L’hôpital

Médiapart - Financement de l’hôpital, la réforme qui n’a pas eu lieu

Décembre 2016, par Info santé sécu social

Par Caroline Coq-Chodorge

Malgré les promesses, les socialistes n’ont réformé qu’à la marge, et à la dernière minute, le système de financement de l’hôpital porteur d’effets désastreux sur le personnel et la qualité des soins. Dernier volet de notre enquête sur la tarification à l’activité.

Le sociologue Frédéric Pierru choisit l’image du « hamster », le professeur André Grimaldi, diabétologue à la Pitié-Salpêtrière à Paris, préfère celle de « l’écureuil » : dans leur cage, les deux courent sans but. De la même manière, parce qu’il est payé à l’activité, l’hôpital poursuit un objectif hors de sa portée, et contre nature : la rentabilité. En 2012, François Hollande s’était pourtant engagé à réformer son financement. Son bilan ne tient qu’à quelques lignes, dans l’article 79 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2017. « Sur ce point, le bilan de Marisol Touraine est nul, parce qu’au fond, les socialistes sont d’accord avec ce système », regrette André Grimaldi.

La tarification à l’activité a hérité d’un sigle barbare, mais passé dans le langage hospitalier courant : la T2A. Qu’ils soient médecins, infirmières, aides soignants, tous vivent au quotidien ses « injonctions contradictoires ». Leurs griefs sont nombreux et sérieux. La T2A contraint les établissements de santé à développer de l’activité dans un budget dédié à l’hôpital toujours plus contraint, donc de sans cesse gagner en productivité, sur le dos de soignants malmenés et épuisés. Elle éprouve l’éthique des médecins en les incitant à industrialiser les soins, à les abréger pour libérer des lits, à penser le développement de leurs services, non pas à partir de besoins médicaux, mais de « business plans » déterminés par le montant des tarifs hospitaliers. Elle privilégie des activités au détriment d’autres, crée des rentes économiques qui entravent les progrès médicaux.

En théorie, le principe de la T2A est assez simple : l’hôpital est payé par l’assurance maladie pour chaque prise en charge d’un malade, en fonction de sa pathologie. En pratique, c’est une usine à gaz. L’administration de la santé a défini des tarifs pour chaque « groupe homogène de malades » (GHM). Il y en a 2 300, déclinés en quatre niveaux de sévérité. Les GHM désignent très précisément une pathologie : il y a un tarif pour une appendicectomie simple, un autre lorsqu’elle est compliquée, un autre lorsqu’elle est pratiquée sur un patient de plus de 70 ans, un autre encore lorsqu’elle est associée à une autre maladie, etc. Dans la vie réelle, cette tuyauterie gestionnaire est truffée d’effets pervers.

La T2A a été mise en place en France en 2004, sur le modèle américain suivi par tous les pays européens. Mais la France est allée le plus loin dans son application, en imposant à ses établissements de santé (à l’exception de la psychiatrie) le « tout T2A » en 2008. Le sociologue Pierre-André Juven a consacré sa thèse aux « coûts et aux tarifs controversés de l’hôpital public ». Il y revient sur sa mise en œuvre, qui procède au départ « d’une volonté, dès les années 1980, d’endiguer l’augmentation des dépenses hospitalières. L’administration a d’abord mis fin au prix de journée, qui incitait les établissements à faire traîner en longueur les hospitalisations ». Elle a opté pour la « dotation globale » : chaque établissement héritait d’une enveloppe budgétaire annuelle avec laquelle il devait composer. « Il y avait de grandes inégalités, car les budgets étaient reconduits d’une année sur l’autre, mais ceux qui avaient leurs entrées au ministère pouvaient négocier des rallonges, explique le sociologue. La T2A était présentée comme un système plus juste. »

Mais en réalité a été mis en place un « quasi-marché, poursuit le sociologue. Ce n’est pas une néo-libéralisation classique, dans le sens du recul de la place de l’État. C’est au contraire une étatisation, mais qui impose au secteur public les principes du marché, à savoir une constante diminution des coûts, une augmentation des marges, et une mise en concurrence des établissements. La T2A a transformé les hôpitaux en entités productivistes, efficientes et compétitives ».

Seulement, la santé n’est pas un marché, en premier lieu parce qu’elle est financée par de l’argent public, forcément limité. Chaque année, les parlementaires votent l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam). Depuis le milieu des années 2000, cet objectif progresse bien moins vite que les besoins de santé, qui ne cessent d’augmenter en raison du progrès technique, des médicaments innovants de plus en plus coûteux, de la progression des maladies chroniques, du vieillissement de la population. En 2017, pour répondre à ces nouveaux besoins, il faudrait augmenter le budget de l’assurance maladie de + 4,3 %. Mais il ne va progresser que de + 2,1 %. Au final, en 2017, l’hôpital doit faire 1,5 milliard d’euros d’économies.

« La contradiction de ces instruments que sont l’Ondam et la T2A est la question des questions, estime Pierre-André Juven. Dans les discours politiques, l’Ondam est là pour sauver la Sécurité sociale. Le respect de l’Ondam est devenu la préoccupation majeure. Mais en même temps, avec la T2A, on dit aux établissements : “Soignez toujours plus !” Donc leurs tarifs baissent sans cesse, c’est infernal. Et au final, l’Ondam est respecté au prix d’un endettement massif des établissements. »

En défense de la T2A, il y a des économistes de la santé sincèrement soucieux de préserver l’assurance maladie, comme Brigitte Dormont. Elle défend « un système malin, qui incite à l’efficience. L’efficience, c’est important, c’est dépenser le moins possible et obtenir le meilleur résultat. Mais sans dégrader la qualité des soins, ce qui passe entre autres par des conditions de travail acceptables pour les hospitaliers ! ». Car l’économiste critique aussi fermement la mise en œuvre effective de la T2A en France : « Le serrage budgétaire actuel est très sévère. Et cet outil de financement qui ne devrait viser que l’efficience est perverti par l’administration, qui l’utilise aussi pour restructurer l’offre de soins, en manipulant les tarifs. Lorsqu’elle veut favoriser une activité, elle fixe des tarifs très supérieurs au coût réel des soins. Mais d’autres activités, qui ne sont pas jugées prioritaires, se retrouvent avec des tarifs inférieurs à leurs coûts. Cela conduit à des situations de conflit éthique, où les médecins se retrouvent contraints dans leurs choix thérapeutiques. »

À gauche, pas de consensus

Sont ainsi favorisées les prises en charge de courte durée, en particulier la chirurgie ambulatoire, c’est-à-dire les opérations réalisées dans la journée, sans hospitalisation. Et ces restructurations sont tellement techniques qu’elles sont difficilement contestables. Pour le sociologue Pierre-André Juven, c’est là que la T2A s’avère être « un outil génial, du point de vue de l’administration de la santé : la T2A a automatisé les ajustements budgétaires, sans négociations possibles, en éloignant les hôpitaux des négociations concernant le niveau de leurs recettes. En sociologie politique, on parle de gouvernement à distance », explique-t-il.

« C’est la cage de l’écureuil, dit plus simplement André Grimaldi. On est en train de casser la machine et de préparer la voie à la privatisation du secteur de santé. » Car la logique de la T2A n’est pas encore allée à son terme. Lorsqu’elle a été mise en place par la droite en 2004, puis généralisée en 2008, l’objectif final était de parvenir à une « convergence » des tarifs, c’est-à-dire leur alignement entre secteurs public et privé. Ce qui revient à une mise en concurrence directe. L’objectif de la « convergence » a été suspendu par la gauche, les tarifs du public sont restés supérieurs à ceux du privé, de 27 % en moyenne. L’hôpital public n’est pas pour autant moins efficace. À la différence du privé, il ne sélectionne pas ses patients en se concentrant sur les activités les plus rentables. L’économiste Brigitte Dormont a consacré en 2012 un article à la convergence tarifaire 3 : elle y démontre que l’hôpital public est au contraire le plus efficace, lorsque sont pris en compte sa patientèle, plus lourde et plus précaire, et le type de séjours, plus complexes.

La convergence est déjà de retour, en filigrane, dans le programme de François Fillon. Il a reculé sur le transfert aux complémentaires santé d’une partie des dépenses de santé 3, mais pas sur ses promesses très favorables aux libéraux et aux cliniques privées. Ces dernières pourraient de nouveau « participer aux missions de service public ». Les socialistes étaient pourtant revenus sur cette mesure introduite par la loi Hôpital de 2009, qui gomme toute différence de nature entre public et privé. « Dans cette logique, l’hôpital public doit changer de statut. Et le modèle, c’est le privé à but non lucratif », prédit André Grimaldi. C’est d’ailleurs un établissement de ce type qu’a choisi François Fillon 3 pour rectifier son programme santé.

À gauche, il n’y a pas de consensus sur une réforme de la T2A. Marisol Touraine a créé une commission chargée de « conduire une réflexion » sur une réforme du mode de financement des hôpitaux… mais fin 2015 seulement. Elle est présidée par le socialiste Olivier Véran, par ailleurs neurologue au CHU de Grenoble. Elle a rendu un pré-rapport en mai, qui a permis d’inscrire deux mesures techniques dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2017 : la création d’une « consultation pluridisciplinaire et pluriprofessionnelle » forfaitaire à l’hôpital, et une évolution de la tarification des « soins critiques » – la réanimation, les soins intensifs – vers un « financement mixte ». « En quelques mois d’existence, obtenir ces deux mesures, c’est déjà pas mal ! » se défend Olivier Véran.

Cette commission hétéroclite est composée de hauts fonctionnaires, de médecins, de directeurs, d’économistes, de sociologues. Certains sont connus pour être très « pro T2A », en particulier chez les hauts fonctionnaires, et d’autres pour être très critiques, en particulier les sociologues Frédéric Pierru et Nicolas Belorgey, et Anne Gervais, hépatologue à l’hôpital Bichat à Paris, tous mandatés par le Mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP) dont André Grimaldi est l’un des principaux animateurs. « Je n’ai pas demandé leur orientation politique aux membres du comité, assure Olivier Véran. Nous menons un travail dans le sens de l’intérêt général, qui sera utile, même en cas d’alternance. » Il y a selon lui un « consensus sur une modulation progressive de la T2A. Sur le terrain, dans les réunions publiques que nous avons organisées, je n’ai pas entendu de cris, de hurlements. Les soignants en ont leur claque des indicateurs économiques, mais la T2A est toujours considérée comme le moins mauvais des systèmes. »

Mais l’atmosphère ne serait pas aussi consensuelle, selon Frédéric Pierru : « Nous n’attendons plus rien de cette commission, qui est verrouillée par les technocrates. Pour eux, les soignants sont toujours dans la plainte, ils défendent des intérêts corporatistes. Il y a un déni, une cécité organisée. Les technos de gauche sont encore passés à côté d’une occasion de revenir sur le paradigme de la T2A, imposée par la droite. » Frédéric Pierru et André Grimaldi déroulent les propositions de réforme formulées, de longue date, par le MDHP : le maintien de la T2A pour les soins aigus, standardisés, mais son abandon pour les maladies chroniques (diabète, cancer, etc.), qui passeraient au paiement forfaitaire modulé en fonction de l’activité, de la gravité des patient, etc. « L’hôpital public doit avoir une rentabilité sociale, pas une rentabilité économique, explique André Grimaldi. Mais il ne doit pas pour autant être un hôpital dispendieux : il doit rendre le juste soin au juste coût. »

En réalité, le débat est en train de se politiser. Frédéric Pierru travaille sur le programme santé de Jean-Luc Mélenchon, qui reprendra les propositions du MDHP. Olivier Véran aurait lui rejoint l’équipe d’Emmanuel Macron, mais brouille les pistes : il ne dément pas, précise qu’il veut rester dans une posture neutre politiquement tant qu’il présidera cette commission. Mais il indique aussi qu’il sera investi par les socialistes aux législatives dans l’Isère… En vieux sage, André Grimaldi voit « tout le monde : Juppé, NKM, Solférino, Hamon, Montebourg… ».