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Médiapart - Inceste : Macron appelle à la rescousse une médecine scolaire déjà exsangue

Février 2021, par Info santé sécu social

5 FÉVRIER 2021 PAR CLOTILDE DE GASTINES

Pour le chef de l’État, l’école doit devenir le lieu du dépistage des violences sexuelles faites aux enfants. Mais cette annonce surprend les professionnels de la santé scolaire, dont le rôle de vigie a été, ces dix dernières années, mis à mal.

Le 23 janvier dernier, le président de la République poste une courte vidéo sur Twitter en soutien au mouvement de libération de la parole des victimes d’inceste et promet la création de « deux rendez-vous de dépistage et de prévention contre les violences sexuelles faites aux enfants – l’un au primaire, l’autre au collège ». Ils « seront mis en place pour tous, dans le cycle de visites médicales obligatoires existantes », précise Emmanuel Macron. Cette annonce « rassurante » pour les uns, « à côté de la plaque » pour d’autres, met les professionnels de la santé scolaire en ébullition.

« La médecine scolaire est exsangue, alerte la docteure Jocelyne Grousset, du syndicat de médecin SNMSU-Unsa (majoritaire). J’espère que cela signifie que le gouvernement va donner à la médecine scolaire les moyens de réaliser ses missions dans le cadre d’une véritable politique nationale de santé publique contre toutes les violences faites aux enfants et que cette mission ne sera pas externalisée ».

Les établissements scolaires sont a priori un poste d’observation privilégié pour repérer les signes de violences sexuelles intra-familiales, près de 100 % d’une classe d’âge étant scolarisée de la maternelle au lycée. Or, sur une classe de 30 élèves âgés de 10 ans, un à deux enfants ont été incestés à la maison, estime l’anthropologue Dorothée Dussy, autrice d’un ouvrage célèbre sur le sujet (Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste – épuisé, il doit reparaître en avril chez Pocket).

Face à l’ampleur du problème, les 7 700 infirmières, les 3 500 assistantes sociales, les quelque 900 médecins et psychologues scolaires, sous tutelle de l’Éducation nationale, sont en première ligne de la communauté éducative. Mais ils souffrent de la décrue dramatique des effectifs de médecins, non remplacés, en burn out ou affectés au suivi du Covid, et les infirmières se sentent très seules. « Il y a 15 ans, les missions étaient réalisables, ce n’est plus le cas », résume la docteure Grousset. Un médecin est amené à suivre en moyenne 14 000 élèves, avec des disparités criantes selon les académies.

En plus, l’incertitude prédomine : la médecine scolaire pourrait être transférée aux conseils départementaux, selon un projet de loi de décentralisation dit « 4D » – l’examen prévu ce mois-ci en conseil des ministres pourrait être reporté. Le texte prévoit de créer un service de santé scolaire en fusionnant avec les équipes départementales de la Protection maternelle et infantile (PMI), elles-mêmes très mal dotées – leurs moyens ont baissé de 25 % en 10 ans, selon un rapport de 2019.

Pour Léa*, infirmière scolaire dans l’Hérault, les visites médicales actuellement obligatoires à 6, 12 et 15 ans n’ont jamais été le cadre de révélations. « En quinze-vingt minutes seul à seul avec un enfant, je ne sais pas comment je peux parvenir à les faire parler sur ce sujet, surtout les plus petits qui ont du mal à verbaliser et à prendre conscience qu’ils vivent quelque chose d’anormal. Je risquerais de les brusquer ou de créer des angoisses injustifiées », confie-t-elle.

Chaque année, entre octobre et janvier, Léa assure les visites médicales systématiques des enfants en grande section, avant leur entrée au CP, alors qu’ils ont en principe déjà vu les équipes de PMI en moyenne section. Beaucoup d’infirmières boycottent d’ailleurs cette visite des 6 ans depuis 2015, parce qu’elles estiment qu’elles devraient pouvoir l’assurer en binôme avec le médecin scolaire, comme c’était le cas auparavant.

« Petit à petit, le taux de couverture qui était de 80 % dans le public et le privé a chuté du fait de la décrue des effectifs de médecins, avec un désengagement dramatique sur les établissements privés », relève Fabienne Quiriau, directrice générale de la CNAPE, une fédération d’associations de la protection de l’enfance.

En ce début février, Léa commence à réaliser les visites des élèves de 12 ans qui entreront au collège en septembre, et qu’elle reverra dans l’établissement où elle tient une permanence trois jours par semaine. Elle sait que ces visites lui permettent d’être repérée comme une interlocutrice potentielle. Enfin, une dernière visite médicale est en principe prévue à 15 ans, mais seuls les élèves qui s’orientent dans les cursus professionnels en bénéficient.

Comme Léa, Saphia Guerreschi, infirmière scolaire et secrétaire générale du Snics-FSU, voit les élèves tourner autour de l’infirmerie de son établissement pendant six mois avant d’oser pousser la porte et se livrer, auprès d’elle ou de l’assistante sociale. « Penser qu’on va détecter l’inceste grâce au dépistage, c’est naïf, tranche-t-elle. Les mécanismes de l’inceste reposent sur le secret, l’emprise, la silenciation et la culpabilisation de la victime par son agresseur, et parfois l’amnésie traumatique et le déni de l’entourage. »

Les manifestations peuvent être multiples : un changement soudain de comportement, des troubles de l’apprentissage, un mal-être profond et durable, des infections urinaires à répétition... Enseignants, CPE, surveillants sont à même de les repérer, à condition d’être sensibilisés. En cas de doute, l’infirmière peut recevoir l’enfant et décider de l’adresser au médecin scolaire.

« Comme nous sommes formés à la protection de l’enfance et formateurs sur ce sujet, explique la docteure Jocelyne Grousset, nous interrogeons assez systématiquement l’enfant sur l’existence de violences récentes ou anciennes, physique, psychique ou sexuelle, car l’inceste mêle les trois. » Mais le médecin n’ausculte pas l’enfant, il peut simplement le renvoyer vers le médecin de famille, au bon vouloir des parents.

La présence des infirmières et des assistantes sociales dans l’établissement apparaît primordiale pour plusieurs raisons. D’une part, « il faut du temps pour délier la parole de l’enfant », confirme Marina*, qui a travaillé 3 ans dans l’Éducation nationale comme assistante sociale avant de rejoindre un centre médico-psychologique. D’autre part, l’infirmerie est « un lieu d’accueil, d’écoute et de soin familier et permanent », estime Fabienne Quiriau, qui a été conseillère du ministre de la famille Philippe Bas, lors de la réforme de la protection de l’enfance en 2007. Avec la départementalisation, ces professionnelles ont peur de devenir des prestataires. « Il faut qu’on leur garantisse qu’elles garderont leur permanence dans les établissements », ajoute-t-elle.

« Si on veut vraiment repérer l’inceste, il va falloir mettre le paquet pour faire émerger la parole », ajoute Saphia Guerreschi. L’annonce d’Emmanuel Macron évoque un simple « rendez-vous » de prévention au primaire et au collège. Or, depuis 2015, une circulaire de l’Éducation nationale demande aux directions d’établissement d’organiser des séances d’éducation à la vie affective et sexuelle à raison de 3 heures par an, à chaque niveau du collège. Et comme elles ne sont pas obligatoires, elles ne sont pas intégrées dans les programmes et ne bénéficient d’aucun budget dédié. « Les projets ne sont financés ni par l’ARS, ni par l’Éducation nationale », précise la syndicaliste.

Au mieux, les infirmières s’appuient sur les enseignants, des bénévoles ou sur les ressources d’associations privées. Dans son collège, Léa intervient en binôme avec le professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT) sur le sujet de la puberté en 6e, et sur la sexualité en 3e avec un pharmacien à la retraite. Ces échanges peuvent réveiller la mémoire traumatique de certains élèves et les amener par la suite à se confier.

Lors des révélations, quand les faits paraissent graves et l’enfant en danger, l’aide soignante ou l’infirmière fait immédiatement un signalement au procureur. La brigade des mineurs intervient et vient chercher l’enfant dans l’établissement pour le mettre à l’abri. L’enquête médico-judiciaire commence et les professionnelles perdent la trace de l’enfant. Si l’agresseur est hors du foyer de l’enfant (un oncle, un cousin, un grand-père), elles rappellent aux parents leur devoir de porter plainte et y pallient s’ils ne le font pas.

Quand les révélations sont « mitigées », surtout chez les enfants les plus jeunes, déficients ou handicapés, il faut parfois plusieurs rendez-vous pour conforter les présomptions. « On travaille aussi à ce que l’enfant soit moteur, pour qu’il ne revienne pas sur ses dires pour protéger sa famille », explique Saphia Guerreschi. « Je n’ai pas le droit de faire ça, je sais que je suis hors cadre », concède Marina, mais elle a été échaudée par plusieurs tentatives de signalement qui ont échoué. « Devant la justice, un dossier peut vite s’effondrer, dit-elle avec amertume. Si les faits sont anciens, s’il s’agit d’attouchements sans lésion physique, je préviens l’enfant que la justice considérera peut-être qu’il n’y a pas assez d’éléments et que l’affaire risque d’être classée sans suite. Je lui explique aussi que son agresseur encourt une peine de prison assez courte. » Ce constat d’impuissance, terrible, est fréquent chez tous les acteurs du médico-social.

« Au sein de l’Éducation nationale, il y a longtemps eu des résistances à signaler les cas d’inceste du fait des incertitudes sur le bon fonctionnement de la machine judiciaire, relate Fabienne Quiriau. La loi de 2007 a amélioré la circulation de l’information grâce à la mise en place de protocoles entre le parquet, l’Éducation nationale, les hôpitaux et le conseil départemental chargé de la protection de l’enfance, mais il existe beaucoup de disparités sur le territoire. »

Tous les acteurs dénoncent l’absence de continuum de suivi et de soins des victimes d’inceste. La fusion de la médecine scolaire avec les services de PMI peut avec une certaine logique renforcer les réseaux et la collégialité pour créer un filet de sécurité autour des enfants. Mais pour Fabienne Quiriau, « cela implique de répondre aux questions de l’exercice de ces métiers et de leur éthique, qui est soumise au secret professionnel ; et aussi de l’appartenance, car les professionnels de santé scolaire craignent de dépendre à l’avenir d’une entité politique ».