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Médiapart - Hôpital : l’absurde rente de la dialyse

Décembre 2016, par Info santé sécu social

21 décembre 2016| Par Caroline Coq-Chodorge

L’assurance maladie consacre 3,1 milliards d’euros par an à la dialyse, au détriment de la greffe pourtant moins coûteuse et plus efficace pour les patients atteints d’insuffisance rénale terminale. Mais la dialyse assure aux établissements de santé soumis à la tarification à l’acte de confortables revenus.

Comme le cœur et les poumons, les reins sont des organes vitaux. Jusqu’aux années 1960, les personnes aux reins trop malades mouraient, empoisonnés par l’urée qui saturait leur sang. Puis a été mise au point la dialyse : une grosse machine qui fait office de rein artificiel en filtrant le sang des malades. En parallèle, s’est développée la greffe de rein. Sur ces deux versants du traitement de la maladie rénale – dialyse et greffe –, la France a écrit une page importante de l’histoire médicale. De nombreuses vies ont été sauvées par les médecins, d’abord en petit nombre, au prix de grandes souffrances, parfois de sacrifices, et de dilemmes éthiques insolubles. Quelques-unes de ces histoires sont racontées dans le beau livre D’autres reins que les miens, un recueil de témoignages de patients et de médecins, écrit par Yvanie Caillé, à l’origine de l’association de patients Renaloo, et le néphrologue Franck Martinez.

couverturedautresreinsquelesmiensEn France, 80 000 personnes vivent aujourd’hui avec une insuffisance rénale terminale, c’est-à-dire avec des reins fonctionnant à moins de 15 % de la normale. Cette maladie illustre la concentration des dépenses de santé sur un petit nombre de personnes : en 2013, elle a coûté 3,8 milliards d’euros à l’assurance maladie.

L’association de patients Renaloo répète à l’envi ce chiffre, comme dans cette tribune publiée par Le Monde 3. Et ce n’est pas pour faire culpabiliser les malades, mais pour interroger sans cesse l’efficacité médicale de cette dépense : « Les moyens consacrés à son financement sont-ils toujours utilisés au mieux des intérêts des patients ? », interroge Renaloo. Ou, au contraire, cet argent alimente-t-il des rentes ? « Quand un traitement mobilise de telles sommes, beaucoup de monde s’agglutine autour », admet Christian Jacquelinet, conseiller scientifique de l’Agence de la biomédecine, qui suit l’évolution des pratiques de dialyse et de la greffe rénale à travers le registre REIN.

La dialyse a toujours été, aussi, une question d’argent. Dans les années 1960 et 1970, il paraissait impossible de dialyser à vie tous les insuffisants rénaux, tant le coût de cette technique paraissait élevé. Mais l’augmentation des dépenses d’assurance maladie dans les années 1980 et 1990 a permis de multiplier les centres de dialyse sur le territoire, d’abord suivant une « carte sanitaire » arrêtée par les pouvoirs publics. Puis l’hôpital a adopté entre 2004 et 2008 la tarification à l’activité, et la dialyse a hérité de tarifs très favorables.

Sur ce « quasi-marché » très lucratif, l’offre a rapidement rencontré la demande, en croissance de 2 % par an environ. Car l’épidémiologie de l’insuffisance rénale chronique terminale est en progression : cette maladie est une conséquence de maladies immunitaires ou génétiques, stables, mais aussi du diabète et de l’hypertension, en forte progression.

45 000 patients sont dialysés plusieurs fois par semaine, pendant plusieurs heures, la plupart du temps dans des centres d’hémodialyse. Ils représentent 56 % des malades en insuffisance rénale terminale, et concentrent 80 % de la dépense, soit 3,1 milliards d’euros. Si la dialyse sauve des vies, elle affecte la qualité et l’espérance de vie des malades : « Elle ne remplace que très partiellement les fonctions des reins, explique Yvanie Caillé, la fondatrice de Renaloo. La dialyse prend beaucoup de temps : ce sont des heures immobiles, fatigantes, parfois douloureuses. Les symptômes de la maladie restent nombreux, les patients doivent suivre un régime alimentaire strict, ont tout le temps soif… La moitié des patients qui commencent la dialyse sont décédés cinq ans plus tard. Même chez les plus jeunes, la survie est impactée. Un patient qui entre en dialyse à 30 ans vit en moyenne jusqu’à 47 ans. »

Renaloo a même qualifié la dialyse de « prison ». Mais c’est une « prison » très rentable. « Les directions d’hôpitaux sont très attachées à cette activité, et ne voient pas forcément d’un bon œil la volonté d’une équipe de développer la prévention de l’insuffisance rénale terminale ou d’orienter plus de patients vers la greffe », explique Christian Jacquelinet.

Lorsque la maladie rénale a définitivement endommagé les reins, la greffe est pourtant la meilleure alternative. Elle est recommandée par la Haute Autorité de santé pour la majorité des patients, quel que soit leur âge. Les 35 000 patients transplantés, soit 44 % des malades atteints d’une insuffisance rénale terminale, n’ont coûté que 700 millions d’euros à l’assurance maladie en 2013. Et, libérés de la dialyse, « ils ont une bien meilleure qualité de vie, qui redevient proche de la normale », explique Yvanie Caillé, elle-même greffée. « 53 % des patients greffés travaillent, contre 17 % des patients dialysés », explique celle qui vient d’être nommé directrice de l’Institut des données de santé.

L’insuffisance rénale chronique est aussi un parfait exemple des inégalités sociales qui minent le système de santé français. L’association Renaloo a publié en mai, dans la revue scientifique Population, une enquête édifiante sur les inégalités sociales d’accès à la greffe 3. « Les patients diplômés ont plus souvent accès à la greffe que les autres », et plus encore à la meilleure des greffes, celle réalisée à partir d’un « donneur vivant », lorsqu’un proche accepte de faire don de son rein à un malade. « Ce n’est pas le moindre paradoxe de la néphrologie, conclut l’étude. Contrairement à beaucoup d’autres pathologies, le traitement le moins coûteux est aussi le plus efficace et réciproquement. Ce ne sont pas les plus riches qui coûtent le plus cher au système de santé, mais les plus pauvres, qui restent malgré tout moins bien soignés. »

Il y a plusieurs niveaux d’explication à ce « paradoxe ». L’un d’eux est clairement économique. En octobre 2015, la Cour des comptes a rendu un rapport sévère sur la prise en charge de l’insuffisance rénale chronique terminale, pointant les tarifs jugés trop élevés de la dialyse en centre. Un malade a « trois séances de quatre heures chaque semaine, ce qui génère un revenu de près de 6 000 euros par patient et par an pour le praticien présent. De fait, ce dernier n’est pas incité à orienter sa patientèle vers les alternatives possibles », commente la Cour. Elle a cherché à comparer les tarifs de la dialyse dans plusieurs pays européens, et ses conclusions sont édifiantes : en France, le coût de la dialyse est deux fois plus élevé qu’en Allemagne, en Belgique ou en Angleterre.

Inégalité d’accès aux soins

Les néphrologues libéraux, qui ne vivent que de la dialyse puisque la greffe n’est pratiquée que dans les grands CHU, s’assurent de confortables revenus, qui ont progressé de + 4,32 % en 2015, à 137 403 euros net (avant impôt sur le revenu), selon leur caisse de retraite, soit les 4e plus hauts revenus parmi les médecins libéraux, derrière les cancérologues, les anesthésistes-réanimateurs et les ophtalmologues. En 2016, la néphrologie a été la spécialité la plus demandée par les jeunes médecins à l’issue des épreuves classantes nationales. Sans surprise, la démographie de cette profession est très favorable.

La Cour juge également « exceptionnelle » la rentabilité des structures lucratives de dialyse : elle est en effet de 13 % en 2012, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques 3(DREES). En comparaison, toujours en 2012, la rentabilité moyenne des cliniques privées n’était que de 1,9 %. Parmi ces structures lucratives, on trouve des multinationales comme Fresenius medical care et Diaverum, ou le premier groupe de cliniques privées en France, la Générale de santé.

« Donner les chiffres de 2012, c’est oublier que nos tarifs ont baissé de 10 % entre 2013 et 2016. Et on nous annonce un nouveau plan d’économies de 25 millions d’euros pour 2017. Aujourd’hui, on ne peut plus parler de rentabilité exceptionnelle », s’agace Hervé Gourgouillon, le directeur général de Diaverum France, également membre de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). Mais il ne dira cependant rien de ses résultats actuels : « Nous ne sommes pas une société cotée, nous n’avons pas à les communiquer. » Une indication cependant : le développement continu de l’entreprise, grâce à des créations ou des acquisitions de centre.

Hervé Gourgouillon fait visiter un centre racheté au printemps à Saint-Denis (93). L’hémodialyse en centre, la plus médicalement encadrée et la plus coûteuse, y est très majoritairement pratiquée. Les dialyses autonomes, réalisées à domicile et moins coûteuses, sont anecdotiques. « Ce sont les néphrologues qui prescrivent les séances de dialyse, ce sont des choix médicaux, se justifie Hervé Gourgouillon. Et nous sommes confrontés au vieillissement de la population : les patients sont plus lourds, moins autonomes. » Une néphrologue parisienne, qui travaille dans un centre de dialyse associatif, nuance : « Dans ma clinique, mon directeur n’est pas content si on prescrit des dialyses moins coûteuses. Nous sommes clairement incités à l’activité, car la dialyse permet d’équilibrer d’autres activités moins rentables », affirme-t-elle.

Avec la dialyse, les taxis sont aussi à la fête. L’assurance maladie a dépensé 676 millions d’euros en 2013 en transports, surtout assurés par les taxis, pour acheminer les malades trois fois par semaine dans leurs centres de dialyse. « On ne peut pas lancer d’appels d’offres pour nos patients, afin de faire baisser les prix et améliorer le service », regrette Hervé Gourgouillon, de Diaverum. « Il y a beaucoup de plaintes de patients, indique Yvanie Caillé, de Renaloo. La clientèle est captive, il y a parfois de la maltraitance et des abus majeurs. »

La dialyse et ses « sous-traitants » se portent donc bien, mais la greffe de rein progresse elle aussi. En 2014, 3 241 patients ont été greffés : ils étaient seulement 1 924 en 2000. Mais parce que les indications ont été élargies, il y a de plus en plus de patients inscrits sur la liste d’attente. Fin 2014, près de 10 000 patients espéraient un don de rein. Leur attente dure en moyenne de 2 à 4 ans.

Pour la Cour des comptes, « la réalisation de 6 000 greffes par an permettrait de mettre fin aux listes d’attente ». Et c’est parfaitement possible, si la France rattrape son retard sur la greffe à partir de donneurs vivants. Un membre de la famille, ou n’importe quel proche de la personne malade, peut donner un rein sans risque s’il est en bonne santé. « Mais on met moins d’argent pour le développement de la greffe que pour faire tourner la dialyse », regrette Christophe Legendre, chef du service de transplantation rénale à l’hôpital Necker, le plus important en France. Lui greffe « de plus en plus à partir de donneurs vivants. Nous avons réussi à convaincre la direction de l’hôpital de mettre en place une véritable équipe dédiée au don du vivant. Deux infirmières de coordination prennent le temps d’informer les patients, de recevoir les familles, de suivre les donneurs avant et après la greffe, etc. ».

Lionel Rostaing, qui dirige un autre centre de transplantation particulièrement actif, celui du CHU de Grenoble, a lui aussi mis sur pied « une équipe dédiée au don du vivant, qui comprend une infirmière et une psychologue. Il faut convaincre les donneurs que la greffe n’est pas une mutilation, qu’il n’y a pas de risque pour leur santé. Leur espérance de vie est même meilleure que la moyenne, car ils sont très bien suivis. Mais j’ai eu le plus grand mal à convaincre la direction, qui s’intéresse à ce qui est rentable, donc à la dialyse. Les moyens que je mets dans cette équipe, je les prends ailleurs. Il faut absolument sortir du carcan de la tarification à l’activité », ce mode de financement des établissements de santé français qui assure leur recette en fonction de leur activité.

Comment ces deux néphrologues transplanteurs expliquent-ils les inégalités sociales d’accès à la greffe ? Christophe Legendre ne voit pas de biais social dans son service parisien : « Nous avons beaucoup de patients originaires de Seine-Saint-Denis, beaucoup de personnes d’origine africaine, car il y a dans cette population une prédisposition génétique aux maladies rénales. Et nous les greffons dans les mêmes conditions que les autres patients. » Pour Lionel Rostaing, le biais est ailleurs : « Si vous êtes bien informés, donc bien éduqués, vous savez où aller. » Christophe Legendre admet qu’il reçoit « des appels de patients d’autres régions françaises, qui ne parviennent pas à se faire greffer ».

Car les inégalités d’accès à cette thérapie ne sont pas que sociales, elles sont aussi géographiques. L’accès à la greffe est bien plus facile en Bretagne et dans les Pays de la Loire que dans les Hauts-de-France ou en Alsace. Ces différences s’expliquent parfois par l’état de santé de la population, plus touchée par l’épidémie de diabète dans le nord et l’est de la France. Rien n’explique en revanche le retard de la greffe en région Provence-Alpes-Côte d’Azur : le taux de patients inscrits sur la liste d’attente pour une greffe y est très bas (39,8 %, contre 50,3 % en France), comme le taux de greffe à partir de donneurs vivants (12,4 %, contre 16,1 % en France). Est-ce un hasard si cette région a la plus forte densité de néphrologues libéraux ?

Les mentalités évoluent, un peu. Christian Combe, président de la Société française de dialyse, néphrologie et transplantation, apprécie peu les prises de position de l’association Renaloo. Il rejette également les propositions de la Cour des comptes de diminution de la tarification de la dialyse en centre, car il y aurait selon lui « un risque de dégradation de l’activité ». Il est surtout gêné par « le procès que l’on fait aux néphrologues ». Mais il met lui aussi en cause « la tarification qui n’est pas incitatrice aux bonnes pratiques. Les directeurs d’hôpitaux favorisent la dialyse parce qu’elle est rentable. Et il n’y a pas de tarifs pour la prévention, c’est-à-dire tout ce qui permet de ralentir la progression de la maladie rénale. Au CHU de Bordeaux, la consultation d’une diététicienne n’est plus remboursée, beaucoup de patients ne vont plus la voir. On devrait aussi aider les patients diabétiques et obèses à avoir une activité physique adaptée. »

« Construire un modèle économique vertueux est diablement compliqué. Comment bien répartir les moyens entre la prévention, la greffe et la dialyse ? Les néphrologues ne sont pas d’accord entre eux », constate Christian Jacquelinet, de l’Agence de la biomédecine. Ainsi perdure la folle inertie d’un système qui privilégie les rentes acquises, au détriment des malades.