Politiques santé sécu social en France

Médiapart - Faire de la santé la priorité de l’organisation économique

Novembre 2020, par Info santé sécu social

27 NOVEMBRE 2020 PAR ROMARIC GODIN

Dans la foulée des annonces de Jean Castex détaillant les orientations d’Emmanuel Macron, entretien avec l’économiste Éloi Laurent qui propose d’abandonner l’obsession de la croissance économique et du plein-emploi pour passer à un État social et écologique où l’objectif deviendrait la « pleine santé ».

Éloi Laurent est un des économistes les plus originaux de sa génération. Enseignant à Sciences-Po et à Stanford, il publie aussi bien en français qu’en anglais. Sa prise de conscience de la nécessité d’un tournant écologique l’a amené à développer une critique non seulement des structures idéologiques de la pensée néolibérale (dans Nos mythologies économiques, éditions Les liens qui libèrent, 2016), mais aussi de l’obsession de la croissance économique (dans Sortir de la croissance, 2019, chez le même éditeur).

Le troisième volet de sa réflexion publié en septembre, chez le même éditeur, s’intitule Et si la santé guidait le monde ? Il faut voir ce texte comme la poursuite des deux autres. Après la déconstruction des structures de pensée les plus ancrées de la modernité néolibérale, Éloi Laurent propose la construction d’un nouveau paradigme débarrassé de l’obsession du PIB et du taux de chômage, mais préoccupé par le bien-être réel des citoyens.

Et ce bien-être, comment peut-on l’évaluer, le mesurer et l’appréhender ? Par des indicateurs de santé, bien sûr, à commencer par l’espérance de vie, et notamment l’espérance de vie en bonne santé. Le propos est imparable : la question de la santé n’est pas qu’une question de politique de santé, c’est aussi une gestion globale de la société, qui relève des conditions de travail, de l’isolement social, des loisirs et, évidemment, du respect de l’environnement. Bref, c’est une société qui est entièrement centrée sur de nouvelles priorités.

L’ouvrage décrit donc une rupture aussi radicale que nécessaire avec la logique actuelle. Mais c’est un ouvrage authentiquement réformiste. Il montre les possibilités de cette transformation, en insistant sur ce qui est déjà là et pourrait être les moteurs du changement (de certaines politiques urbaines à la crise du coronavirus).

Pour lui, la « pleine santé », comme il décrit ce nouveau paradigme qui élargit et rend plus concret le rêve décati du « plein-emploi », est une mutation de l’État-providence vers un « État écologique et social » qui répond aux nécessités de notre époque et de la grande crise écologique du XXIe siècle. En cela, Éloi Laurent poursuit l’œuvre de Keynes ou de Beveridge, celle qui tente d’inscrire une voie soutenable pour le capitalisme malgré ses tendances destructrices et dans les conditions qui lui sont imposées.

Comme ses illustres prédécesseurs, il mène la charge contre des idées périmées devenues dangereuses et entend montrer combien la crise du coronavirus est une « crise du système » qui nécessite un changement radical de paradigme. Alors que l’actuel gouvernement prône le retour au statu quo ante néolibéral, la lecture d’Éloi Laurent montre combien ce chemin est dangereux. Et prouve qu’il existe des alternatives.

Le moment de la pandémie a été largement présenté comme celui d’un choix entre la santé des hommes et la santé de l’économie. Vous montrez dans votre livre non seulement que ce choix n’en est pas un, mais qu’il est déjà un piège : celui d’une science économique qui singe la médecine pour mieux asseoir son pouvoir…

Éloi Laurent : C’est ce que j’ai découvert en écrivant ce livre : la discipline économique adopte une posture médicale qui devient une imposture. J’étais parti de l’idée que l’économie s’inspirait de la physique, du fait de l’influence bien connue de Newton sur Adam Smith, mais aussi de concepts comme l’équilibre général. Mais je me suis rendu compte qu’autant que la physique, la médecine a servi de modèle à l’économie. Dès les physiocrates au XVIIIe siècle – les premiers à avoir été appelés « les économistes » – et leur figure dominante Quesnay – chirurgien de formation, médecin de Louis XV –, on a le signe de cette influence, qui se traduit dans les travaux de Quesnay par l’idée que l’économie est comparable à un corps humain avec des organes vitaux, des flux sanguins, etc.

L’aspect « thérapeutique » de l’économie arrive après la crise de 1929 avec Irving Fisher. Discrédité par le krach boursier dont il avait écarté la possibilité, ce dernier revient en 1933 avec un article qui fera date et qui analyse le lien entre dette et récession. Et dans cet article, il utilise le terme de « thérapie économique ». Pour lui, l’économiste, face à une crise, ne peut pas rester inerte alors qu’il a des remèdes qui pourraient se révéler efficaces. On doit attendre de lui ce qu’on attendrait d’un médecin face à un malade à l’agonie : qu’il agisse.

Un peu plus tard, Keynes va utiliser la figure de « l’humble dentiste », qui est aussi une figure médicale. Cela ne va cesser de s’amplifier pour prendre aujourd’hui, d’une part, le visage de la neuro-économie qui entend connecter les comportements économiques au fonctionnement du cerveau et, d’autre part, avec Esther Duflo et les « randomistas » qui appliquent des méthodes qui se veulent médicales à la lutte contre la pauvreté (laquelle est donc considérée, au passage, comme une maladie ou au moins une pathologie économique).

C’est cette évolution qui forme l’arrière-plan des débats de cette année 2020 où l’économiste adopte cette posture médicale et pontifie doctement sur le choix qui s’imposerait à nous : « sauver des vies » ou « sauver l’économie ». Mais cette posture devient une imposture lorsque l’économie prétend imposer ses analyses coûts-bénéfices pour décider des politiques publiques, au nom de notions aussi fragiles et contestables que la « valeur statistique d’une vie ». Un économiste, dans le meilleur des cas, c’est quelqu’un qui sait compter, pas quelqu’un qui sait soigner. Son rôle est de proposer des alternatives de valeurs sans imposer celle qui doit prévaloir, ce choix revenant au politique, idéalement aux citoyen[ne]s. Or nous avons le spectacle navrant d’économistes qui prétendent nous dire combien vaut une vie humaine. C’est risible, mais c’est aussi choquant.

À travers cette imposture médicale, se joue en effet quelque chose de très grave : la colonisation de la santé par les indicateurs économiques et la colonisation des politiques de santé par la discipline budgétaire européenne. Et au bout du chemin, cela donne la catastrophe sanitaire actuelle. Ce n’est évidemment pas un hasard si les pays européens les plus touchés par le Covid-19, Italie, Espagne, Royaume-Uni ou France, sont aussi ceux dont le système sanitaire a été saccagé au nom de ces indicateurs soi-disant sérieux. C’est choquant, car derrière cette posture médicale, il y a l’inversion totale des priorités entre la santé humaine et la « santé des entreprises » ou la « vitalité des marchés ». On le voit avec les banques centrales qui sont d’abord préoccupées par la « dépression » des bourses, mais beaucoup moins par la santé mentale des êtres humains…

Derrière cette idée apparemment très savante de « l’arbitrage », qui est un terme de finance, il y a une erreur stratégique qui consiste à penser qu’il faut choisir entre la santé et l’économie alors même que les deux vont de pair. Et les deux vont d’autant plus de pair qu’il y a un arrière-plan à tout cela : la crise écologique. La crise actuelle n’est pas une crise sanitaire qui met à mal l’économie, c’est une crise du système économique qui met à mal la santé humaine parce qu’elle a mis à mal les écosystèmes.

On a le sentiment que lorsque les économistes prennent les habits du médecin et jugent de la valeur relative de la vie humaine, ils ne se placent pas à égalité avec la médecine, ils la surplombent, ils la dominent. Dès lors, lorsqu’on doit faire un choix entre économie et santé, le choix ne semble-t-il pas déjà fait ?

Effectivement, cette idée du dilemme donne la main aux indicateurs économiques. On nous dit que la priorité, c’est la vie. Mais « la vie », qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas un indicateur. Est-ce que notre objectif, c’est l’espérance de vie que l’on veut préserver ? Elle va décliner en 2020. Doit-on s’intéresser à l’espérance de vie en bonne santé ? Elle stagne depuis dix ans en France. Les études montrent qu’elle est influencée par la qualité de la vie sociale et les inégalités.

L’espérance de vie pour une personne en couple est 6 à 7 années supérieure à celle d’une personne seule, ce qui correspond à l’écart entre un ouvrier et un cadre. Donne-t-on aujourd’hui en France ou en Europe la priorité à la revitalisation des liens sociaux après cette période terrible de désocialisation ? S’intéresse-t-on seulement à la santé mentale ? Dans ce cas, il serait temps de venir en aide au tiers de la population française qui se plaint de troubles mentaux du fait du confinement.

Mais a-t-on vu le gouvernement prétendre, une fois le premier choc sanitaire passé, que l’objectif était de maintenir l’espérance de vie des Français ? Nullement. La Nouvelle-Zélande l’a fait, et elle l’a même fait avant la crise. Ce pays est entré dans la crise avec comme boussole fondamentale la santé, autant physique que mentale. La France est entrée dans la crise avec comme boussole fondamentale la croissance économique, c’est-à-dire comme un pays du XXe siècle, et c’est pour cela qu’elle a raté la gestion de la première et de la deuxième vague.

Reprenons les chiffres : on s’achemine vers les 20 000 morts pour la deuxième vague, nous avons 2 millions d’infectés, le chiffre le plus élevé des pays européens. Pour comprendre pourquoi, il faut observer un indicateur essentiel, mais trop peu commenté, celui de l’Université d’Oxford qui mesure les restrictions imposées aux populations dont les gouvernements ont dû réagir face à la crise sanitaire.

Entre fin juin et fin octobre, l’indicateur français est inerte, la France ne réagit pas, alors que dès fin août, on a une dégradation des indicateurs sanitaires qui va aller crescendo. Quand le Premier ministre évoque dans sa conférence de presse de jeudi « une très forte et brutale accélération de l’épidémie » fin octobre qui a « surpris par son ampleur », c’est un aveu d’inertie politique ; quand il explique que le gouvernement a su tirer « tous les enseignements du premier confinement », il n’est pas possible de le croire puisque c’est le même scénario qui s’est répété : négligence dans l’anticipation puis brutalité dans la réaction. C’est la capacité d’apprentissage de l’hôpital, pourtant épuisé par la première vague, qui a limité les dégâts de l’incapacité d’apprendre du gouvernement. Et cette incapacité ne saurait s’expliquer autrement que par le fait que, contrairement à la rhétorique qui nous a été servie, la priorité a toujours été donnée à la croissance économique, ce qui a conduit à négliger la dégradation des indicateurs sanitaires visible à l’œil nu par toutes celles et ceux qui ne regardaient pas ailleurs.

Cet aveuglement explique que la catégorie des personnes vulnérables a été limitée, qu’on a laissé les entreprises imposer le « travail présentiel » avec comme conséquence des transports bondés, qu’on a bridé le télétravail dans les services publics, etc. Au bout de l’aveuglement croissanciste : un mois supplémentaire de confinement strict, de punition sociale insupportable dont on nous annonce avec gravité, comme on le ferait à de petits enfants désobéissants, l’assouplissement, parce que nous avons été sages. Tout en promettant le retour de la punition si "l’esprit de responsabilité" flanche. Mais c’est le gouvernement qui refuse d’obéir aux principes de bonne gestion sanitaire et qui mériterait d’être confiné !

Êtes-vous d’accord, alors, avec certaines économistes qui ont critiqué une stratégie de « stop-and-go » et que le gouvernement semble désormais soucieux d’éviter ?

Non. D’abord parce que ce terme est précisément un terme macroéconomique vieilli décrivant des politiques de stabilisation des années 1950. Et ensuite parce que c’est précisément ce qu’il faut faire et ce qu’a fait la Nouvelle-Zélande : imposer des mesures restrictives rapides mais limitées dans le temps pour casser l’épidémie. C’est exactement une politique de « stop-and-go » efficace. Ça évite le « let go and STOP » que l’on a vu en mars puis en octobre. Où l’on voit que l’usage de concepts macroéconomiques datés conduit à un contresens sur les politiques sanitaires… La véritable différence entre la Nouvelle-Zélande et la France, c’est d’un côté une gestion par anticipation et de l’autre, une gestion par la panique.

Plutôt que de se payer de mots, il faut avoir les yeux constamment rivés sur les indicateurs sanitaires (et au demeurant les améliorer : par exemple, la présence du virus dans les eaux usées est un bon indicateur avancé de l’épidémie). Ensuite, il faut utiliser des mesures de restriction immédiates pour qu’elles ne soient pas drastiquement durables, ce qui est la punition sociale que nous continuons de subir.

Cette crise est-elle « externe » au système économique ?

Esther Duflo prétendait récemment que, contrairement à la crise de 2009, cette crise était une crise « externe » et que ce virus « nous était tombé dessus ». C’est une sérieuse erreur d’analyse de la part d’une des meilleures économistes de sa génération. C’est une crise encore plus interne que celle de 2009. La « grande récession » de 2009 était la dernière crise du XXe siècle, provoquée par des marchés financiers irresponsables et transmise à la sphère réelle par le canal du crédit, comme en 1929.

Mais nous sommes passés au temps des crises d’insoutenabilité écologique. C’est donc une « récession profonde ». C’est une crise qui montre que le système économique devient insoutenable au point que la destruction des écosystèmes et de la biodiversité conduit à la déstabilisation sociale. Il n’y a rien de plus interne. Et cela est documenté : le récent rapport de la plateforme des Nations unies pour la biodiversité qui, sous le titre « L’ère des pandémies », explique, noir sur blanc, que c’est le fonctionnement du système économique, en particulier l’agriculture industrielle et le trafic d’animaux exotiques en Asie, qui provoque des zoonoses et des maladies infectieuses.

Mais bien sûr, c’est pratique de penser que c’est une crise externe. Cela permet au gouvernement par exemple de continuer à faire croire que la convention citoyenne pour le climat est une instance rétrograde. Mais si on reconnaît que nous sommes entrés dans l’ère des crises écologiques, alors, il faut des politiques écologiques à la hauteur de l’enjeu…

Dès lors, on saisit mieux, en vous écoutant, les politiques économiques de « congélation » qui ont accompagné les confinements. Il s’agit de préserver l’ordre économique existant et surtout de ne rien changer puisque la crise est externe…

Oui, c’est une politique de conservation mais nullement de transformation. J’ai entendu l’ancienne présidente de la Fed Janet Yellen affirmer que l’économie allait très bien avant la crise. Aux États-Unis de Trump, on croit rêver ! Ne changeons rien surtout : congelons le système à – 70 degrés comme le vaccin de Pfizer et on retrouvera certainement une économie en « pleine santé ».

Un dernier point sur les objections aux politiques sanitaires. Lorsque certains néolibéraux s’inquiètent, certes assez hypocritement, des conséquences sanitaires de la récession n’ont-ils pas raison ?

Oui, mais la réponse à cela, c’est précisément l’État-providence. En France, on a largement préservé les emplois et les revenus. Ce qui a été dégradé, c’est la santé et la démocratie. Si, comme je le pense, l’année 2020 est le vrai début du XXIe siècle, il va falloir des protections collectives puissantes. Et c’est là qu’intervient la proposition d’État social-écologique.

Cette proposition consiste à reprendre les termes de la création de l’État-providence à la fin du XIXe siècle. Cette institution, radicalement nouvelle, naît d’un état de fait : le choc du capitalisme financier et industriel provoque une déstabilisation sociale qui se mue en déstabilisation politique. Ce que l’on découvre à l’époque, c’est que le capitalisme d’alors représente un risque social et qu’il faut protéger la population de ce risque.

Le principe directeur de cette révolution démocratique, c’est ce que le sociologue danois Esping-Andersen a appelé, après Polanyi, la « dé-marchandisation » du travail : je sais combien cela paraît exotique aujourd’hui, mais, à cette époque reculée, on a considéré que le travail n’était pas une marchandise.

Au début du XXIe siècle, on fait face à une évidence : le choc écologique. Il faut donc, si l’on a deux sous de jugeote économique, étendre le périmètre de l’État social à ces nouveaux risques. L’année 2020, ce sont des incendies géants en Australie, la crise du Covid-19, l’été le plus chaud de l’histoire, l’embrasement de l’ouest américain, la pire saison des ouragans dans l’Atlantique… C’est-à-dire des millions de gens confrontés à des risques sociaux et sanitaires.

La question est alors de savoir si on laisse ces humains seuls face à ces risques, ou si on décide de créer des mécanismes de protection collective. D’où ma proposition : faire comme à la fin du XIXe siècle, mais avec un nouveau principe qui n’est pas celui de démarchandisation, mais celui de « dé-naturalisation » : domestiquer la violence naturelle des crises écologiques autant que faire se peut.

Face à ces risques, il faut des services de prévention qui permettent, par exemple, de maîtriser l’urbanisation, des services d’assistance efficaces et suffisants quand le choc survient, mais aussi des services publics d’assurance, des aides à la reconstruction, etc. Il faut donc réinventer la fonction de l’État social face aux crises écologiques pour que nous puissions y faire face ensemble. Est-ce plus difficile que la création de la Sécurité sociale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?

On vous objectera que cela coûte très cher, voire trop cher…

Où l’on voit que les soi-disant réalistes sont des gens qui planent : il y a plus de réalisme dans les convictions d’une militante de la décroissance que dans les vaticinations d’un chef économiste d’une banque d’affaires prédatrice. Affronter une pandémie, cela coûte beaucoup plus que de la prévenir. Et c’est vrai de toutes les crises écologiques.

Je défends l’idée qu’on peut faire immédiatement des économies dans les dépenses sociales, si, par exemple, on réduit drastiquement la pollution de l’air. En réduisant les maladies respiratoires, on fait des économies immédiates, mais aussi durables parce que ces maladies représentent des charges récurrentes pendant trente ou quarante ans. Par ailleurs, si l’on a besoin de faire de nouveaux prélèvements, on peut avoir recours à des prélèvements « économes », comme une taxe carbone bien calibrée socialement et donc progressive qui permette des gains de pouvoir d’achat pour les plus modestes, qui en ont tant besoin en cette année.

Ce que je constate, c’est que le coût de ne rien faire est astronomique. La pandémie le prouve. L’année 2020 est l’étude économique la plus convaincante qui soit : voilà ce que coûte la crise écologique globale. C’est toujours le même problème avec les ressources naturelles et la biodiversité. Parce que cela n’a pas de prix, on pense que cela n’a pas de valeur. Mais la valeur apparaît lorsque ces ressources sont altérées ou disparaissent, comme avec les pollinisateurs. Vous bénéficiez de la pollinisation, vous pensez que cela n’a pas de valeur parce que cela n’a pas de prix. Et puis, vous mettez des pesticides et les abeilles disparaissent et le coût de la perte de la pollinisation devient évident. On est dans cette situation avec la pandémie, et c’est pourquoi il faut sans relâche expliquer ce qui se passe sous nos yeux.

Quelles seraient les institutions, et les leviers, de cet État social et écologique ?

En France, on dispose d’un immense système social et fiscal qui représente une puissance considérable : 750 milliards d’euros. Notre pays est un des plus avancés au monde en termes de mutualisation des dépenses sociales. Or aujourd’hui la part des taxes environnementales est proche de 5 % et cette part est en baisse depuis dix ans.

Il nous faut nous engager dans la conversion du système fiscal de la taxation des biens, c’est-à-dire les revenus du travail, vers la taxation des maux, la pollution et la surconsommation des ressources naturelles. Nous avons 95 % du chemin à parcourir ! C’est ainsi que s’est bâti l’État social au gré du XXe siècle, par une fiscalité sur le patrimoine, le revenu et la consommation. Pour la fiscalité écologique, on n’a juste pas encore commencé. Tout est donc à faire, mais les leviers sont considérables. Imaginez l’impact sur les comportements si la fiscalité européenne était métamorphosée dans ce sens.

Ensuite, il y a une réorientation des dépenses sociales, par exemple sur la rénovation thermique des bâtiments. Puis, il faut créer une assurance liée à ces risques. On crée une nouvelle branche de la sécurité sociale qui est celle de la dépendance, mais il faudrait surtout une branche de vulnérabilité écologique, c’est-à-dire une branche d’interdépendance, qui prendrait en charge de matière systématique les risques écologiques et qui mettrait au service de la transition écologique la puissance du système assurantiel. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a placé tout l’appareil statistique, toute la puissance publique au service d’un projet de justice sociale. Il faut faire la même chose au service d’un projet politique social-écologique.

Précisément, dans votre livre, on découvre que, derrière l’espérance de vie, le nouvel indicateur cardinal que vous défendez, beaucoup d’autres questions sont prises en compte : les inégalités, le bien-être au travail, la santé mentale. On a là le nouveau bon critère ?

Oui, mais il ne faut pas se laisser piéger par l’idée d’un indicateur unique imposé par un Esprit saint ! L’idée est de remplacer le PIB par un système social et écologique qui serait un tableau de bord dont les citoyen[en]es seraient les acteurs/trices. Je propose de passer à ce que j’appelle la « pleine santé » en référence au plein-emploi. Et comme le taux de chômage était l’indicateur phare du plein-emploi, l’espérance de vie est celui de la pleine santé. C’est fondamental, parce que, désormais, le taux de chômage est devenu un indicateur presque aussi trompeur que le taux de croissance.

Beveridge prétendait qu’une société de plein-emploi était une société où le taux de chômage se situait à 3 %. Les États-Unis y étaient exactement au début de 2020 et, pourtant, c’est une société qui tombe en morceaux, dans laquelle l’espérance de vie a reculé entre 2014 et 2017, dans laquelle des millions de personnes sont devenues instantanément pauvres et sont privées de protection sanitaire au moment où elles en ont le plus besoin. Et pourtant, on y a le plein-emploi. Mais la réalité, c’est que les travailleurs aux États-Unis sont obligés de multiplier les emplois pour avoir un revenu décent, sans aucune assurance sociale. Autrement dit, ils se ruinent la santé sans garantie. Le plein-emploi aujourd’hui, cela veut dire travailler tout le temps, au prix de votre santé, de votre espérance de vie.

Mais la pleine santé, c’est beaucoup plus que l’espérance de vie, c’est aussi la prise en compte des inégalités sociales et environnementales, ou encore la santé mentale ou les rapports entre les écosystèmes et les systèmes humains. Bref, c’est un système social-écologique. C’est surtout un système démocratique, défini à chaque niveau de gouvernement par les gens, à la lumière de leur expérience de vie.

La création des États-providence s’est parfois faite rapidement, du moins dans ses premières étapes, comme en Allemagne où on est passé d’un État quasi féodal à un système d’assurances sociales en dix ans. Mais devant la pandémie, la prise de conscience politique semble insuffisante, si on exclut la Nouvelle-Zélande ou la Finlande. Partout, l’enjeu économique semble avoir primé. Comment expliquer cette résistance ?

On ne changera pas les choses immédiatement. Il faudra du temps. On vient d’entrer dans un nouveau siècle. Vous avez raison : le discours économique a une responsabilité colossale dans la situation actuelle. Je ne sais qui est le ventriloque de qui, si les politiques l’utilisent pour protéger leurs intérêts ou si les économistes l’utilisent pour asseoir leur pouvoir, au fond peu importe : la rhétorique économique est l’obstacle à renverser. L’année 2020 a commencé avec les victoires écologistes aux municipales françaises et s’achève avec la défaite de Donald Trump. Ce ne sont pas des signes d’espoir à négliger.