Complementaires santé

Médiapart - Généralisation des complémentaires santé : plus de concurrence, moins de solidarité

Janvier 2017, par Info santé sécu social

Par Caroline Coq-Chodorge

Il y a un an, la complémentaire santé en entreprise était généralisée. 400 000 salariés qui n’avaient aucune couverture hors de la Sécurité sociale sont désormais protégés. Mais la solidarité avec les non-salariés a diminué.

Complexe, la complémentaire santé sera l’objet de toutes les manipulations au cours de cette campagne présidentielle. François Fillon est très vite revenu sur sa grossière proposition du transfert du petit risque santé vers le privé. Et il a contre-attaqué dans Le Figaro 3 : « Au passage, la gauche préfère oublier que le poids des mutuelles et des assurances personnelles n’a cessé d’augmenter depuis des décennies, y compris dans le cadre des réformes qu’elle a elle-même votées. » Encore raté !

Le gouvernement a certes soumis le système de santé, et en particulier l’hôpital, à des mesures d’économies drastiques, mais son action a permis aussi de maintenir le niveau de la Sécurité sociale. Selon le dernier bilan de la Drees sur la complémentaire santé 3, la part des dépenses de santé remboursées par la Sécurité sociale, en constante baisse jusqu’en 2011, remonte depuis 2012 et se porte à 76,6 % des dépenses de santé en 2014. Cette hausse de la Sécurité sociale est liée à l’absence de nouvelle franchise, de déremboursements de médicaments, et à la hausse des dépenses hospitalières et du nombre de patients très malades (en affection longue durée), pris en charge à 100 % pour leurs dépenses d’assurance maladie.

Le bilan du gouvernement est cependant contradictoire, car il a dans le même temps préparé le terrain pour un recul futur de la Sécurité sociale en généralisant la complémentaire santé en entreprise. La mesure, issue de l’accord national interprofessionnel de 2013 signé entre le patronat (Medef, Upa, CGPME) et les syndicats (CFDT, CFE-CGC, CFTC), est entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Tous les salariés en CDI doivent désormais avoir une couverture santé, prise en charge au minimum à 50 % par leur employeur. Les effets de cette mesure commencent tout juste à être mesurés. Théoriquement, 400 000 salariés sans couverture complémentaire santé ont profité de cette mesure, et le niveau de couverture des Français par une complémentaire santé serait passé de 95 à 96 %. Mais la mutuelle Harmonie, la plus importante de France, estime que « 20 % des entreprises ne se sont pas encore conformées à la réglementation, majoritairement des TPE-PME ».

Pendant toute l’année 2016, de nombreuses personnes ont changé de contrat et d’assureur, ce qui a modifié l’équilibre entre les trois familles de complémentaires : les mutuelles, qui appartiennent à l’économie sociale et solidaire ; les institutions de prévoyance, non lucratives et gérées de manière paritaire par le patronat et les syndicats ; les assureurs, lucratifs. « Les mutuelles ont mieux résisté que prévu grâce à leur réseau local, leur proximité avec les entreprises, assure Albert Lautman, le directeur général de la Mutualité. Les assureurs ont eux aussi profité de leurs réseaux de distribution, en particulier les bancassureurs : la plupart des grandes banques proposent désormais des contrats collectifs d’assurance en santé aux entreprises. » Il admet donc qu’au jeu de la concurrence, les assureurs ont encore grignoté de nouvelles parts de marché : ils détenaient 22 % du marché de l’assurance santé en 2006, leur part est passée à 27 % en 2014…

Or les mutuelles et institutions de prévoyance ont dû faire face, en 2016, à des assureurs agressifs qui ont « tiré les prix vers le bas », selon Albert Lautman. « Un assureur a même proposé un contrat à 13 euros… Aujourd’hui, tout le monde perd de l’argent sur le collectif, ce n’est pas soutenable. » La mutuelle Harmonie assure de son côté avoir « refusé ce dumping », selon son président Stéphane Junique : ses contrats d’entreprise sont à 31 euros en moyenne par salarié.

Quand les assurances progressent, les pratiques solidaires reculent. Les mutuelles, comme les institutions de prévoyance, ont traditionnellement des pratiques tarifaires de mutualisation, c’est-à-dire de solidarité entre les âges et les revenus : les primes d’assurance sont calculées en fonction du revenu, lissées entre les jeunes et les personnes âgées, etc. Selon une étude récente de la Drees 3, les trois quarts des personnes couvertes en individuel par des mutuelles bénéficiaient en 2013 de tarifs solidaires entre classes d’âge, contre seulement 5 % des personnes couvertes par une société d’assurances. « Les assureurs proposent jusqu’à 60-65 ans des prix compétitifs, mais qui explosent après 70
 ans… », explique Albert Lautman, de la Mutualité. Mais la Drees note que « les pratiques tarifaires des mutuelles en individuel semblent se rapprocher, ces dernières années, de celles des sociétés d’assurances ». « Ces réformes nous obligent à nous adapter, à faire du concurrentiel pour conserver nos parts de marché, parfois au détriment des valeurs mutualistes », reconnaît Albert Lautman.

Les propositions des candidats à la présidentielle

Il faut s’attendre à un nouveau recul des pratiques solidaires avec la généralisation en entreprise, car elle a encore un peu plus segmenté le marché. Du bon côté se retrouvent les actifs salariés, ceux qui présentent le moindre risque, car ils sont en meilleure santé. Leurs contrats collectifs sont peu chers, et faiblement imposés. Sont rejetés dans les contrats individuels plus chers et plus imposés les inactifs retraités, qui ont de plus grands risques d’avoir des problèmes de santé, les travailleurs indépendants et précaires, les auto-entrepreneurs, les étudiants, les chômeurs, etc. Le niveau des primes en individuel est donc susceptible d’augmenter. Elles sont pourtant « quasiment au maximum, poursuit Albert Lautman. Les personnes âgées paient autour de 100 euros par mois et par personne ». Le président d’Harmonie mutuelle confirme que « de plus en plus de retraités, ceux qui ont des petits revenus, révisent à la baisse leur couverture, car leur taux d’effort est déjà trop important ».

L’écart va donc un peu plus se creuser entre les contrats individuels et les contrats collectifs des salariés. Car ceux-ci sont, au contraire, de plus en plus solidaires, comme le relève la Drees : en 2013, « 43 % des personnes sont couvertes par un contrat dont le tarif dépend du revenu ». En 2016, ces pratiques solidaires en collectif ont progressé, selon la CFDT. Le syndicat défend la généralisation, puisqu’il en a été le principal signataire : « La généralisation est souvent présentée comme une privatisation. Mais c’est l’inverse, c’est une mutualisation ! assure Jocelyne Cabanal, secrétaire fédérale. Nous avons mis fin aux inégalités entre les salariés couverts par les contrats collectifs, moins chers, et les salariés non couverts. Et nous avons conclu des accords dans 94 branches professionnelles, qui offrent le meilleur niveau de solidarité. 7 millions de salariés sont aujourd’hui couverts par ces contrats de branche, dont 3,5 millions depuis début 2016. » Et la qualité des contrats est plutôt bonne : sur 94 accords, seules 14 branches ont choisi le minimum légal.

Autre type de critique de la généralisation : elle aurait conduit à une baisse de la qualité des contrats. C’est en réalité la conséquence d’une autre réforme, mise en œuvre en même temps que la généralisation. De nouveaux critères ont été imposés aux contrats complémentaires dits « responsables », qui représentent 94 % des contrats, et qui bénéficient à ce titre d’une fiscalité allégée. Ils doivent désormais prendre en charge automatiquement le forfait hospitalier de 18 euros par jour. Mais le remboursement des dépassements d’honoraires est plafonné à 125 % du tarif de la Sécurité sociale (par exemple, 45 euros maximum pour une consultation chez un médecin spécialiste), 470 euros maximum pour des lunettes avec des verres à simple foyer, etc.

Pendant toute l’année 2016, les organismes complémentaires ont vanté dans de coûteuses publicités les « surcomplémentaires ». Ces nouveaux contrats viennent compléter les contrats responsables désormais limités, et prennent en charge les dépassements d’honoraires les plus excessifs, les lunettes de luxe changées tous les ans, les prothèses dentaires les plus chères, etc. Pour Albert Lautman, de la Mutualité, « il est encore trop tôt pour mesurer l’évolution de la surcomplémentaire ». Harmonie mutuelle reconnaît devoir répondre à une « demande de la part d’entreprises qui ont dû revoir à la baisse leurs garanties ». Mais le besoin de surcomplémentaires est-il bien réel ?

Une étude du courtier en assurances Mercer 3, rendue publique fin novembre et largement relayée par la presse, insiste sur la baisse des remboursements et l’augmentation du reste à charge pour ses 1,3 million d’assurés. Mais le panel de salariés n’est pas anodin. Le directeur adjoint de Mercer, Vincent Harel, reconnaît que cette étude porte sur « une majorité de salariés de grandes entreprises, qui vivent dans des grandes villes, et qui bénéficiaient de contrats de très bonne qualité ». Par ailleurs, l’augmentation des restes à charge est très relative : de + 8,5 euros en cas d’hospitalisation dans le privé, de + 2,6 euros chez un spécialiste… Et si l’étude affirme que 23 % des spécialistes ont augmenté leurs tarifs, dans le même temps, elle constate un recul des frais de chirurgie de + 10 à + 20 % dans les cliniques privées. Et 15 % des assurés ont changé de praticien pour en choisir un aux tarifs moins élevés.

Le milieu des assurances milite pour la fin de l’encadrement des contrats, la « liberté » des garanties, donc des honoraires, rejoints par les médecins opposés à tout encadrement de leurs dépassements. « Au nom de quoi doit-on niveler par le bas les garanties ? », s’interroge Vincent Harel. La Fédération française de l’assurance est sur la même ligne : « L’augmentation des restes à charge est un sujet qui nous préoccupe, nous écrit-elle, car les réformes conduites ces dernières années n’ont pas produit les effets attendus pour limiter les dépassements des honoraires. » Jocelyne Cabanal, de la CFDT, leur oppose des arguments contraires : « Les complémentaires santé ne doivent-elles pas être responsables dans leurs remboursements, et éviter d’encourager des tarifs excessifs de la part des professionnels de santé ? C’est en tout cas notre position. J’ai en tête l’exemple d’une grande entreprise installée dans une petite ville de Bretagne, qui a amélioré ses garanties en optique. Très vite, les opticiens ont aligné leurs tarifs, au détriment de tous les autres habitants de la ville ! »

À une moindre échelle, car les complémentaires ne remboursent en France que 13,5 % des dépenses de santé, se dessine un système à l’américaine : un marché éclaté entre de multiples acteurs privés et publics, incapables de réguler des tarifs qui explosent, et qui creusent les inégalités sociales. Quand la France consacre, comme l’Allemagne ou la Suisse, 12 % de sa richesse nationale pour sa santé, les États-Unis en dépensent 18 %, pour des résultats calamiteux en termes d’espérance de vie : 78,8 ans, contre 82,3 ans en France. Et le système américain est devenu si complexe qu’il paraît irréformable, malgré les fragiles avancées de l’Obamacare 3.

Que faire désormais en France, pour assurer un accès équitable à l’assurance santé complémentaire ? Comme aux États-Unis, les pistes de réflexion ont tout de l’usine à gaz. Pour la Mutualité, « il faut maintenant remettre de la solidarité. Comment mieux équilibrer les risques ? Par la fiscalité ? On en utilisant le compte personnel d’activité ? ». La CFDT est sur les mêmes pistes : « Il y a de nouveaux dispositifs à créer, peut-être autour du compte personnel d’activité. Il faut réfléchir à la portabilité des droits en cas de sortie de l’emploi. Et pourquoi pas décider de moduler toutes les primes en fonction des revenus ? Il faut un débat public. »

Les propositions chocs de François Fillon ont eu un mérite : mobiliser les politiques sur un sujet, certes technique, mais qui est une des premières préoccupations des Français. Revenu sur ses propositions initiales, le candidat LR veut désormais « mieux articuler les rôles de l’assurance maladie et des complémentaires » à travers « une agence de régulation et de contrôle » associant assurance maladie obligatoire et complémentaire. Cela revient tout de même à institutionnaliser les complémentaires, et à acter leur rôle incontournable dans notre système de sécurité sociale.

Côté Parti socialiste, Benoît Hamon se prononce pour une augmentation des dépenses de sécurité sociale, notamment grâce à un meilleur remboursement des soins dentaires. Arnaud Montebourg reprend de son côté une idée mûrie dans le secteur de la santé, à l’initiative notamment de l’économiste Didier Tabuteau et du diabétologue André Grimaldi, et formulée dans une « Charte pour une santé solidaire » 3 : la création par l’assurance maladie de sa propre complémentaire, publique. Cette charte propose également de faire remonter à 80 % les dépenses de sécurité sociale : ce taux, qui a été atteint en 1980, était l’objectif initial fixé dans le plan de 1945.

Quant à Jean-Luc Mélenchon, lui aussi propose une rupture profonde, mais inverse à celle de François Fillon : supprimer les complémentaires. C’est aussi revenir sur l’accord de 1945, pour un système de sécurité sociale « bismarckien », géré par les syndicats et le patronat, organisé autour du travail, financé par les cotisations sociales et qui laissait dès le départ une place au monde mutualiste. « Les Français ont tout à gagner à supprimer progressivement les complémentaires », assure le sociologue de la santé Frédéric Pierru, qui travaille sur ce programme dévoilé en mars. Les dépenses prises en charge par les complémentaires seraient transférées à l’assurance maladie et « les primes d’assurance deviendraient de l’impôt, sans doute de la CSG. Au passage, nous économisons les frais de gestion des complémentaires », qui s’élèvent tout de même à 16 % ! Alors que faire des salariés des complémentaires ? « L’assurance maladie pourrait en employer une partie. Il y aura peut-être de la casse sociale. Mais est-ce qu’on a demandé leur avis aux salariés de Florange ? » Le sociologue admet aussi qu’il y aura toujours un espace pour des « assurances supplémentaires, car la Sécurité sociale ne doit financer que les dépenses dont l’utilité médicale est prouvée ». Pas de place donc pour les cures thermales, les lunettes de luxe, les médicaments inutiles ou les honoraires excessifs des médecins.