pas de place en neuro/Surv secteur/IRM demain »

Mais il y a une deuxième raison pour laquelle Biotrial aurait dû aiguiller le CHU sur un risque neurologique. Deux volontaires ont eu, avant Guillaume Molinet, des effets qui ont été jugés banals par l’équipe de Biotrial mais qui auraient dû alerter sur le système nerveux central : des épisodes de vision double ou « diplopie ».

Ces incidents sont mentionnés dans un compte rendu du Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST), nommé par l’ANSM pour analyser les causes de l’accident. Dans ce compte-rendu, publié en mars, le CSST faisait état des deux cas de diplopie chez des volontaires ayant reçu des doses plus faibles que Guillaume Molinet, en notant simplement que Biotrial n’avait pas jugé l’événement pertinent (voir notre article). Et en ajoutant que ces incidents avaient affecté une cohorte recevant une dose de 10 mg, mais n’avaient pas été retrouvés dans la cohorte à 20 mg. Bref, il n’y avait rien, ou pas grand-chose à voir, ni en simple ni en double…

Dans son rapport final 3, publié le 19 avril, le CSST a expliqué, avec un art de la contorsion intellectuelle dans lequel certains experts sont passés maîtres, que ces deux épisodes n’étaient finalement pas de la vraie diplopie, parce qu’ils n’avaient duré que dix à trente minutes, et que ce symptôme « correspond, en neurologie, à une définition séméiologique précise ».

En somme, les experts du CSST valident la position de Biotrial selon laquelle la diplopie n’était pas une alerte. En revanche, ils jugent que les doses administrées aux volontaires étaient trop élevées. Et se demandent si les 50 mg donnés à Molinet et ses compagnons ne correspondaient pas à un seuil au-delà duquel la molécule devenait dangereuse, sans qu’il ait été possible de l’anticiper.

Si cette analyse est juste, la décision du médecin investigateur de Biotrial de porter la dose quotidienne à 50 mg était pour le moins hasardeuse. Les experts du CSST, qui sont non seulement de grands « séméiologues », mais aussi des mathématiciens hors pair, ont noté que trois cohortes se sont succédé avec des doses quotidiennes respectivement de 10, 20 et 50 mg, selon une progression géométrique dont la raison est passée de 2 à 2,5 (entre 20 et 50), ce qui « ne paraît pas raisonnable ».

Était-il raisonnable d’attendre jusqu’à 21 heures pour envoyer aux urgences un volontaire sain qui se sentait mal dès le matin, qui voyait double après que deux de ses prédécesseurs aient eu le même symptôme (en moins intense), qui avait des cernes, n’arrivait pas à parler et ne tenait pas debout depuis des heures ? Ni le CSST, ni l’Igas ne se sont prononcés sur ce point.

Mais la suite de l’histoire est encore plus folle : Biotrial a déclaré aux inspecteurs de l’Igas, et a confirmé à Mediapart, avoir reçu un appel d’un médecin du CHU déclarant que l’hôpital envisageait de renvoyer le patient au centre de recherche. L’Igas, qui mentionne cet appel dans son rapport d’étape, n’a pas interrogé le CHU, mais se proposait de le faire dans son rapport final, attendu fin mars.

À notre question, Biotrial a indiqué que cet appel du CHU aurait eu lieu « vers 22 heures ». Biotrial prend argument de cet appel pour soutenir qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter le dimanche soir, ni d’arrêter l’essai immédiatement. Raison pour laquelle cinq autres volontaires ont reçu une nouvelle dose le lundi matin, au lieu d’être hospitalisés. Et ont aujourd’hui, pour au moins deux d’entre eux, des séquelles de l’accident.

Cet appel était très peu plausible : il ne semblait pas vraiment « raisonnable », comme diraient les experts du CSST, qu’au moment où l’on faisait passer un scanner au « volontaire 2508 », et où l’un des médecins du CHU estimait probable un AVC, un autre médecin du même service ait jugé qu’il n’y avait rien de plus urgent à faire que d’appeler Biotrial pour demander que le patient retourne au centre de recherche. Et précisément, cette demande du retour du patient au centre de recherche n’a pas eu lieu, affirme aujourd’hui le chef des urgences médico-chirurgicales, le service qui a suivi Guillaume Molinet.

« Il n’a jamais été envisagé de renvoyer chez Biotrial Mr Molinet, qui était effectivement suivi au sein du service des urgences », indique à Mediapart le Pr Ecoffey. Une déclaration claire et nette qui s’oppose aux assertions de Biotrial. Le dossier médical ne mentionne pas d’autre appel du CHU dans la soirée du dimanche que celui où un interne demande des renseignements sur la molécule.

L’examen neurologique de Guillaume, admis aux urgences de Pontchaillou à 21 h 20, a abouti à un diagnostic de « syndrome cérébelleux », autrement dit une atteinte du tronc cérébral dont la gravité exacte ne peut être révélée que par un scanner ou mieux, une IRM. Le volontaire subit un scanner vers 22 h 30. Les médecins jugent les images difficiles à interpréter, mais pas vraiment normales. L’un d’entre eux se prononce tout de même, dès le dimanche soir, comme le révèle ce passage du dossier médical : « Probable AVC de fosse post/Pas de place en neuro/Surv secteur/IRM demain. »

Un AVC de fosse postérieure touche le cervelet et/ou le tronc cérébral ; c’est évidemment une urgence, mais il n’y a pas, à ce moment, de place dans le service neurologie ; à défaut, les médecins de Pontchaillou prescrivent une surveillance neurologique heure par heure, et se succèdent auprès du patient, les documents l’attestent, à 22 h 14, 0 h 25, 2 h 09, 3 h 03, 5 h 16, 6 h 03 et 7 h 46. Lors de la dernière visite, le patient ne répond plus aux questions et dit seulement « quoi ? ».

Un peu plus tard – on est déjà lundi matin – l’IRM confirme le diagnostic d’AVC. Avant qu’une deuxième analyse conduise les médecins sur la bonne piste, celle d’un effet toxique de la molécule. Le bon diagnostic arrive beaucoup trop tard. Que se serait-il passé si le CHU avait eu dès la veille les moyens de suspecter un accident neurologique causé par le produit ? Si l’IRM n’avait pas été faite le lendemain mais le soir même, et s’il y avait eu de la place dans le service de neurologie ? Questions sans réponse.

On attend toujours, fin avril, le rapport de l’Igas prévu fin mars. Et l’on attend toujours, aussi, que Biotrial se décide à dire la vérité sur ce qui s’est passé pendant l’essai tragique du BIA 10-2474.