L’hôpital

Médiapart - Hospices civils de Lyon : les très chers et contestés remèdes du cabinet McKinsey

Février 2021, par Info santé sécu social

23 FÉVRIER 2021 PAR MATHIEU PÉRISSE (MÉDIACITÉS LYON)

Avant de se voir confier une partie de la politique sanitaire du gouvernement, le cabinet McKinsey a conseillé à plusieurs reprises l’hôpital public lyonnais. Selon les informations de Mediacités, la firme américaine lui a facturé plus de 500 000 euros, en 2017, un audit sur son pôle pharmacie. Un « accompagnement » à prix d’or, qui, de sources internes, « n’a abouti à rien ».

Lyon (Rhône).– Laissez-les faire, les consultants s’occupent de tout. À Lyon, les cabinets de conseil privés se bousculent pour « accompagner », « moderniser », voire « repenser » l’hôpital public, le tout dans une démarche de « lean management ». Entendez : de rentabilité et d’économies budgétaires.

Dans une précédente enquête, Mediacités avait révélé que les Hospices civils de Lyon (HCL), deuxième centre hospitalier universitaire de France après celui de Paris, avaient dépensé plus de 11 millions d’euros entre 2009 et 2017 en commandant des audits auprès de grands cabinets comme KPMG, CapGemini ou McKinsey. Mais d’autres dépenses nous avaient échappé.

Selon des documents obtenus par Mediacités, au printemps 2017, les HCL ont versé 520 860 euros au cabinet Orphoz, filiale lyonnaise de la firme américaine McKinsey, pour réaliser un « accompagnement » du pôle pharmaceutique, un vaste secteur rassemblant des centaines de salariés. Mais les résultats de cet audit ont été très mitigés, selon plusieurs sources parmi les pharmaciens de l’hôpital. En interne, certains n’hésitent pas à qualifier les méthodes des consultants de « pitoyables ».

Trois audits depuis 2004
Le marché passé avec les consultants d’Orphoz-McKinsey avait pour objectif d’améliorer le circuit du médicament, de la gestion des stocks à leur dispensation aux malades. Pour les patients lyonnais, l’enjeu est très concret. Il s’agit d’éviter les erreurs d’administration ou de dosage. La réorganisation – complexe – de ce circuit est discutée depuis de nombreuses années au sein de l’hôpital. Le pôle pharmaceutique des HCL a déjà connu deux audits par le passé. Un premier en 2004, réalisé par la société Vector Services, spécialisée dans « l’optimisation des organisations de santé » et dont les travaux ont été plutôt appréciés du personnel, puis un second en 2013, orchestré par le cabinet Adopale.

En 2017, l’intervention de McKinsey visait à dresser un « état des lieux », à réaliser un « diagnostic avec les acteurs de la pharmacie sur les points faibles et points forts » avant de proposer « des leviers d’amélioration », indique la direction des HCL, sollicitée par Mediacités.

Mais un ancien cadre du pôle pharmacie livre une tout autre lecture. Selon lui, les HCL ont accumulé les retards depuis une quinzaine d’années dans la sécurisation du circuit du médicament, alors que les derniers audits avaient en réalité comme premier objectif de réaliser des économies. « Le travail d’Adopale en 2013 n’ayant pas suffisamment diminué les nécessités pharmaceutiques apparemment, celui demandé ensuite à McKinsey avait pour objectif de valider les coupes budgétaires supplémentaires prévues par la direction pilotant la pharmacie HCL », résume-t-il.

« Nous ne savons pas à quoi ont servi ces travaux »

En pratique, quatre consultants d’Orphoz-McKinsey et quelques collaborateurs ponctuels ont été mobilisés entre janvier et juin 2017, soit un total de « 227 jours d’intervention sur place », précisent les HCL, pour un total de 520 860 euros. « On a vu arriver des types qui ont conduit des entretiens pendant quelques semaines. Mais on avait un peu l’impression qu’ils appliquaient leurs grilles d’analyse habituelles, sans forcément bien connaître les enjeux », se souvient un pharmacien des HCL.

De fait, Orphoz n’est pas spécialisé dans le domaine médical. À en croire son site, le cabinet compte parmi ses clients des industriels de l’aéronautique ou de l’agroalimentaire, un fonds d’investissement ou encore un groupe du secteur du luxe. Sollicité, le cabinet lyonnais n’a pas répondu aux demandes de Mediacités.

Dans ces conditions, quelle est la plus-value de l’audit réalisé par le cabinet ? Impossible à dire, pour plusieurs pharmaciens contactés. « Nous n’avons jamais eu de retour précis. Aucun rapport n’a été publié à la fin. Nous ne savons pas à quoi ont servi ces travaux », regrette l’un d’entre eux.

« Il n’y a pas eu de déficit d’information », conteste la direction des HCL. « Les chefs de service et les cadres supérieurs de santé participaient au CoPil [comité de pilotage – ndlr]. Des informations régulières étaient données lors des bureaux de pôle, auxquels participaient également les chefs de service et représentants des pharmaciens et assistants, et pour lesquels des comptes-rendus ont été diffusés à tous les pharmaciens », fait-elle savoir. Mais pas question de nous montrer le moindre rapport : « Nous ne transmettons pas ce type de documents, réservés à un usage interne et diffusés par ailleurs aux personnes concernées. »

Selon la direction des HCL, des « avancées significatives » auraient résulté des travaux et ateliers mis en place par Orphoz-McKinsey. Et de citer, entre autres, « la mise en place dans plusieurs pharmacies, d’une démarche lean qui permet de s’inscrire dans une démarche collective d’amélioration continue des process et de la qualité », les « évolutions à réaliser dans le système d’information pour simplifier le fonctionnement des pharmacies » ou encore « l’évolution du mode de dispensation du médicament » (lire la réponse complète des HCL en Boîte noire).

« L’audit d’Orphoz […] n’a abouti à rien, sauf à perdre notre temps »

Mais, derrière la façade de la communication, le regard du personnel pharmacien des HCL sur cet audit est bien différent. Mediacités a eu accès à un échange de mails interne à la suite de nos demandes d’interviews adressées à différents cadres pharmaciens. La cheffe du service pharmaceutique du groupement hospitalier Lyon Sud, Catherine Rioufol, écrit notamment à la directrice administrative du pôle pharmacie des hospices civils, Sophie Bonnefoy. Elle se demande si nos questions portent bien sur « l’audit d’Orphoz qui n’a abouti à rien (sauf à perdre notre temps, notre énergie, à nous monter les uns contre les autres, et pour finir à leur transférer notre expertise), et suite auquel nous avons dû tout reconstruire en interne ».

Un peu plus loin, elle cite une anecdote liée aux méthodes utilisées par les consultants d’Orphoz-McKinsey : « Nous gardons un souvenir impérissable de la séance sur la machine à café (un vieux sketch des années 1970), c’était pitoyable. » Et de conclure sèchement : « Je ne veux pas savoir combien ça a coûté aux HCL. En revanche nous tenons à leur disposition la facture correspondant au transfert de l’expertise institutionnelle. » Sollicitée pour préciser ses propos, Catherine Rioufol n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

Le recours aux consultants contesté
Certains pharmaciens des HCL contestent aussi l’intérêt de faire appel à des consultants extérieurs. « Intellectuellement nous avons toutes les capacités en interne pour travailler sur ces sujets. On ne manque pas de matière grise aux HCL, et les pharmaciens sont quand même les mieux placés pour dire quelles solutions seraient applicables, s’indigne un praticien. Là, on a eu trois ou quatre types en costards qui ont tourné quelques semaines dans les services. On a déboursé 500 000 euros et, au final, on ne soigne pas mieux. Avec cette somme vous faites travailler dix ou quinze préparateurs en pharmacie pendant un an. »

Les marchés passés par des hôpitaux à des sociétés de consultants sont de plus en plus remis en question. En 2018, la Cour des comptes livrait un rapport au vitriol sur le sujet : « Les productions des consultants donnent des résultats souvent peu satisfaisants, au regard des prestations attendues […]. Le recours important à ces prestations appauvrit par ailleurs les compétences internes des établissements, alors que celles-ci permettraient de traiter la plupart des sujets d’expertise », notaient les magistrats financiers.

La même année, une étude britannique montrait que le recours à des consultants par le service public de santé britannique (NHS, National Health Service) était loin d’être synonyme de gains d’efficacité dans l’organisation des établissements. Au contraire, en analysant 120 hôpitaux anglais, les auteurs estimaient que certaines interventions de consultants extérieurs pouvaient même avoir un « impact négatif » et augmenter les coûts. Pas franchement la recette magique donc.

McKinsey, chouchou des hôpitaux…

En France, les hôpitaux lyonnais ne sont pas les seuls à s’être offert les services de McKinsey ces dernières années. C’est aussi le cas de l’hôpital public de Marseille (AP-HM) ou du CHU de Nice. En décembre 2018, ce dernier a conclu un contrat de 580 000 euros avec McKinsey pour la mise en œuvre de son « projet immobilier », un ensemble de travaux et de réorganisation des hôpitaux de la ville, comme le note le média spécialisé APMNews.

Interviewé par l’agence, le responsable des pôles santé du cabinet de consultant, Thomas London, se réjouissait de travailler « aussi bien auprès du secteur hospitalier public que privé » et indiquait couvrir « une palette d’activité assez large […], de la conception de projets médicaux ou d’établissements à la mise en œuvre de plans de modernisation ». Un programme à la carte dans lequel les établissements de santé n’ont qu’à piocher, à prix d’or.

…et du gouvernement
Depuis quelques semaines, la prestigieuse firme américaine est aussi sous les feux des projecteurs, depuis que Le Canard enchaîné a révélé que le gouvernement lui a confié l’élaboration d’une partie de sa stratégie vaccinale contre le Covid-19. L’entreprise est mise en cause pour les liens étroits qu’elle entretient avec les équipes d’Emmanuel Macron, comme l’a rappelé Le Monde. Une proximité qui dépasse largement les questions médicales : Bercy a confié il y a quelques semaines à McKinsey et Accenture, un autre cabinet de conseil, la confection d’un plan d’économie d’au moins un milliard d’euros d’ici 2022, comme l’a révélé Mediapart.

Entre les directions des grands hôpitaux français et les cabinets ministériels, il suffit souvent de traverser la rue, à l’instar de Raymond Le Moign, directeur général des HCL depuis l’été dernier, précédemment directeur de cabinet de la ministre de la santé Agnès Buzyn. Autre exemple, celui de Julien Samson, directeur général adjoint des hospices civils de 2009 à 2012 et l’un des artisans de la cure d’austérité imposée aux hôpitaux lyonnais pour passer d’un déficit de 94 millions d’euros en 2008 à un excédent de 5 millions d’euros dix ans plus tard [à lire aussi sur Mediacités : Hôpital Édouard-Herriot, aux racines du malaise]. Juste avant de prendre les manettes de l’hôpital lyonnais, ce trentenaire avait été conseiller de Nicolas Sarkozy pour la protection sociale.

Plus près de nous, au moment de l’audit Orphoz-McKinsey en 2017, le directeur général adjoint des HCL était Guillaume Couillard. Quelques semaines plus tard, juste après l’élection présidentielle, l’homme est devenu conseiller santé auprès du Premier ministre Edouard Philippe.