Perte d’autonomie, “dépendance”

Médiapart - Grand âge : « On me dit qu’il y a des aides, mais où sont-elles ?! »

Janvier 2020, par Info santé sécu social

29 JANVIER 2020 PAR JORDAN POUILLE

« Il va falloir me croire... » Lors de ses vœux à la presse, mardi 28 janvier, Agnès Buzyn a promis pour « cet été » son projet de loi « grand âge et dépendance », maintes fois repoussé. Son objectif : « Maintien à domicile le plus longtemps possible. » Ce qui suppose un soutien renforcé aux proches « aidants », moral comme financier. Reportage dans un groupe de soutien dédié, dans le Pas-de-Calais.

Cuinchy (Pas-de-Calais), de notre envoyé spécial.– Nicolas a installé délicatement son épouse sur une chaise, à ses côtés. Mathilde semble avachie, les yeux mi-clos. Il interpelle un homme qui s’approche :

« Et ta femme, ça va ?

– Tu parles, toujours hospitalisée et ça ne s’améliore pas.

– Je comprends. Ma nénette, elle marchait sans arrêt entre la véranda et le salon, puis du jour au lendemain, plus rien. Il paraît que c’est une phase de la maladie…

– Moi, je ne sais pas bien ce qui lui arrive.

– Alzheimer, c’est vaste, tu sais. Par contre, tous finissent pareil… »

Nicolas, la soixantaine, s’est récemment résigné à placer son épouse en maison de retraite, dans une résidence confortable de Cuinchy (Pas-de-Calais), à 3 000 euros par mois, où un « café des aidants » se déroule ce matin-là. « Ce sont nos deux filles qui m’ont poussé. Elles voyaient bien l’évolution de leur maman, elles avaient du recul. Moi j’étais vigilant 24 h sur 24 mais je ne réfléchissais plus, j’étais comme noyé. » Nicolas vient au chevet de Mathilde chaque midi et repart chaque soir vers 20 heures. « Ma femme ne sait plus manger toute seule. Les aides-soignantes s’en chargent comme il faut, mais j’aime bien être là. »

Il redresse sa femme. « Ici, il ne se passe pas un après-midi sans que je ne discute avec un docteur, des résidents, du personnel. Quand je rentre chez moi, c’est très dur. Il n’y a plus personne… Je viens de m’inscrire à un club de rando, on verra bien. »

Cet homme est un habitué des rendez-vous des « Z’aidants de l’Artois », des échanges organisés chaque mois par Karla Voisin, la présidente de cette jeune association, et dont le mari est atteint de la maladie de Parkinson. Autour de viennoiseries et d’un bon café, on y vide son sac, on glane des conseils, on en sort un peu plus fort. Et on y dresse toujours le même constat : l’aidant familial souffre d’un manque de reconnaissance et de préparation face la détresse du proche malade.

Mardi 28 janvier, la ministre des solidarités, Agnès Buzyn, s’est engagée, une nouvelle fois, à présenter en conseil des ministres un projet de loi « grand âge et dépendance », maintes fois repoussé, promis désormais pour « cet été ». « Il va falloir me croire », a-t-elle soufflé, en résumant l’objectif : « Un maintien à domicile le plus longtemps possible. L’entrée en établissement doit devenir l’exception [car] la majorité des personnes âgées veulent rester chez elles pour y vivre jusqu’au bout leur vie. » Alors que le président du Haut Conseil du financement de la protection sociale a chiffré les besoins de financements à partir de 2030 à plus de neuf milliards d’euros par an (dans un rapport remis en mars 2019), une énième « concertation avec le secteur et les collectivités territoriales » doit démarrer après les municipales.

En attendant, à ses réunions dans l’Artois, Mme Voisin veille toujours à ce qu’une assistance sociale et une psychologue soient présentes. La quinzaine d’aidants rassemblée aujourd’hui reflète bien les statistiques de la Coface (Confédération des organisations familiales de l’Union européenne) : parmi les 8,3 millions d’aidants en France, 80 % appartiennent à la même famille, 44 % sont des conjoints et 93 % des retraités, la moitié vit sous le même toit et 57 % sont des femmes.

Danielle, habits noirs et cheveux blonds, prend la parole. Elle inspire longuement et se lance : « En ce moment, c’est compliqué. Je suis dans une période de rage intérieure, à essayer de taper à toutes les portes, à passer ma vie à quémander. J’ai quitté mon boulot tellement je n’étais plus bonne à rien, figée devant mon écran, en burn out ! Maintenant, on me dit qu’il y a des aides. Mais où sont-elles ?! Je plains les gens qui ne savent pas. Ces pauvres gens, ils font quoi ? » Danielle peine à trouver des intervenants de confiance pour s’occuper de son mari. « Ces gens voient beaucoup de monde, promènent des bactéries d’une maison à l’autre. Mon mari a fait six mois d’hôpital à cause d’une infection. Et même si la personne me jure qu’elle a mis du gel désinfectant sur ses mains dans sa voiture, je veux qu’elle l’applique devant moi. »

Assise au fond, la jeune psy se lève pour présenter Cap’Handéo, un label délivré tous les trois ans et après audit aux structures d’aides à domicile qui garantissent une formation maximale à leurs employés. Dans le Pas-de-Calais, douze d’entre elles sont ainsi certifiées. « Mais elles tiennent combien de semaines ? Les plus jeunes se barrent au bout de 15 jours », soupire une dame. « Une fois, j’ai demandé à une aide à domicile comment elle comptait s’y prendre si mon mari faisait une fausse route. Elle m’a regardée avec des yeux ronds ! » La psy se rassoit.

On débat ensuite du terme « aidant », ce mot générique aux contours méconnus. Pas facile d’accepter ce statut, synonyme de nouvelle vie. L’aidant proche, un conjoint essentiellement, est une sorte d’altruiste radicalisé : il sacrifie sa vie sociale et parfois professionnelle pour la personne malade. Mais est-ce obligatoire ? Faut-il nécessairement se perdre soi-même pour aider l’autre ? Le recul progressif de l’âge de départ en retraite va mécaniquement conduire un nombre croissant de personnes en activité à assumer le rôle d’aidant familial. Les aidera-t-on à concilier vie personnelle et vie professionnelle ? L’investissement total de l’aidant camoufle les lacunes d’un système qui peine à le protéger, le préserver.

Danielle considère pourtant qu’elle n’est pas aidante mais simplement amoureuse, qu’elle agit naturellement sans se poser de questions. « Ce n’est pas un choix, c’est une évidence, c’est mon rôle et c’est comme ça. Et puis je suis assez cocooning, disons que c’est double pâtée pour le chat. » Le psy de son mari répète que son couple est fusionnel, et ça la met en joie. « Mais un tel amour ne vous laisse pas de répit. Un peu volontairement car j’ai beaucoup de mal à faire confiance. »

Pour Karla Voisin, sa charge d’aidante a failli démolir son couple. Elle a renoncé à son métier de chef-styliste chez Camaïeu quatre années avant l’âge du départ à la retraite, quand son mari a été diagnostiqué de la maladie de Parkinson. À mesure que son état de santé dégénérait, notamment à cause d’un traitement médical agressif, Karla découvrait l’isolement. « Mon mari ne voulait pas que des inconnus s’occupent de lui. Puis je me suis rendu compte qu’il ne voulait pas m’embêter non plus : il pouvait rester des heures dans ses selles, sans rien dire, malgré les irritations. J’ai commencé à faire sa toilette mais mon médecin traitant m’a conseillé d’arrêter. Elle disait que ce n’était pas naturel, que cela détruisait notre relation. C’est à ce moment-là que les aides à domicile sont arrivées. »

Lesquelles ont obtenu des dérogations pour lui faire des injections de dopamine. Et ont appris à changer sa sonde d’alimentation et les poches de nutrition. « Parce qu’il a perdu sa capacité à déglutir. À part ça, il est aussi paralysé des jambes mais il a repris du côté des bras. Il parle comme vous et moi et joue volontiers à la Bonne Paye, au Uno. » Aujourd’hui, le Conseil départemental lui fournit un quota de 100 heures d’aides chaque mois (au titre de la prestation de compensation du handicap ou PCH) et Karla reçoit 50 % du reste à charge en crédit d’impôt. « C’est comme ça que j’ai pu créer cette association. Et je me suis remise dans une association sportive : on pratique un peu de zumba, de gymnastique volontaire. Je prends aussi des heures quand je suis invitée à un mariage ou un baptême. »

Le mari de Louise, lui, était ouvrier à l’usine. Il souffre désormais d’Alzheimer mais peut encore se débrouiller. Il va seul consulter son docteur, à condition d’avoir l’adresse dans sa poche et de ne pas oublier de se vêtir sous son manteau. Ses collègues aiment toujours lui rendre visite. « À chaque fois, ils vont le saluer dans son petit atelier puis retournent me voir dans le salon et me font le catalogue de toutes les choses qu’il ne sait plus faire. Qu’est-ce que ça m’énerve ! » Ce genre de gaffe parle à l’auditoire et la meilleure amie de Danielle n’a pas été plus adroite : « Pour essayer de me remonter le moral, elle m’a dit : “Accroche-toi, profite tant que ça va à peu près car tu sais très bien que ça ira de pire en pire.” Bam ! C’est comme si je m’étais pris une gifle. »

À chaque fois, une incompréhension de l’entourage contribue à renforcer l’isolement : « Je ne suis pas d’un naturel associable mais les gens, pouuuh, je n’en peux plus », conclut Danielle. Une voisine évoque ensuite ces jours de marché où elle accompagne son mari en fauteuil électrique. « Les gens me disent bonjour à moi, me demandent comment va mon homme alors qu’il est juste à côté. Je leur réponds qu’il n’est pas sénile, qu’ils peuvent lui poser la question directement. La connerie des gens ! »

Pour les aidants que la fatigue guette et que les maladresses de l’entourage exaspèrent, le répit est un Graal inaccessible. De plus en plus d’Ehpad proposent des séjours brefs, de quelques journées, en échange d’un avis médical. Et il existe aussi des lieux d’évasion adaptés : les trois centres « Vacances Répit Familles » ou VRF initiés par le Téléthon. « Vous et vos conjoints y serez bichonnés », assure une aidante qui, après avoir découvert leur existence dans un article du magazine Faire Face, a offert à son couple quinze jours de détente au village VRF de Saint-Georges-sur-Loire, près d’Angers. À sa grande surprise, 80 % du séjour a été pris en charge par sa caisse de retraite complémentaire. « Le personnel était gentil et compétent avec mon mari, et moi totalement tranquille. Si j’avais voulu, j’aurais pu partir en balade une journée entière. La prochaine fois, sans doute ! » Un aidant a ouvert un centre sur le même modèle, dans les forêts de l’Allier.

Ce café des aidants touche à sa fin et le médecin-coordinateur de l’Ehpad qui nous accueille, muet jusqu’à alors, se lève pour souligner un point décisif : la surmortalité chez les aidants, lesquels ont tendance à ne se faire soigner qu’en cas d’urgence vitale. « 90 % des aidants sont en souffrance. 50 % sont en déprime. Un tiers meurt avant la personne aidée ! », alerte-t-il. « Les gens vivent en général la tête dans le guidon, passant d’un stade à l’autre de la maladie de leur proche, or il faudrait pouvoir anticiper un peu pour ne pas être trop dépassé. » On parle alors de structures dites « plateformes de répit » : les Hauts-de-France en comptent vingt-quatre dont celle de Carvin, à une vingtaine de kilomètres, créée en 2015. Celle-ci met à disposition deux psychologues du mardi au samedi, offre chaque semaine un cours sur les différentes maladies neurodégénératives et propose séance de sophrologie, atelier de chant et sortie au restaurant, pour aidants et aidés cette fois. « Il ne faut pas rester seul », insiste-t-il.