Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Fiasco des masques : Jérôme Salomon mis en cause par les sénateurs

Décembre 2020, par Info santé sécu social

10 DÉCEMBRE 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Dans leur rapport d’enquête parlementaire, les sénateurs révèlent que le directeur général de la santé a pris seul la décision de ne pas renouveler le stock des masques et qu’il a demandé la modification d’un avis indépendant d’experts en faveur d’un stock d’un milliard de masques.

Les sénateurs ont rendu, jeudi 10 décembre, une semaine après les députés, le rapport de la commission d’enquête sur la gestion de la crise du Covid-19. Alain Milon (LR) a ainsi justifié la démarche des sénateurs : « Nous avons ressenti de la stupeur, beaucoup d’incompréhension », et même une « blessure d’amour-propre collective ».

La gestion des masques occupe 80 des 450 pages du rapport. Car leur pénurie « symbolise l’état d’impréparation du pays », selon Sylvie Vermeillet (Union centriste). Quand les députés n’ont pas voulu désigner des responsabilités, les sénateurs n’hésitent pas à mettre en cause, documents à l’appui, le directeur général de la santé Jérôme Salomon.

En 2009, il y avait 1,7 milliard de masques dans le stock stratégique, rappellent les sénateurs. La chute du stock se fait en deux temps, comme le montre ce graphique qu’ils ont diffusé.

Dans un premier temps, l’État abandonne les masques FFP2, en raison d’une lecture erronée d’un avis du Haut Conseil de santé publique qui circonscrit son usage aux soignants. Il est ensuite décidé, en 2013, de transférer aux établissements de santé la responsabilité de constituer les stocks, sur la base d’une lecture, toujours erronée, du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Mais aucune circulaire n’informe les établissements de cette nouvelle responsabilité, et il n’y a aucune vérification des stocks. Difficile, dans les méandres de ces décisions administratives, d’identifier des responsables. Le résultat est là : la France entre dans la crise avec un stock de moins d’un million de masques FFP2. Pour bien situer le niveau de la pénurie, rappelons que la consommation de masques au pic de la crise s’élevait à 100 millions par semaine.

La baisse du stock stratégique de masques chirurgicaux intervient dans un second temps. Et pour les sénateurs, Jérôme Salamon, directeur général de la santé depuis janvier 2018, en est largement responsable. Ils rappellent qu’en 2018, le stock stratégique contenait encore 735 millions de masques, mais qu’il n’y en avait plus que 100 millions fin 2019. « En 2018, en effet, 613 millions de masques sont jugés non conformes à une nouvelle norme introduite en 2014 », expliquent-ils. Jérôme Salomon a ordonné leur destruction progressive le 30 octobre 2018. Mais, dans le même temps, il n’en a commandé que 50 millions.

Car le directeur général de la santé a alors décidé de changer de stratégie : il ne veut plus d’un stock dormant, comme il l’explique dans un mail du 27 juin 2018 : « La cible autour d’un milliard de masques n’est plus justifiée, il ne s’agit plus de reconstituer le stock à l’identique mais d’amorcer une réduction importante de la cible et là encore d’expertiser les possibilités de réservation de capacités. »

Seulement, le directeur général de la santé ne peut prendre une telle décision seul. Et il est contredit en septembre 2018 par un avis d’un groupe d’experts, présidé par le professeur d’infectiologie Jean-Paul Stahl, qui chiffre à un milliard le « besoin » en masques.

Les sénateurs affirment que le rapport a été modifié à la suite d’une intervention de Jérôme Salomon. Ils publient une première version du rapport qui préconise la constitution d’un « stock » d’un milliard de masques, puis une deuxième version, celle rendue publique, qui évoque seulement le « besoin » d’un milliard de masques. La modification du rapport est à l’initiative de Jérôme Salomon, comme le prouve un courriel du 21 février 2019 adressé au directeur de Santé publique France, François Bourdillon, et rendu public par les sénateurs.

Finalement, « le rapport, dans sa version publique du 20 mai 2019, ne fait mention que d’un besoin d’un milliard de masques chirurgicaux, et ne fait plus aucune référence à la pertinence de constituer un stock de cette ampleur (ce qui aurait été un désaveu de la décision du DGS d’octobre 2018) », relèvent les sénateurs.

À leurs yeux, il y a donc eu une « intervention directe du directeur général de la santé dans les travaux d’un groupe d’experts afin qu’ils n’émettent pas de recommandation qui pourrait venir questionner le choix fait par ce même DGS ».

Et toutes les décisions qu’il a prises concernant le stock de masques « n’ont fait l’objet d’aucune alerte ou information à la ministre », soulignent-ils encore.

Ces nombreux échanges montrent que Jérôme Salomon était parfaitement informé du niveau des stocks. Mais lorsque, début 2020, tombent les premières informations sur l’apparition d’un nouveau virus respiratoire, il n’en informe par la ministre. C’est elle qui demande à être informée. Le 24 janvier, la réponse de Santé publique France lui parvient : il n’y a alors plus que 33 millions de masques pédiatriques et 66 millions de masques pour adultes.

La pénurie est à ce moment-là criante. Mais elle est niée. Par Agnès Buzyn le 26 janvier : « Nous avons des dizaines de millions de masques en stock. […] Si un jour nous devions proposer à telle ou telle population ou personne à risque de porter des masques, les autorités sanitaires distribueraient ces masques aux personnes qui en auraient besoin. » Par Jérôme Salomon le 26 février, devant les sénateurs : « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n’avons pas d’inquiétude sur ce plan. […] Il n’y a donc pas de pénurie à redouter. »

Les masques ne sont pas le seul sujet des sénateurs. Ils critiquent à leur tour le manque de réactivité des autorités, un « défaut de vigilance à l’égard des plus vulnérables », une gestion de la crise trop centrée sur l’hôpital, des maisons de retraite délaissées, une recherche clinique mal coordonnée, les errements du dépistage tout l’été.

D’une manière plus inédite, les sénateurs ont aussi analysé la politique de traçage et d’isolement des cas, largement assurée par l’assurance-maladie. Certes, d’importants moyens ont été mobilisés : « Depuis le 13 mai, [il a été procédé] au recrutement de près de 10 000 personnes, mobilisées 7 jours sur 7, susceptibles de gérer près de 40 000 appels par jour. » Mais ce traçage est « lacunaire », regrettent les sénateurs.
Ils regrettent surtout l’absence du médecin traitant dans le dispositif, pourtant prévu au départ. Mais il a été évacué du dispositif : les médecins généralistes n’ont pas accès au logiciel Contact-Covid pour signaler les cas positifs et contacts.

Ils citent le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, regrettant avec lui un fonctionnement « plutôt administratif », qui ne s’appuie pas « sur le milieu associatif, sur les assistantes sociales, sur les médecins généralistes, etc. ».

Le médecin traitant a aussi perdu sa place dans le dépistage, rendu accessible sans prescription. Un malade peut donc être déclaré positif sans que son médecin ne soit prévenu ni ne puisse donner des conseils sur les gestes barrières ou l’isolement.

Au cours des auditions, la Cnam a elle-même regretté cette situation, soulignant les limites de son rôle, qui est de « solliciter les cas contacts » et non de suivre « leur situation une fois le signalement effectué, renvoyant cette dernière mission à l’ARS ».

Ces critiques rejoignent celles formulées sur Mediapart par l’épidémiologiste Renaud Piarroux, qui milite pour un réel accompagnement des cas positifs et contacts.
10 DÉCEMBRE 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE
Dans leur rapport d’enquête parlementaire, les sénateurs révèlent que le directeur général de la santé a pris seul la décision de ne pas renouveler le stock des masques et qu’il a demandé la modification d’un avis indépendant d’experts en faveur d’un stock d’un milliard de masques.

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Les sénateurs ont rendu, jeudi 10 décembre, une semaine après les députés, le rapport de la commission d’enquête sur la gestion de la crise du Covid-19. Alain Milon (LR) a ainsi justifié la démarche des sénateurs : « Nous avons ressenti de la stupeur, beaucoup d’incompréhension », et même une « blessure d’amour-propre collective ».

La gestion des masques occupe 80 des 450 pages du rapport. Car leur pénurie « symbolise l’état d’impréparation du pays », selon Sylvie Vermeillet (Union centriste). Quand les députés n’ont pas voulu désigner des responsabilités, les sénateurs n’hésitent pas à mettre en cause, documents à l’appui, le directeur général de la santé Jérôme Salomon.

En 2009, il y avait 1,7 milliard de masques dans le stock stratégique, rappellent les sénateurs. La chute du stock se fait en deux temps, comme le montre ce graphique qu’ils ont diffusé.

Dans un premier temps, l’État abandonne les masques FFP2, en raison d’une lecture erronée d’un avis du Haut Conseil de santé publique qui circonscrit son usage aux soignants. Il est ensuite décidé, en 2013, de transférer aux établissements de santé la responsabilité de constituer les stocks, sur la base d’une lecture, toujours erronée, du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Mais aucune circulaire n’informe les établissements de cette nouvelle responsabilité, et il n’y a aucune vérification des stocks. Difficile, dans les méandres de ces décisions administratives, d’identifier des responsables. Le résultat est là : la France entre dans la crise avec un stock de moins d’un million de masques FFP2. Pour bien situer le niveau de la pénurie, rappelons que la consommation de masques au pic de la crise s’élevait à 100 millions par semaine.

La baisse du stock stratégique de masques chirurgicaux intervient dans un second temps. Et pour les sénateurs, Jérôme Salamon, directeur général de la santé depuis janvier 2018, en est largement responsable. Ils rappellent qu’en 2018, le stock stratégique contenait encore 735 millions de masques, mais qu’il n’y en avait plus que 100 millions fin 2019. « En 2018, en effet, 613 millions de masques sont jugés non conformes à une nouvelle norme introduite en 2014 », expliquent-ils. Jérôme Salomon a ordonné leur destruction progressive le 30 octobre 2018. Mais, dans le même temps, il n’en a commandé que 50 millions.

Car le directeur général de la santé a alors décidé de changer de stratégie : il ne veut plus d’un stock dormant, comme il l’explique dans un mail du 27 juin 2018 : « La cible autour d’un milliard de masques n’est plus justifiée, il ne s’agit plus de reconstituer le stock à l’identique mais d’amorcer une réduction importante de la cible et là encore d’expertiser les possibilités de réservation de capacités. »

Seulement, le directeur général de la santé ne peut prendre une telle décision seul. Et il est contredit en septembre 2018 par un avis d’un groupe d’experts, présidé par le professeur d’infectiologie Jean-Paul Stahl, qui chiffre à un milliard le « besoin » en masques.

Les sénateurs affirment que le rapport a été modifié à la suite d’une intervention de Jérôme Salomon. Ils publient une première version du rapport qui préconise la constitution d’un « stock » d’un milliard de masques, puis une deuxième version, celle rendue publique, qui évoque seulement le « besoin » d’un milliard de masques. La modification du rapport est à l’initiative de Jérôme Salomon, comme le prouve un courriel du 21 février 2019 adressé au directeur de Santé publique France, François Bourdillon, et rendu public par les sénateurs.

Finalement, « le rapport, dans sa version publique du 20 mai 2019, ne fait mention que d’un besoin d’un milliard de masques chirurgicaux, et ne fait plus aucune référence à la pertinence de constituer un stock de cette ampleur (ce qui aurait été un désaveu de la décision du DGS d’octobre 2018) », relèvent les sénateurs.

À leurs yeux, il y a donc eu une « intervention directe du directeur général de la santé dans les travaux d’un groupe d’experts afin qu’ils n’émettent pas de recommandation qui pourrait venir questionner le choix fait par ce même DGS ».

Et toutes les décisions qu’il a prises concernant le stock de masques « n’ont fait l’objet d’aucune alerte ou information à la ministre », soulignent-ils encore.

Ces nombreux échanges montrent que Jérôme Salomon était parfaitement informé du niveau des stocks. Mais lorsque, début 2020, tombent les premières informations sur l’apparition d’un nouveau virus respiratoire, il n’en informe par la ministre. C’est elle qui demande à être informée. Le 24 janvier, la réponse de Santé publique France lui parvient : il n’y a alors plus que 33 millions de masques pédiatriques et 66 millions de masques pour adultes.

La pénurie est à ce moment-là criante. Mais elle est niée. Par Agnès Buzyn le 26 janvier : « Nous avons des dizaines de millions de masques en stock. […] Si un jour nous devions proposer à telle ou telle population ou personne à risque de porter des masques, les autorités sanitaires distribueraient ces masques aux personnes qui en auraient besoin. » Par Jérôme Salomon le 26 février, devant les sénateurs : « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n’avons pas d’inquiétude sur ce plan. […] Il n’y a donc pas de pénurie à redouter. »

Les masques ne sont pas le seul sujet des sénateurs. Ils critiquent à leur tour le manque de réactivité des autorités, un « défaut de vigilance à l’égard des plus vulnérables », une gestion de la crise trop centrée sur l’hôpital, des maisons de retraite délaissées, une recherche clinique mal coordonnée, les errements du dépistage tout l’été.

D’une manière plus inédite, les sénateurs ont aussi analysé la politique de traçage et d’isolement des cas, largement assurée par l’assurance-maladie. Certes, d’importants moyens ont été mobilisés : « Depuis le 13 mai, [il a été procédé] au recrutement de près de 10 000 personnes, mobilisées 7 jours sur 7, susceptibles de gérer près de 40 000 appels par jour. » Mais ce traçage est « lacunaire », regrettent les sénateurs.
Ils regrettent surtout l’absence du médecin traitant dans le dispositif, pourtant prévu au départ. Mais il a été évacué du dispositif : les médecins généralistes n’ont pas accès au logiciel Contact-Covid pour signaler les cas positifs et contacts.

Ils citent le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, regrettant avec lui un fonctionnement « plutôt administratif », qui ne s’appuie pas « sur le milieu associatif, sur les assistantes sociales, sur les médecins généralistes, etc. ».

Le médecin traitant a aussi perdu sa place dans le dépistage, rendu accessible sans prescription. Un malade peut donc être déclaré positif sans que son médecin ne soit prévenu ni ne puisse donner des conseils sur les gestes barrières ou l’isolement.

Au cours des auditions, la Cnam a elle-même regretté cette situation, soulignant les limites de son rôle, qui est de « solliciter les cas contacts » et non de suivre « leur situation une fois le signalement effectué, renvoyant cette dernière mission à l’ARS ».

Ces critiques rejoignent celles formulées sur Mediapart par l’épidémiologiste Renaud Piarroux, qui milite pour un réel accompagnement des cas positifs et contacts.