Le handicap

Médiapart - Handicap : l’université Paris-Descartes fait vivre un calvaire à une étudiante jugée encombrante

Octobre 2021, par Info santé sécu social

11 OCTOBRE 2021 PAR DAVID PERROTIN

Depuis 2017, Julie, une étudiante en droit, lutte pour passer ses examens dans des conditions adaptées à son handicap. Elle subit violences et humiliations de la part de l’université et de son service médical. L’équipe est allée jusqu’à menacer de débrancher sa bouteille d’oxygène.


Mise en garde
Cet article fait état de scènes et de propos violents, sa lecture peut être particulièrement difficile et choquante.


Julie*, 31 ans, parle difficilement. Elle doit reprendre son souffle après chaque phrase. Cette ancienne enfant placée peine aussi à marcher et doit s’aider d’une béquille, de sa main droite, pour traîner une bouteille d’oxygène de la main gauche.

Son dossier indique pudiquement qu’elle « souffre d’une polypathologie qui lui vaut un taux d’incapacité supérieur ou égal à 80 % ». Elle est atteinte d’une longue maladie en plus d’une insuffisance rénale et doit se soumettre à une dialyse tous les deux jours à l’hôpital. Elle est aussi sous oxygénothérapie permanente.

Malgré toutes ces difficultés, Julie, qui préfère rester anonyme, est une étudiante déterminée qui, depuis 2010, effectue l’ensemble de ses études de droit à l’université Paris Descartes. L’établissement, tristement célèbre depuis l’affaire du charnier, a été rebaptisé depuis peu « Université de Paris ».

Décrite par ses enseignants comme intelligente et rigoureuse, Julie a d’abord obtenu un diplôme de master 2 en « contentieux interne et international », avant de s’inscrire en master 2 de « droit des obligations civiles et commerciales ». En parallèle, elle s’est aussi inscrite à l’Institut d’études judiciaires (IEJ) de Descartes pour devenir avocate.

Mais depuis cette inscription en 2017, l’étudiante dit vivre « un véritable calvaire », marqué par « des discriminations » et « un harcèlement moral ». En cause, les difficultés croissantes qu’elle rencontre afin d’obtenir des aménagements pour passer ses examens, une obligation pourtant légale. Elle met en cause à la fois la présidence de l’université, l’ancienne directrice de l’IEJ et le service médical de l’établissement.

Les éléments réunis par Mediapart depuis plusieurs mois mettent en évidence de nombreuses violences à son encontre, des propos humiliants tenus à son égard et plusieurs mensonges de cadres de Descartes. Si l’université conteste toutes les accusations et accuse Julie de violences, de nombreux éléments prouvent le contraire.

Un enregistrement que s’est procuré Mediapart révèle par exemple que certains soignants de l’université, censés l’accompagner, sont allés jusqu’à se moquer d’elle et la menacer de débrancher sa bouteille d’oxygène. Une enquête du Défenseur des droits que Mediapart a pu consulter établit clairement que Julie a fait l’objet « d’une discrimination en raison du handicap ».

« Julie montre à quel point tout est inadapté. Elle aurait besoin de secrétaire pour taper à sa place à l’ordinateur. Elle a besoin d’un aménagement d’un certain nombre d’épreuves... Elle ouvre une boîte de Pandore, c’est pour cela qu’on en arrive là », réagit M. Berthiau, l’un de ses enseignants actuels.

La direction de l’université, qui avait accepté une interview, a finalement refusé de répondre à nos questions (lire notre Boîte noire). Retour sur cinq ans de litiges et d’acharnement.

L’université contraint l’étudiante à passer des examens à l’hôpital
Le point de départ remonte à avril 2017, lorsque Clothilde Grare-Didier, toute récente directrice de l’IEJ, travaille avec la direction de l’université sur le plan d’aménagement de l’étudiante en situation de handicap (PAEH) pour que Julie puisse passer ses examens dans les meilleures conditions.

La direction décide alors de conditionner le passage de ses épreuves au fait qu’elle planche en partie à l’hôpital. Hors de question pour l’étudiante. « Je m’y suis opposée, car je trouvais la mesure excessive. N’étant pas hospitalisée, je voulais les passer à la fac, comme tous les autres étudiants, mais en ayant une adaptation pour que je puisse avoir plus de temps pour composer », explique-t-elle. Elle voulait être avec ses amis, vivre l’ambiance de la fac et composer loin du milieu médical. La direction de Descartes tente pourtant de passer outre.

« Compte tenu de la résistance de Julie*, il me semble par ailleurs que nous devons nous préparer à une possibilité de passage en force », écrit le référent handicap de l’établissement, Jean-Baptiste Busaall, dans un mail daté du 11 avril 2017.

L’étudiante a beau expliquer, certificat à l’appui, qu’elle peut décaler ses dialyses après les épreuves pour passer ses examens à la fac, le président l’informe le 20 juillet 2017 qu’elle n’est finalement pas autorisée à passer les examens prévus en septembre.

Julie conteste donc ce plan d’aménagement en justice. Dans un jugement rendu le 31 janvier 2018, le tribunal administratif suspend cette décision en pointant le fait qu’une obligation de composer à l’hôpital « est de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». Malgré cette décision, elle ne pourra passer qu’une partie de ses épreuves, faute d’aménagements suffisants.

« Si elle claque, moi je fais quoi ? »
En juin 2017, un deuxième élément envenime les relations. Lors d’une réunion entre enseignants, la directrice de l’IEJ, Clothilde Grare-Didier, tient des propos virulents à l’endroit de l’étudiante, alors absente, selon plusieurs témoins interrogés par Mediapart. « La conversation est venue sur Julie. La directrice a posé le cas de cette étudiante qui voulait passer le CRFPA [Centre de formation professionnelle des avocats –ndlr]. Elle avait peur d’un incident pendant les épreuves et a alors lancé : “Si elle claque, moi je fais quoi ?” », rapporte un membre présent lors de cette conversation. « Certains ont dit qu’on appellerait les pompiers si jamais quelque chose se passait mais la directrice craignait que la faculté perde l’habilitation pour être un centre d’examen du CRFPA », explique-t-il.

Plus étonnant encore, selon les participants interrogés, Clothilde Grare-Didier aurait aussi laissé penser que le dossier médical de l’élève était vide. « On ne sait même pas si c’est vrai cette histoire de maladie », aurait-elle ainsi déclaré, selon plusieurs témoins. « Cela n’avait pas de sens, il n’y a qu’à voir Julie pour savoir qu’elle est dans un état assez critique. Le problème est qu’une personne a rapporté toute cette discussion à l’étudiante, qui l’a très mal vécu », ajoute un autre participant.

Qu’on prouve que j’ai tenu ces propos ! Si vous êtes juge et que vous avez des preuves, que voulez-vous que je dise ?
L’ex-directrice de l’IEJ, Clothilde Grare-Didier

Avertie en septembre, l’étudiante écrit à la directrice pour lui demander des explications et à la doyenne d’alors et actuelle conseillère à l’Élysée, Anne Laude. En retour, cette dernière ignore ses sollicitations et le président de l’université, Frédéric Dardel, prévient Julie d’une éventuelle action en justice contre elle pour « diffamation non publique ».

Interrogée par Mediapart, Clothilde Grare-Didier ne souhaite ni infirmer ni confirmer les propos qui lui sont attribués. « Vous me prenez à froid, je ne sais pas si je vais vous répondre, compte tenu de la gravité de la situation pour mon personnel », avance-t-elle. « Qu’on prouve que j’ai tenu ces propos ! Si vous êtes juge et que vous avez des preuves, que voulez-vous que je dise ? », ajoute-t-elle, avant de mettre fin à la conversation.

Intervention du Défenseur des droits
« Je n’ai pas compris pourquoi la directrice ne croyait pas que Julie était malade. Elle est sous oxygène, c’est visible, et elle avait des hémorragies et des malaises réguliers, confie un professeur. Les pompiers venaient plusieurs fois et je pense que l’administration était agacée par le fait d’avoir à gérer tout ça. » Un autre enseignant confirme : « Il y a des personnes qui ne supportent pas de voir quelqu’un de malade. C’est injuste, mais je crois que c’est le cas de la directrice et de certains enseignants. »

En 2018, Julie est une nouvelle fois empêchée de passer ses examens. Alors qu’elle ne peut pas composer plus de deux heures, selon le service médical de Descartes, le plan d’aménagement des examens établi le 23 avril par la présidence prévoit qu’elle planche près de 5h pour les épreuves écrites et 7 h 30 pour les épreuves orales. L’avenant consulté par Mediapart précise même que c’est elle qui doit venir et repartir avec ses bouteilles d’oxygène, « faute de locaux adaptés ». Jusqu’à présent, pourtant, elle pouvait les faire stocker au sein de l’établissement.

« C’est à ce moment-là que j’ai saisi le Défenseur des droits. Je n’en pouvais plus de voir qu’ils faisaient tout pour m’empêcher de passer mes examens. Ils voulaient me dégoûter de l’université pour que j’abandonne, tout simplement », lâche l’étudiante.

Après un rendez-vous avec la présidence de l’université, le Défenseur des droits demande à ce que soit réexaminé le plan d’aménagement en prenant en compte les demandes de l’étudiante. Encore une fois, l’université n’en tient pas compte, exigeant que Julie compose plus de neuf heures. Le tribunal administratif, une nouvelle fois saisi, estime le 29 juin 2018 qu’il « n’apparaît pas [...] que les aménagements accordés soient suffisants ».

Dans un courrier consulté par Mediapart, le représentant du Défenseur des droits fait d’ailleurs part de son « intime conviction » que la directrice de l’IEJ a une animosité personnelle à l’égard de l’étudiante. Le litige perdure, la direction fait quelques aménagements de plus et le Conseil d’État donne finalement raison à l’université après ses efforts supposés. « Le Conseil d’État leur a donné raison, car l’université avait notamment dit qu’ils accepteraient de stocker mon oxygène. Ils ont menti et je n’ai finalement pu passer qu’une partie des épreuves », dénonce l’étudiante.

Interdite de rendez-vous au service médical
À la rentrée suivante, rien ne s’apaise et le litige déborde jusqu’au sein du service de médecine préventive de l’université, qu’on appelle le SIUMPPS. Le docteur S*, son médecin référent jusqu’alors, lui aurait reproché d’avoir produit en justice l’une de ses recommandations qui précisait qu’elle ne pouvait pas composer plus de deux heures. Le service censé accompagner l’étudiante et plancher sur ses plans d’aménagement refuse alors purement et simplement de l’aider.

Au point que le psychiatre de Julie est contraint d’écrire une lettre au SIUMPPS pour l’informer que l’état de santé physique de sa patiente « se dégrade assez rapidement » et le presse de changer d’attitude. « Malgré nos efforts, je trouve cela bien insuffisant sans votre intervention sur le plan médical pour mettre au point un protocole spécial adapté à son état à l’université », peut-on lire dans le courrier.

J’étais gêné pour cette étudiante, du mépris dont elle était l’objet
Un étudiant de l’université

Malgré cette intervention, le SIUMPPS refuse toujours de la recevoir. Le docteur S. exige qu’elle s’adresse à un autre service médical, « compte tenu de son comportement durant l’année 2017-2018 à [son] égard ». Sauf que l’autre service médical en question, la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées), précise être incompétent pour suivre son dossier.

Le 13 septembre, Julie tente de nouveau d’aller au SIUMPPS. Un étudiant la filme alors qu’elle souhaite voir un médecin. Le refus du personnel est catégorique, selon la vidéo consultée par Mediapart.

« Il y avait une file d’attente, mais cela faisait plusieurs minutes que Julie était debout à attendre, tandis que les femmes du secrétariat faisaient signe d’entrer aux étudiants pourtant derrière, se souvient Sofiane Dif, qui a filmé la scène. Une femme à l’accueil a tout de suite indexé Julie en lui disant : “Tu sors !” » « J’étais gêné pour cette étudiante, du mépris dont elle était l’objet », ajoute-t-il. La sécurité sortira Julie, pourtant décrite par Sofiane Dif comme « très calme ».

Julie alerte alors le chargé des affaires juridiques, qui affirme que le SIUMPPS n’a pas reçu d’interdiction de la recevoir et lui conseille de fournir « des éléments de preuve ». « J’ai donc décidé de retourner au SIUMPPS, mais j’ai tout enregistré à chaque fois que j’y suis allée pour prouver qu’on m’interdisait l’accès du service médical puisque personne ne me croyait », explique-t-elle. Et les nombreux enregistrements, tous actés par huissiers, sont accablants.

L’étudiante contrainte de nettoyer son propre sang

Le 17 septembre 2018, par exemple, lors d’une conversation avec ses collègues lors de la pause déjeuner, le docteur S. lance à propos de Julie : « De toute façon, elle est sortie de mes tablettes, c’est tout. Elle existe plus pour moi. Point barre. » L’une des secrétaires médicales, qui se moque ouvertement de Julie, rapporte ensuite une discussion qu’elle a eue avec l’étudiante, alors absente : « Tu fais quoi l’année prochaine ? Parce qu’il va falloir se mettre à bosser un peu [rires]. L’air de dire si tu pouvais arrêter d’être étudiante, ça nous arrangerait. »

Tu vois, là elle a fait exprès de vomir du sang par terre et elle partait. (...) J’ai dit : “Tiens, voilà un chiffon, voilà du papier, tu ramasses !” Elle l’a fait.
Une secrétaire médicale

Le 20 septembre, une nouvelle conversation de l’équipe médicale a lieu. Julie, qui est alors au sous-sol du SIUMPPS, parvient de nouveau à tout enregistrer. Là encore, les secrétaires médicales, qui la savent dans le locaux, se moquent de celle qu’elles qualifient de « chtarbée ». « J’arrête le boulot si j’ai que des “cassos” comme ça” », dit l’une d’elles. « À chaque fois qu’elle prend un Uber pour ici, qui est-ce qui paye les Uber ? C’est pas elle, hein. Non mais ça va [rires]. Quand toi tu vas demander une aide, on te dit : “Ah bah non, vous n’y avez pas droit.” [...] Par contre, on a l’argent pour euh… Merci », ajoute-t-elle.

Le même jour, une secrétaire médicale, toujours enregistrée, confie même avoir exigé de Julie, qui avait souvent des hémorragies, qu’elle nettoie elle-même le sang vomi : « En fait, c’est une espèce d’enfant sauvage, Julie*, à qui on a toujours tout permis à cause de sa maladie. Tu vois, là elle a fait exprès de vomir du sang par terre et elle partait. Je lui ai dit : “Julie, dis donc, c’est quoi ça ?” J’ai dit : “C’est toi ? Tu crois que c’est qui qui va ramasser ?” J’ai dit : “Tiens, voilà un chiffon, voilà du papier, tu ramasses !” [...] Elle l’a fait. »

Quatre jours plus tard, le docteur S., agacée par le fait que Julie ait décidé de revenir régulièrement jusqu’à ce qu’elle obtienne un rendez-vous, va encore plus loin. Elle suggère aux secrétaires médicales de jouer sur le traumatisme de Julie, qu’elle sait être claustrophobe en proposant de la séquestrer. Et elle décide, au passage, de rompre le secret médical. « Ce qu’elle ne supporte pas, c’est d’être dans le noir enfermée [...]. Parce qu’à la limite, si elle retourne dans le petit bureau du fond, faut fermer la porte et elle ne recommencera plus. Elle supporte pas d’être dans le noir. » Lorsque l’une des secrétaires alerte sur le fait que l’étudiante puisse alors « porter plainte pour séquestration », la médecin insiste : « Bah non, si elle y va toute seule ! [...] Ça va pas durer longtemps, tu sais, tu fermes un peu, tu tires deux minutes et je peux te dire qu’à mon avis elle ne recommencera pas. »

Non mais personne n’en veut. Putain, j’ai cru qu’elle était née à l’étranger, cette fille. Elle est née en France ? Non mais c’est quoi ces histoires, c’est bon !
Une secrétaire médicale de l’université

L’une de ses collègues fait ensuite référence aux origines de l’étudiante : « Et puis je pense, le problème c’est qu’elle a derrière elle un tas d’associations. Association des droits de l’homme, association je sais pas quoi, antiracisme, association machin, et donc elle va tout de suite se plaindre là-bas, et donc les associations, elles montent au créneau tout de suite. » La même interlocutrice poursuit : « Non mais personne n’en veut. Putain, j’ai cru qu’elle était née à l’étranger, cette fille ! Elle est née en France ? Non mais c’est quoi ces histoires, c’est bon ! »

L’équipe médicale menace de débrancher son oxygène
Le 27 septembre à 12 h 15, Julie retourne au SIUMPPS, toujours dans la perspective de comprendre pourquoi aucun médecin ne veut la recevoir. « C’était ma seule solution, ma façon de manifester ma présence pour qu’on me considère », explique-t-elle. L’enregistrement permet cette fois-ci de constater qu’elle est directement menacée.

Dans l’échange consulté par Mediapart, l’une des secrétaires souhaite qu’elle « reste dehors » et affirme que le service ferme à 12 h 30 pour la pause déjeuner. « La bouteille, moi je la débranche », lance l’une des deux secrétaires présentes. D’après l’étudiante, la secrétaire a alors tiré sur son tuyau d’oxygène pour la contraindre à quitter le service, décollant ainsi le scotch de ses lunettes à oxygène. Dans la suite de la conversation, les menaces persistent :

« Ah ben, je débranche, c’est tout, dit la première secrétaire. Tu viens avec ou sinon ce sera sans lunettes, voilà, c’est tout.

— Tu le tires, je le dis, répond Julie.
— Oui ben tu peux dire à qui tu veux, je m’en fiche !
— Mais tu vas le dire à qui ? Au pape ?, ajoute la seconde secrétaire. Allez hop dehors !
— Si tu tires mon oxygène, si tu débranches, je le dis.
— C’est ça, tu vas le dire à qui ?, rétorque la seconde secrétaire. Dehors ! Mais ça suffit maintenant ! Oh mais quelle peste ! Dehors !
— Aaah non, tu as pas le droit de me toucher.
— Oui et toi tu n’as pas le droit de nous emmerder comme ça pareillement. Ce n’est plus possible.
— On s’en fout, ajoute la première secrétaire, y a pas de preuves [...]. Bon, tire le truc, là, c’est bon ! »

Dans la suite de cet échange, qui dure près de trente minutes, on comprend que l’une des secrétaires retire la béquille de Julie pour qu’elle aille la chercher à l’extérieur de l’établissement. « Allez, va la chercher, ça t’aidera », lance-t-elle à l’élève. Julie décide alors de s’asseoir avant que des vigiles n’interviennent et ne tentent de la convaincre de quitter les lieux. « Je vais la chercher comment la béquille ? », interroge Julie, alors que les deux secrétaires refusent de la lui rendre. Mais devant le service de sécurité, les secrétaires prétendent que Julie a elle-même débranché sa bouteille et lancé sa béquille.

C’est à ce moment-là que le docteur S. sort de son bureau et décide de saisir l’étudiante pour la faire sortir de force : « Moi, en tant que médecin, je peux vous toucher, alors vous allez sortir », crie-t-elle selon l’enregistrement. « Vous me faites mal », répond Julie avant qu’un bruit de chute ne soit perceptible. On entend ensuite l’étudiante pleurer en accusant le docteur de lui avoir « fait mal ». Elle crie à plusieurs reprises : « Elle m’a frappée ! » Puis prise de ce qui semble être une crise de panique, l’étudiante hurle et pleure en continu pendant au moins quinze minutes. D’après son avocat, Me Alexandre Couilliot, « Julie a basculé en arrière sur le sol et, sous le choc, la douleur et l’humiliation subies depuis plusieurs minutes, est entrée dans un intense état de détresse et de panique ».

Dans des rapports internes consultés par Mediapart, la version du docteur S. est totalement différente. « Alors que j’invite l’étudiante à sortir, en la prenant par la taille, elle entre en crise de nerfs et porte des coups avec sa canne et se projette en menaçant de me mordre [...]. Menace de vengeance et de harcèlement à mon cabinet privé », écrit-elle dans sa déclaration d’accident du travail. Dans une procédure devant l’Ordre des médecins, elle persiste en affirmant que l’étudiante avait déclaré vouloir venir à son « cabinet pour se venger ».

Problème : aucune de ces accusations n’est corroborée par l’enregistrement et l’étudiante n’était plus en possession de sa canne. À aucun moment non plus Julie ne profère de menace ou d’insulte contre la médecin. Contactée à de nombreuses reprises pour éclaircir ses déclarations, le docteur S. n’a finalement pas souhaité nous répondre. Elle n’a pas encore été entendue à ce jour par la justice et reste présumée innocente tout comme les deux secrétaires médicales.

Quelques heures plus tard, Julie tente de se défenestrer, avant d’être hospitalisée. Son médecin fournira plusieurs attestations faisant état du grave préjudice causé par ces faits. Il évoque notamment un « état anxieux dépressif réactionnel », tout en soulignant que l’étudiante ne présente « pas de signes psychiques mentaux de dangerosité », contrairement à ce que laisse entendre l’université. « J’étais tellement mal que je pensais que je n’avais plus qu’à me suicider. Après ça, on m’a arrêtée pendant un mois et mes amis m’ont conseillé de déposer plainte. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de me battre et d’entrer dans une logique judiciaire », explique Julie.

Quinze jours d’ITT pour l’étudiante

Loin de calmer la situation, l’université choisit l’offensive en prenant un arrêté le 10 octobre 2018 pour interdire à Julie l’accès à l’université. Une procédure disciplinaire est aussi engagée contre elle, que la direction accuse « de suspicion de trouble à l’ordre public ». On lui reproche notamment des « envois multiples de courriels », ses « contestations des aménagements proposés » et un « comportement hostile et répété envers le personnel du service ». Le même jour, Julie dépose plainte pour « violences volontaires aggravées » contre le docteur S. et les secrétaires médicales et livre l’ensemble des enregistrements à la procédure. D’abord classée sans suite, elle a été relancée après que l’étudiante s’est constituée partie civile. Elle se voit aussi délivrer quinze jours d’ITT (incapacité temporaire de travail) par l’unité médico-judiciaire.

Les arguments déployés par l’université sont battus en brèche par la justice. Julie a en effet attaqué cet arrêté d’interdiction et dans un jugement rendu le 30 novembre 2018, le tribunal administratif de Paris estime que les pièces produites par l’université « ne font pas apparaître de troubles d’une gravité ou d’une violence qui n’auraient pu être prévenus ou accompagnés par des mesures appropriées ». Il ajoute que les courriers de Julie peuvent « contenir des critiques » du plan d’aménagement des examens mais sont « rédigés dans les termes les plus respectueux » et « ne comportent aucune menace ». La justice a ainsi cassé l’arrêté d’interdiction mais les membres de la direction déposent aussi plusieurs plaintes contre Julie pour outrage.

En mars 2019, Clothilde Grare-Didier dépose ainsi plainte contre Julie, l’accusant d’outrage, menaces et insultes. « Je suis une agente sous protection fonctionnelle qui a été agressée et arrêtée pendant six semaines », confirme Clothilde Grare-Didier à Mediapart, faisant référence à un épisode de mars 2019 où l’étudiante l’aurait « séquestrée ». Dans sa plainte consultée par Mediapart et classée sans suite depuis, elle explique que l’étudiante se serait alors introduite de force dans son bureau et qu’elle était « extrêmement violente ». Si Clothilde Grare-Didier évoque de nombreuses menaces et insultes, elle précise toutefois ne plus se souvenir « des mots utilisés ». « Elle n’utilise pas le vocabulaire grossier [...]. Elle sait exactement ce qu’il faut dire pour trouver la faille chez quelqu’un, soit pour obtenir des faveurs, soit pour être violente », a-t-elle dit au policier lui demandant des détails.

Le portrait d’une étudiante violente balayé par ses professeurs

Dans les différents dossiers disciplinaires, la direction décrit en effet une étudiante violente, menaçante. Plusieurs professeurs interrogés par Mediapart balayent toutefois ces accusations. « Je ne vois pas comment Julie peut séquestrer quelqu’un. Qu’elle soit venue se mettre devant une porte pour tenter d’avoir des réponses sur son plan d’aménagement, c’est possible, mais rien de plus », dit l’une de ses anciennes enseignantes. « Une séquestration ? C’est impossible », confirme Véronique Picard, l’ancienne référente handicap de Julie.

« Lorsque je suivais son dossier, j’ai constaté qu’elle subissait une véritable discrimination et que Mme Grare-Didier et Mme Laude étaient contre elle. J’avais tenté d’alerter sur le sujet à l’époque », ajoute-t-elle. « Je n’ai jamais assisté à de la violence de sa part, il suffit de la voir pour le savoir. Elle peut être virulente par la parole, et si elle ne l’était pas, elle serait où aujourd’hui ? », interroge son professeur actuel, M. Berthiau, qui salue son « courage et sa persévérance ». De nombreux étudiants ont aussi témoigné en justice pour balayer le portrait d’une élève violente.

Il apparaît que la réclamante a été placée dans des situations aboutissant à créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant
La Défenseure des droits

Selon M. Berthiau, qui suit encore Julie cette année, l’étudiante n’est pas la seule à payer cher son handicap. « Dans son cas, elle pousse le système à bout. Elle montre à quel point tout est inadapté. L’accès au handicap pour ses examens demande beaucoup plus d’investissements, mais les instances ne veulent pas voir cela. On veut bien faire des rampes d’accès, quelques aménagements, mais rien de plus », regrette-t-il. Et d’ajouter : « Tout ce qu’elle veut, c’est un traitement juste. Je trouve qu’elle mène un combat qui doit être entendu. Aujourd’hui, des étudiants sont laissés sur le carreau lorsqu’ils sont atteints de maladie longue. »

Un environnement « hostile » selon la Défenseure des droits
En 2019, le juge des référés avait proposé une médiation acceptée par les deux parties, jusqu’à ce que l’université la balaye en prenant un nouvel arrêté d’interdiction contre l’étudiante. Julie n’a donc pas pu s’inscrire à l’IEJ cette année-là. Un an plus tard, en 2020, la justice a encore cassé un autre arrêté d’interdiction. Mais de manière totalement illégale, le personnel de Descartes a refusé l’entrée à l’étudiante. Une vidéo consultée par Mediapart montre d’ailleurs des policiers constatant le flagrant délit et conseillant à Julie d’aller déposer une nouvelle fois plainte.

Surtout, la Défenseure des droits, qui a eu communication des enregistrements de Julie, a produit deux rapports établissant de manière formelle la discrimination dont elle est victime. Dans une décision publiée en mars 2020, Claire Hédon estime que « l’université ne s’est pas acquittée de son obligation de recherche d’aménagements raisonnables adaptés à la situation de Julie* » : « La réclamante a fait l’objet d’une discrimination en raison de son handicap, conclut-elle. De plus, au vu des éléments recueillis, il apparaît que la réclamante a été placée dans des situations aboutissant à créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. »

En attendant, Julie a multiplié les recours pour « avoir un traitement équitable ». Elle en paye aussi le prix. « Une professeure de droit a dû lui prêter de l’argent, moi-même je l’ai dépannée, explique Sofiane Dif, un étudiant. Elle ne pouvait plus payer de quoi manger ni son loyer l’année où elle n’a pas pu s’inscrire car elle avait perdu sa bourse. »

Après des mois d’inertie, sa plainte pénale déposée le 10 juin 2020 contre l’université Paris-Descartes, le docteur S. et les secrétaires médicales pour « discrimination », « harcèlement moral », « violences volontaires aggravées » et « violation du secret professionnel » semble prise en compte. Une juge d’instruction l’a en effet reçue pour la première fois mercredi 6 octobre. « Nous sommes impatients que la justice fasse toute la lumière sur ces agissements particulièrement graves qui ont causé un préjudice considérable à ma cliente. Nous avons pour notre part fourni toutes les preuves démontrant le bien-fondé de nos demandes. Il appartient désormais aux autorités judiciaires de confronter les auteurs de ces faits à leurs responsabilités », précise Me Alexandre Couilliot.

Deux jours plus tard, elle s’est aussi de nouveau rendue devant la cour d’appel administrative de Paris pour tenter de casser un énième arrêté d’interdiction. Là encore, le rapporteur public a donné raison à l’étudiante. Il a pointé le fait que l’université devait aménager ses épreuves pour qu’elle n’ait pas à composer plus de trois heures par jour. Il a aussi demandé à ce que l’université soit capable de stocker ses bouteilles d’oxygène.

Julie, elle, a listé à la juge toutes les matières qu’il lui restait à passer et insisté sur le mémoire qu’elle a rédigé mais qu’elle ne peut toujours pas soutenir. « Je voudrais tourner la page », a aussi supplié l’étudiante, qui sait les nombreuses procédures qu’il lui reste encore à affronter avant de peut-être pouvoir passer ses épreuves et enfin devenir avocate.


Julie* est un prénom d’emprunt, l’étudiante voulant rester anonyme.
Nous avons choisi d’anonymiser le docteur S., qui relancée à plusieurs reprises n’a pas souhaité nous répondre, et les deux secrétaires médicales du service médical de Paris V.
Contacté à plusieurs reprises, le chargé de communication de l’université de Paris avait promis que la direction de l’université répondrait à nos questions. Il a finalement changé d’avis vendredi 8 octobre. « Actuellement, les procédures contentieuses intentées par l’étudiante à l’encontre de l’université empêchent toute réaction détaillée de la part de celle-ci auprès des médias », a-t-il précisé en ajoutant : « L’université a toujours veillé, et veille encore, au respect de l’ensemble de ces principes ainsi que de la réglementation et de la législation qui s’appliquent à elle. » Voir l’intégralité de leur réponse dans l’onglet Prolonger.
Sollicitée, l’ancienne doyenne de la faculté et désormais conseillère à l’Élysée, Anne Laude, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
La Défenseure des droits, n’a pas été en mesure de nous répondre. « Nous avons déjà eu l’occasion de présenter des observations en matière de discrimination en raison du handicap devant plusieurs juridictions, mais le dossier étant toujours en cours, nous ne serons pas en mesure de commenter », précise le cabinet de Claire Hédon.
Tous les enregistrements évoqués dans l’article ont été consultés par Mediapart et actés par un huissier de justice.