Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - L’état d’urgence sanitaire recadré au fil de l’eau

Mai 2020, par Info santé sécu social

« 25 » MAI 2020 PAR CAMILLE POLLONI

Depuis la mi-mars, des mesures d’exception ont produit leurs effets avant que la justice ne les déclare irrégulières. La prolongation automatique de la détention provisoire et le délit de « violation réitérée du confinement » sont encore sur la sellette.

En famille, entre amis ou entre collègues, c’était l’une des questions récurrentes du confinement : « Est-ce qu’on a le droit ? » Le droit d’aller faire ses courses à vélo, de déménager, de courir en couple, de s’asseoir sur un banc pendant l’heure de promenade autorisée, de cocher plusieurs cases sur l’attestation, d’aller au supermarché avec ses enfants ? Pendant cette période, distinguer ce qui était autorisé, interdit ou simplement déconseillé prenait du temps et de l’énergie au quotidien.

Ces interrogations en impliquent une autre, sous-jacente : « Est-ce que les policiers ont le droit ? » Le droit de fouiller les sacs de courses, de forcer un conducteur à faire demi-tour, de juger fantaisiste un « motif familial impérieux » ? Les fonctionnaires chargés de faire respecter les règles – changeantes – en vigueur ne les ont pas toujours interprétées de la même manière.

La multiplication des textes encadrant le confinement, pas toujours limpides, a rendu la tâche ardue. Les mesures nationales restreignant les libertés publiques se sont accompagnées d’explications ministérielles (parfois contradictoires), mais aussi d’arrêtés préfectoraux et municipaux spécifiques, dont certains rapidement annulés par la justice administrative ou retirés.

Comme l’état d’urgence sécuritaire de 2015-2016, l’état d’urgence sanitaire a montré que des mesures d’exception pouvaient produire des effets pendant plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois, avant d’être déclarées illégales et modifiées. Si des corrections permettent de clarifier le droit applicable, elles arrivent pour l’essentiel après coup.

Un certain flou juridique « est nécessaire pour pouvoir tout prévoir, mais il est aussi source d’arbitraire, en particulier lorsque le non-respect des règles est assorti de sanctions pénales assez lourdes », rappelle le juriste Nicolas Hervieu. Et du flou à l’insécurité juridique, il n’y a qu’un pas.

En mars, quand le Conseil constitutionnel s’est mis sur pause, le Conseil d’État a fait office de dernier rempart pour les citoyens soucieux des libertés publiques. Dans l’immense majorité des cas, il a rejeté les recours qui lui étaient soumis, y compris sur des points fondamentaux comme la prolongation automatique de la détention provisoire ou les quatorzaines obligatoires outre-mer, ces dernières ayant été remises en cause plus récemment par le Conseil constitutionnel.

Le Conseil d’État s’est ainsi retrouvé sous le feu des critiques, par exemple du juriste Paul Cassia, qui lui a reproché de se borner à « labelliser » des décisions gouvernementales prises dans l’urgence. « Dans cette période d’activité réglementaire extrêmement intense, comportant un risque juridique majeur, le Conseil d’État a servi de paratonnerre au gouvernement », estime de son côté Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. « Il n’a pas été très sourcilleux sur la protection des libertés. Alors qu’on arrive à la fin de ce cycle, on peut s’attendre à ce que le Conseil d’État se montre de nouveau plus exigeant. »

En fin de confinement, le Conseil d’État a effectivement rendu quelques décisions obligeant les autorités à revoir leur copie. Reconnaissant « une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile », il a ainsi ordonné, le 30 avril, la reprise de l’enregistrement des demandes d’asile en Île-de-France, suspendu depuis mi-mars. Sept requérants individuels, soutenus par des associations, avaient fait état de l’impossibilité de déposer une demande.

Le même jour, le Conseil d’État a obligé le ministère de l’intérieur à dire publiquement que l’usage du vélo, s’il n’est « pas recommandé » par les autorités dans le cadre de l’activité physique quotidienne, était toutefois autorisé (contrairement à ce que le ministère indiquait jusque-là). La Fédération française des usagers de bicyclette (FUB) avait recueilli des centaines de témoignages de cyclistes verbalisés malgré leur respect des règles.

Le 18 mai, soit une semaine après le début du déconfinement, la juridiction a aussi sommé l’État « de cesser, sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone » si chères au préfet de police de Paris, Didier Lallement. « Ce n’est pas une décision miracle », commente toutefois Serge Slama, pour qui « la période où c’était utile » s’est terminée en même temps que le confinement. Si l’État souhaite reprendre les survols à l’avenir, il lui suffira de saisir la Cnil et de publier un décret pour mieux les encadrer.

Enfin, le Conseil d’État a exigé la fin de l’interdiction « générale et absolue » des réunions au sein des lieux de culte, au nom de la liberté de pratiquer sa religion. Les églises, synagogues et mosquées, appelées à rouvrir avec des précautions sanitaires, ont pu le faire quelques jours plus tôt que prévu.

Reste que deux des mesures les plus contestées, ayant eu de lourdes implications pour les libertés – la prolongation automatique de la détention provisoire et le délit de violation réitérée du confinement – font toujours sentir leurs effets. Les plus hautes juridictions n’ont pas encore tranché : était-il légitime de mettre en œuvre ces mesures, ou non ? Étaient-elles conformes à la législation en vigueur, à la Constitution, à la Convention européenne des droits de l’homme ?

La prolongation automatique de la détention provisoire (sans audience), qui a déclenché un véritable scandale dans le monde judiciaire sur fond d’interprétations divergentes, n’a pas été reconduite dans la loi du 11 mai prorogeant l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement ayant choisi de l’abandonner. Mais ce mécanisme, en place du 25 mars au 11 mai, doit faire l’objet d’une décision de la Cour de cassation ce mardi.

La Cour « est prise entre le marteau et l’enclume, commente Jean-Baptiste Perrier, professeur de droit privé et sciences criminelles à Aix-Marseille Université. Si elle considère que la prolongation automatique de la détention provisoire est contraire à l’article 5 de la convention européenne des droits de l’homme et à d’autres principes essentiels, toute personne renouvelée depuis le mois de mars devrait sortir ». Des milliers de détenus étant concernés, cela représente, à n’en pas douter, une décision difficile à prendre. Dès l’origine, « le problème a été soulevé et ignoré », ajoute Jean-Baptiste Perrier, pour qui « c’est une situation qui aurait pu être facilement évitée ».

Mais la Cour de cassation peut aussi choisir de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel, et ainsi surseoir à statuer dans l’intervalle.

C’est à ce même Conseil constitutionnel qu’il revient d’examiner, dans le courant du mois de juin, le délit de violation répétée du confinement (voir l’article publié ce jour). Celui-ci a donné lieu à des centaines de procédures et un nombre encore inconnu d’incarcérations, malgré les doutes sur leur régularité.

« Des courtes peines ont été prononcées sur la base d’un texte qu’on pourrait déclarer inconstitutionnel », souligne Jean-Baptiste Perrier, pour qui « on aurait pu prendre le temps de réfléchir à cette infraction. Il y avait urgence à prévoir l’organisation médicale qui permettait de faire face à l’épidémie, les réquisitions, pas forcément à mettre en place un délit de violation du confinement. Dès qu’il est sorti, on en voyait les défauts. Cela pose de vraies questions sur la fabrique de la loi, de plus en plus mauvaise. »

En 2015-2016, l’état d’urgence sécuritaire en avait déjà offert l’illustration : il faut du temps pour colmater les failles d’un régime juridique adopté dans l’empressement, sans grande considération pour ceux qui en ont fait les frais. Certes, après coup, le Conseil constitutionnel avait censuré les saisies informatiques lors des perquisitions administratives, ou le détournement des interdictions de séjour en interdictions de manifester. Ces mesures avaient malgré tout produit leurs effets.

Qui se soucie des assignés à résidence, des perquisitionnés de l’état d’urgence, ou aujourd’hui des délinquants du confinement et des détenus ? Le système institutionnel, tel qu’il fonctionne, n’a pas la capacité de contrebalancer sur-le-champ les textes rédigés à la va-vite qui engagent les libertés de tous. À la question « Est-ce qu’ils ont le droit ? » une réponse bien insatisfaisante s’impose donc, dans ces circonstances : oui, jusqu’à preuve du contraire.