Industrie pharmaceutique

Médiapart - Irène Frachon : « Servier était plus puissant que l’Agence du médicament »

Septembre 2019, par Info santé sécu social

NOTRE DOSSIER : LE SCANDALE DU MEDIATOR ENTRETIEN

22 SEPTEMBRE 2019 PAR ROZENN LE SAINT

La pneumologue, lanceuse d’alerte dans l’affaire du Mediator, attend depuis dix ans le jugement au pénal du laboratoire Servier. Et depuis douze mois, elle ne prend plus aucun congé pour pouvoir assister aux audiences.

Pneumologue au CHU de Brest, Irène Frachon a révélé au grand public la catastrophe du Mediator, que le monde médical s’acharnait à nier depuis plus d’une décennie, après avoir publié un livre en 2010 (Mediator 150 mg, combien de morts ?, éditions Dialogues), retraçant sa lutte pour révéler et dénoncer les risques de ce médicament, ainsi que l’aveuglement des autorités sanitaires. Mais son combat est loin d’être terminé. Près de dix ans plus tard, se tient enfin le procès tant attendu.

Pourquoi a-t-il fallu attendre dix ans après le retrait du marché du Mediator pour que le procès pénal ait enfin lieu ?

Irène Frachon : J’ai toujours été convaincue qu’il y aurait un procès pénal. En 2008, Servier m’a envoyé un document pour m’expliquer que le Mediator et l’Isoméride, l’autre médicament qu’il produisait à base d’amphétamine, interdit en France en 1997 comme les autres coupe-faim du fait de leur dangerosité, n’avaient rien à voir.

J’ai cru que j’avais fait fausse route. Il était impensable qu’il s’agisse d’un mensonge, que Servier ait gardé un autre Isoméride sur le marché ! J’ai donc cru que le Mediator était un vague dérivé alors qu’il a la même toxicité, liée à une molécule commune avec l’Isoméride redoutablement dangereuse ! Quand je l’ai découvert, grâce notamment aux archives de la revue Prescrire, j’ai su que ces documents finiraient un jour sur le bureau d’un juge d’instruction.

Ce qui est dramatique, c’est que des victimes, comme l’une des premières identifiées, Annie Oger, sont mortes avant d’avoir obtenu la satisfaction d’un jugement au pénal. En revanche, la lenteur de la mise en place du procès, conséquence des multiples manœuvres dilatoires de Servier, a eu au moins un mérite : des publications scientifiques majeures, publiées jusqu’en 2018, consolident le dossier.

Nous arrivons donc avec un corpus complet de connaissances médicales et une idée plus précise du nombre de victimes et du type de dégâts subis. En tout, elles sont près de 3 700 à avoir été reconnues par l’Oniam [l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux – ndlr], dont plus de 500 qui ont dû être opérées à cœur ouvert. Le tableau de chasse est effarant. L’affaire du Mediator était un immense puzzle. Servier a éparpillé les pièces pendant longtemps. Elles sont à présent rassemblées.

Dans quelle mesure, selon vous, l’influence du groupe Servier a-t-elle empêché l’Agence nationale de sécurité du médicament d’assurer la sécurité sanitaire au nom de l’État ?

Des sortes « d’agents doubles », un pied à l’agence et l’autre chez Servier comme Jean-Roger Claude [qui comparaîtra lors du procès pour prise illégale d’intérêts – ndlr], étaient présents dans la commission clé de l’Afssaps [l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, devenue en 2012 l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – ndlr], en l’occurrence la toute-puissante commission d’autorisation de mise sur le marché [AMM – ndlr], et pouvaient surveiller pour le compte de Servier, voire faire pression sur les experts critiques des produits Servier.

Cette commission d’AMM décidait de tout, exerçait un pouvoir sans partage et jusqu’à empêcher que les remontées de la commission de pharmacovigilance soient suivies d’effets. Des pharmacovigilants de l’agence m’ont raconté comment ils pouvaient se faire tacler voire humilier lorsqu’ils faisaient remonter des alertes, forcément complexes, fragiles et dérangeantes…

Jean-Roger Claude a même tenté d’intimider Christian Riché [responsable à l’époque du centre régional de pharmacovigilance de Brest – ndlr], en lui disant : « Tu t’es sali les mains avec cette fille et tu vas le payer dans ta vie professionnelle et privée. » Finalement, la firme Servier était une sorte d’institution nationale officieuse, plus puissante que l’Agence du médicament censée la contrôler.

Servier comparaîtra pour homicides et blessures involontaires ainsi que pour tromperie : quelque 4 000 personnes, associations et organismes d’assurance s’estiment flouées. Le procès du Mediator sera-t-il celui des victimes ?

On ne sait pas exactement combien seront effectivement présentes. Certaines ont renoncé à la procédure pénale, car la plupart des patients ont transigé avec Servier. Quand ils recevaient des propositions décentes d’indemnisation de la part du laboratoire, nous leur avons conseillé de prendre l’argent. Cela n’éteint pas les poursuites contre Servier pour autant et cet argent était souvent plus que nécessaire, vital.

Je connais des victimes qui ont mis des années à percevoir leur indemnisation et sont décédées quelques mois après. C’était trop tard ! Depuis un an, tout se règle à toute allure. L’objectif de Servier est d’arriver le plus propre possible au procès pour faire croire que son unique préoccupation a été d’indemniser les victimes alors que pendant des années, il a tenté de payer le plus tard et le moins possible. Cela reflète un grand cynisme.

Les patients se sont heurtés à d’autres obstacles au cours de leur long parcours d’indemnisation ou pour se constituer partie civile. Comment expliquer que des médecins aient rechigné à donner les preuves d’ordonnance de Mediator ?

Les médecins ont tendance à être inquiets des conséquences médico-légales de leurs actes, ce qui est recevable du reste. Ici, ils risquaient d’être mis en cause en tant que prescripteurs hors AMM du Mediator : ils l’ont prescrit comme coupe-faim alors qu’il était présenté par Servier comme antidiabétique.

Je comprends cette inquiétude, mais des victimes m’ont écrit pour me raconter des situations choquantes de refus venant de leur « médecin de famille » leur déclarant droit dans les yeux : « Je ne t’ai jamais prescrit de Mediator », après des années de prescription ! Xavier Bertrand et moi avions insisté sur l’importance de ne pas braquer les médecins, abusés sur l’innocuité du produit par Servier. Cela aurait bloqué le système d’indemnisation des victimes. L’Oniam a finalement admis que l’on ne pouvait pas mettre en cause les médecins. Cela a facilité la rédaction de certificats de prescription, indispensables lorsque les ordonnances ont été perdues ou jetées.

« Il y a d’autres Mediator dans le portefeuille historique de produits Servier »
Le laboratoire Servier a-t-il vendu d’autres médicaments dangereux ?

À mes yeux, Servier est une entreprise culturellement « pharmaco-délinquante », car il y a d’autres Mediator dans son portefeuille historique de produits. Par exemple, une molécule appelée Almitrine et commercialisée par Servier sous deux noms, Duxil et Vectarion, était censée améliorer l’oxygénation du sang. En réalité, elle était inefficace, très toxique pour les nerfs des membres inférieurs et faisait également maigrir !

Il a fallu attendre plus de trente ans pour que cette molécule soit définitivement retirée, en 2013, de tous les marchés, avec plus de 2 000 neuropathies graves déclarées. Idem pour le Protelos [lire Servier arrête enfin le Protelos, médicament inutile et dangereux], le Pneumorel, sirop dangereux pour le cœur, ou surtout l’antidépresseur Survector, un produit responsable de dépendance psychique, volontiers détourné par des héroïnomanes. Ils ont été retirés du marché du fait de leur toxicité. Avec le Mediator, amphétaminique maquillé, et le Survector, psychotrope avec potentiel addictogène, on flirte franchement avec le répertoire des drogues qui est habituellement celui des dealers !

J’ai reçu plusieurs témoignages rapportant les moyens de pression choquants, systématiquement mis en œuvre par la firme Servier pour tenter de nier et minimiser les risques de ces produits.

Moins graves pour la santé publique, mais économiquement désastreuses, ont été les longues commercialisations de produits inefficaces et remboursés par la Sécurité sociale comme le Daflon pour les jambes lourdes, ou le Locabiotal, un « pschitt » pour la gorge… La liste est longue et interroge sur les protections dont a pu bénéficier le laboratoire, l’autorisant à siphonner ainsi littéralement la Sécu, sans bénéfice démontré pour la santé.

Peut-être que la personnalité très particulière de Jacques Servier, faite de mégalomanie teintée de paranoïa, l’explique en partie : dans l’ordonnance de renvoi des juges d’instruction, certains de ses salariés utilisent le terme de « secte ». Jacques Servier, véritable gourou, parlait quant à lui de la « Maison »…

Dans le film La Fille de Brest, votre personnage se justifie en revendiquant : « Je ne suis pas altermondialiste, je collabore avec l’industrie pharmaceutique et je crois en la recherche scientifique. » Défendez-vous toujours la coopération entre les médecins et l’industrie ?

Je pense ce qui est dit dans le film. Les collaborations des médecins avec les firmes pharmaceutiques, notamment pour intégrer des patients français dans les essais cliniques qui permettent de valider des traitements innovants, sont nécessaires.

Dans ce cas, les laboratoires financent les centres d’investigation clinique des hôpitaux en établissant des conventions. Avant l’affaire du Mediator, je m’étais fixé des règles : j’acceptais les invitations à des colloques financés par l’industrie pharmaceutique que j’estimais primordiaux. En revanche, je refusais d’être payée directement par les laboratoires.

C’est le minimum selon moi. Sauf que beaucoup l’acceptent, notamment des médecins consultants qui donnent des conseils de promotion et de marketing aux firmes et touchent des sous pour cela. Beaucoup me rétorquent qu’ils auraient du mal à financer les études supérieures des enfants ou certains voyages sans ce « supplément », parfois très conséquent, à leur salaire.

Comment avez-vous géré vos propres liens d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques depuis l’affaire du Mediator ?

Peu de temps après l’éclatement du scandale, j’ai rompu tout lien avec l’industrie. J’ai été obligée, il fallait que je sois cohérente avec ce que je dénonçais, ces conflits terribles qui ont fait le lit du drame du Mediator. Mais cela a eu pour effet de me marginaliser totalement, car mon réseau de professionnels des soins passe par un financement de l’industrie pharmaceutique.

Je ne peux plus coordonner le centre de compétence pour les hypertensions artérielles pulmonaires [HTAP, la maladie pulmonaire provoquée par le Mediator – ndlr] de Brest, par exemple. J’ai été excommuniée par certains collègues pour avoir dénoncé la dangerosité des conflits d’intérêts. J’ai 56 ans, je m’en fiche, je n’ai pas besoin de ces liens.

Je travaille trois jours par semaine à l’hôpital de Brest et deux jours par semaine à celui de Carhaix, en plein désert médical. Mais je comprends que pour les jeunes médecins ce soit difficile de se priver de tout lien avec l’industrie pharmaceutique, surtout dans les CHU français.