Industrie pharmaceutique

Mediapart : Face aux pénuries de médicaments, l’État cède aux revendications des laboratoires

Février 2023, par infosecusanté

Mediapart : Face aux pénuries de médicaments, l’État cède aux revendications des laboratoires

En 2022, 3 500 médicaments essentiels ont été en tension ou en rupture, un chiffre multiplié par cinq depuis 2016. « Plus jamais ça », a promis le ministre la santé François Braun. Seule mesure concrète annoncée pour l’instant : un moratoire sur la baisse des prix des génériques, voire des hausses de prix.

Caroline Coq-Chodorge

19 février 2023

Jessica*, 38 ans, est atteinte depuis deux ans d’une leucémie myéloïde chronique. En l’état des connaissances médicales, il n’y pas de rémission possible, mais elle peut vivre avec cette maladie, si elle prend quotidiennement un médicament qui bloque la production de cellules cancéreuses.

Au bout d’un an, elle a trouvé le dosage idéal de son médicament : deux prises de 50 milligrammes deux fois par jour. Seulement, depuis le 6 janvier 2023, le médicament qu’elle prend, le Tassigna 50 mg fabriqué par le laboratoire Novartis, est en rupture d’approvisionnement.

« Mon pharmacien m’a appelée pour me faire part du refus du laboratoire Novartis de me délivrer mon traitement, sous prétexte de rupture de stock, explique-t-elle. La vente est bloquée jusqu’au 13 mars. »

Changer de traitement est pour elle périlleux, impossible à improviser du jour au lendemain : « J’ai un terrain allergique, je dois être hospitalisée avant de commencer tout niveau traitement. J’ai tenté d’appeler Novartis pour plaider ma cause. Au téléphone, la personne était très gentille. Mais je n’ai pas de nouvelles depuis une semaine. Un médecin qui me suit a aussi appelé, sans plus de résultats. Ils l’ont en stock, mais ils le gardent pour les enfants… »

Ce médicament est contingenté : face aux tensions d’approvisionnement, il est réservé à des patient·es prioritaires. Jessica n’est pas du nombre.

« Quel genre de laboratoire laisse ainsi ses patients sans rien pour se retourner ? Pourquoi refuse-t-il toute discussion, toute dérogation ? Nous sommes une poignée d’adultes à avoir besoin de ce traitement, pourquoi nous l’enlever ? », s’interroge-t-elle.

Ses médecins se sont réunis pour trouver une équivalence thérapeutique. Ils ont tenté un autre dosage du Tassigna, à 150 mg. « Si je prends deux gélules de 150 mg, je me retrouve en surdosage, avec des effets indésirables horribles : des nausées, des maux de tête, des douleurs, de la fatigue. Ce n’est pas viable. Je prends donc une seule gélule de 150 mg par jour. Mais pendant 12 heures, je ne suis pas protégée, ma moelle épinière peut se remettre à produire des cellules cancéreuses. Je suis très angoissée, je ne dors plus. » La jeune femme devra subir de nouveaux examens dans les prochaines semaines.

Mediapart a sollicité Novartis, qui n’a pas apporté plus de réponses à nos questions. Le laboratoire refuse d’éclaircir les raisons précises de la tension, liée, explique-t-il, à « un problème de production ponctuel ». Il indique qu’un plan de gestion des pénuries (PGP) a été soumis aux autorités de santé, qui se réfère à une posologie recommandée pour les adultes de « 300 mg deux fois par jour ou de 400 mg deux fois par jour », selon le stade d’évolution de la maladie.

Questionné sur le cas particulier de Jessica, qui ne supporte pas plus de 100 mg par jour, Novartis n’apporte qu’aucune réponse.

Des situations semblables, les pharmaciens hospitaliers y sont confrontés « depuis dix ans environ, et [elles] croissent d’année en année. C’est devenu ingérable depuis le Covid. L’hiver a été catastrophique. Et on ne connaît jamais les raisons des ruptures : est-ce le principe actif qui manque, l’étiquette, l’emballage, y a-t-il des problèmes techniques sur les chaînes de production ? Les laboratoires ne donnent jamais d’explications. On sent que d’autres logiques importent aux laboratoires que la sécurité des médicaments », estime le pharmacien hospitalier Guillaume Sujol, membre du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi (SNPHARE).

Ce syndicat a conduit une enquête en janvier auprès des pharmaciennes et pharmaciens hospitaliers, 367 ont répondu. Plus de la moitié passent plus de quatre heures par semaine à gérer les pénuries, c’est-à-dire à quêter des informations auprès des laboratoires ou des autorités, à informer les médecins et les patient·es et à trouver des équivalences thérapeutiques. Presque tous (95 %) jugent l’action des tutelles insuffisante. « Il n’y a pas de cellule de pilotage au niveau ministériel, aucune anticipation », dénonce le pharmacien Guillaume Sujol.

Le ministre de la santé François Braun vient cependant de promettre, vendredi 17 février, que « d’ici quelques semaines » une liste des 200 à 250 médicaments et dispositifs médicaux essentiels sera établie. Pour chacun de ces produits, l’analyse de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement sera menée pour identifier les vulnérabilités et trouver des solutions.

Seulement, ce n’est pas la première fois qu’un ministre de la santé tente de remette ainsi de l’ordre. Agnès Buzyn avait aussi lancé son plan antipénuries en 2019. Les laboratoires pharmaceutiques ont depuis l’obligation de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) destinés aux patient·es français·es. Sans beaucoup d’effet jusqu’à présent.

L’Agence nationale de sécurité du médicament publie la liste des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur en tension ou en rupture. Or cette liste est établie par les laboratoires, dénonce le SNPHARE. Un tiers des pharmaciens et pharmaciennes ne connaît pas l’existence de cette liste et un autre tiers la juge « insuffisante, trop de médicaments ne sont pas inscrits ».

Dans cette liste, même partielle, apparaissent des médicaments pris par une grande partie de la population, comme le paracétamol ou l’amoxicilline, toujours en tension malgré la promesse du ministre de la santé d’un retour à la normale « dans les deux semaines ». C’était le 3 février, il y a plus de deux semaines.

Il y a des risques possibles de perte de chances pour les patients.

Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice de l’Agence du médicament
D’autres tensions et pénuries touchent des patientes et patients atteints de maladie grave. Il y a des anticancéreux comme celui utilisé par Jessica. Des insulines manquent alors qu’elles maintiennent en vie des patient·es diabétiques. Il y a aussi de grosses difficultés avec l’héparine, un anticoagulant utilisé dans la prise en charge des AVC.

Des arrêts de production sont annoncés brutalement par les laboratoires : par exemple l’isoprénaline, un médicament utilisé en réanimation « pour des urgences vitales très particulière » et qui « ne peut être remplacé par aucun autre », s’est ému en novembre dernier le SNPHARE, à l’annonce de l’arrêt de sa production par le laboratoire Pfizer.

La directrice de l’Agence nationale de sécurité du médicament, Christelle Ratignier-Carbonneil, auditionnée par la commission d’enquête créée par le Sénat sur les pénuries, a reconnu le 15 février dernier une « situation complexe, avec un nombre de tensions et de ruptures qui augmente de manière importante ». L’agence a compté 3 500 signalements de ruptures et de tensions en 2022. Ce chiffre a été multiplié par cinq depuis 2016. La directrice l’a reconnu : « Il y a des risques possibles de perte de chances pour les patients ».

Comité de pilotage et plan blanc
Le ministre de la santé François Braun et celui de l’industrie Roland Lescure ont lancé un « comité de pilotage » chargé de trouver des « solutions concrètes ». Dans un délai de trois mois, seront préparés par l’Agence du médicament et la Direction générale de la santé un « plan de préparation des épidémies hivernales » et un « plan blanc médicaments », activable en cas de crise. La situation de crise est donc bien devenue chronique, comme à l’hôpital, où les plans blancs se succèdent aussi.

Les ministres de la santé et de l’industrie ont surtout cédé à l’une des principales revendications des laboratoires en annonçant « un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques », et même des « hausses de prix ». Ils confortent ainsi la stratégie commerciale des laboratoires, qui concentrent leurs capacités de production sur les médicaments innovants les plus chers.

« La très grande majorité des tensions concerne des médicaments anciens. Il y a très peu de cas de tension sur les médicaments dits innovants », a expliqué devant le Sénat la directrice de l’Agence du médicament. « On voit très rarement de pénuries sur les thérapies ciblées du cancer, qui coûtent des dizaines de milliers d’euros par mois et par patient », constate lui aussi le pharmacien hospitalier Guillaume Sujol.

Sandrine Carestan, du syndicat Sud chez Sanofi, note également qu’il y a pas de « pénurie de Dupixent ». Ce médicament contre la dermatite atopique et l’asthme est le dernier blockbuster du laboratoire français, qui pèse 10 milliards d’euros. Il est vendu plus de 1 200 euros la boîte.

En 2016, Sanofi a au contraire choisi d’arrêter la production du vaccin contre la tuberculose, le BCG, qu’il était le seul à produire. Ce vaccin est normalement réservé aux bébés qui vivent dans des conditions précaires. C’est aussi le traitement le plus efficace contre le cancer de la vessie. Faute de vaccin, des malades ont subi des ablations de la vessie.

Caroline Coq-Chodorge